Anna Rose-Tree/Lettre 84

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Veuve Duchesne (p. 103-107).


LXXXIVme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Je l’ai vue, mon cher William, elle eſt mariée ! la cruelle a pu oublier mon amour, ſes ſermens… Inſenſé que je ſuis, & n’ai-je pas oublié l’un & l’autre. Que Mylord Clemency eſt heureux ! C’eſt lui qui poſſède tant de charmes : ils ſont également épris l’un de l’autre, & moi j’ai pu voir le ſpectacle de leur félicité ſans en mourir de déſeſpoir. Ses yeux ſe ſont fixés ſur moi, ſans qu’elle en reſſentit la plus petite émotion. Je n’ai point oſé me préſenter à ſa loge (j’ai oublié de te dire que c’étoit à l’Opéra où je l’ai rencontrée). Clemency, que je connois beaucoup, eſt venu dans la mienne, où j’étois avec ma Femme & la Marquiſe de P…, une Italienne avec qui elle étoit fort liée à Naples : il m’a ſait ſon compliment ſur la beauté de Lady Clarck. Je n’ai pas eu la force, avec bien plus beau jeu, de lui rendre la pareille ; ſa Mère qui accompagnoit Émilie, m’a ſalué ; ſa Belle-fille a fait auſſi une révérence à Mylady Clarck, qui s’eſt empreſſée de me demander le nom de ces Dames qui venoient de la ſaluer. — C’eſt, répondit Clemency, ma Mère & ma Femme. — Elles me paroiſſent toutes deux bien jolies, & s’adreſſant à moi : Vous les connoiſſez, Mylord. — Il doit la connoître, Mylady ma Mère étoit l’Amie de la ſienne, & la beauté d’Émilie Ridge a fait aſſez de bruit pour… Ah ! c’eſt Miſs Ridge, dit ma Femme en l’interrompant, oui, j’en ai beaucoup entendu parler. Elle me fixa alors avec un air de colère incroyable. — Je n’ai point encore vu Alceſte, voulez-vous permettre, Mylord, que j’y prête quelqu’attention ? Clemency ſe retira & fut reprendre ſa place derrière ſa divine Épouſe. La mienne m’obſerva tout le temps du Spectacle, & de moment en moment elle répétoit ! ah, c’eſt Miſs Ridge, je ne la ſavois pas ſi près de moi. En rentrant elle me fit une ſcène affreuſe. — Homme faux, voilà donc la raiſon de ce voyage de France ; perfide, ne crois pas que je ſouffrirai tes tromperies atroces. J’ai eu beau lui repréſenter que c’étoit elle qui avoit voulu venir à Paris, il ne m’a pas été poſſible de lui faire entendre raiſon ; ſes reproches ont duré juſqu’à trois heures du matin. Mon Beau-frère en verſoit des larmes de rage ; prières, inſtances, menaces même, rien n’a pu la calmer, & nous nous ſommes quittés en nous maudiſſant tous deux. Dès huit heures du matin elle étoit chez moi ; elle a culbuté tous mes papiers pour découvrir des Lettres d’Émilie qu’elle croyoit y trouver. La conviction du contraire a redoublé ſes fureurs : elle m’a juré que ſi je ſortois de la maiſon, je ne la retrouverois que morte, qu’elle s’arracherait une vie que je lui rendois odieuſe ; que ne m’a-t-elle pas dit ! J’ai promis de garder mon appartement ; mais je l’ai priée inſtamment de m’y laiſſer ſeul ; elle m’a enfin quitté. Je me ſuis enfermé pour te raconter mes nouvelles peines : ô mon Ami, mon Ami, que reſte-t-il à faire au pauvre Clarck ? La vue d’Émilie mariée a comblé tous mes maux : Heureux ! mille fois heureux Clemency ! Quand ils ont paru, tout le monde s’eſt écrié : le charmant couple ! Rien en effet de mieux aſſorti. Clemency a toujours paſſé pour un Garçon extrêmement aimable ; ſa Mère l’avoit amené chez la mienne à Rocheſter ; toutes les jeunes Demoiſelles briguèrent ſes préférences ; on le diſoit indifférent, il a ceſſé de l’être pour l’objet le plus digne de le captiver. Vois comme le Public eſt méchant ! J’étois bien ſûr qu’Émilie étoit innocente ; elle, fuir avec un malheureux ! tout devoit ſervir à me déſabuſer ; elle ſuivoit ſon Époux, & une Femme généralement eſtimée. Mon ſort t’a bien peu intéreſſé ; ſi tu t’étois mieux informé, je ne me ſerois pas lié avec une Femme qui fait mon tourment. Le dépit, plus que mon inclination, a formé ce lien infernal, j’ai pris pour de l’amour ce qui n’étoit que le déſir de me venger ; incertain ſur le parti que je dois prendre, je me livre à l’excès de mon déſeſpoir ; mille projets affreux ſe forment dans ma tête, la réflexion les détruit, & je ſuis toujours aux abois… Émilie, cher & cruel objet, il eſt pourtant vrai que tu es infidelle ; c’eſt pour toi que j’ai bravé la mort, c’étoit pour te venger que j’ai compromis ma liberté, c’eſt par tes ordres que je me ſuis décidé à fuir ; tu dois t’en ſouvenir. Je voulois courir tous les dangers pour ne pas te quitter, pouvois-tu douter de ma vive tendreſſe ! Quelle preuve plus forte pouvois-je t’en donner ? Pour me récompenſer, tu accordes ta main & ton cœur à un rival préféré. Tu ne crains pas de déſeſpérer celui qui t’adorera juſqu’au tombeau. Eſt-il un ſort ſemblable au mien ? Plus je m’appeſantis ſur ſa rigueur, & moins je me ſens la force de le ſupporter. Adieu, mon Ami ; ſi tu ne reçois pas bientôt ma ſeconde Lettre, dis-toi que Charles a ſuccombé à ſa douleur ; mais crois que juſqu’au dernier ſoupir, il te chérira & fera des vœux pour ton bonheur.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17