Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 02/Probabilité, article 1

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QUESTIONS RÉSOLUES.

Solutions du problème de probabilité proposé à la
page 224 de ce volume.
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Énoncé. Deux joueurs, dont chacun a un nombre de jetons connu, et dont les adresses respectives sont et conviennent de ne quitter le jeu que lorsque l’un d’eux aura gagné tous les jetons de l’autre. À chaque partie le perdant donne un jeton au gagnant ; on demande quelle est l’espérance de chaque joueur ?

Première solution ;
Par M. D. Encontre, professeur, doyen de la faculté des
sciences de l’académie de Montpellier.
I.

Lorsque deux joueurs sont prêts à commencer la partie, et ont déjà formé l’enjeu total, ils en cèdent l’un et l’autre l’entière propriété à celui des deux qui gagnera. Chacun a d’ailleurs droit d’attendre ce que le hasard doit probablement lui donner ; et, s’ils se trouvent contraints d’abandonner la partie, l’enjeu doit être partagé entre eux, non d’une manière égale, mais de manière que la part de chacun soit proportionnée à la probabilité qu’il aurait eu de gagner le tout, si la partie eût été continuée.

Très-généralement, les droits respectifs des deux joueurs sur l’enjeu total, au moment où la partie se trouve interrompue, sont en raison des probabilités qui leur sont respectivement favorables, ou, en d’autres termes, de leurs espérances mathématiquement calculées.

II.

Lorsque, de deux chances données, une doit nécessairement arriver ; que la première promet à un joueur une certaine somme ou un certain droit, que la seconde promet au même joueur une autre somme ou un autre droit, et qu’elles ne sont pas également probables ; la somme ou le droit que le joueur dont il s’agit doit raisonnablement attendre, en vertu des deux chances données, équivaut à la somme ou au droit qu’apporterait la première chance multipliée par sa probabilité, plus la somme ou le droit qu’apporterait la seconde, multipliée aussi par sa probabilité.

Supposons 1.o qu’il y ait, dans une bourse, deux billets, l’un de 6 francs et l’autre de 12, et qu’un joueur ait actuellement le droit de prendre, au hasard, un de ces deux billets. Les probabilités étant égales, et exprimées, l’une et l’autre, par le droit réel de notre joueur équivaut à

Supposons 2.o qu’il y ait, dans une bourse, trois billets : savoir, deux de 12 francs et un de 6, et qu’un joueur ait le droit de prendre, au hasard, un de ces trois billets. La probabilité qu’il tirera un des deux billets de 12 francs étant exprimée par et la probabilité qu’il tirera celui de 6 francs étant exprimée par  ; la somme à laquelle il doit raisonnablement prétendre sera

Supposons 3.o qu’il y ait, dans une bourse, quatre billets, dont un donne droit de prendre, au hasard, un des billets de la bourse du premier exemple, et dont chacun des trois autres donne droit de prendre, au hasard, un des billets de la bourse du second exemple ; l’espérance du joueur qui aura le droit de prendre, au hasard, un de ces quatre billets sera

III.

Ces principes étant admis par tous les mathématiciens, nous ne nous arrêterons ni à les démontrer ni à les expliquer par un plus grand nombre d’exemples, et nous passerons de suite à leur application à la question proposée. Mais, pour nous ouvrir plus facilement la voie à la solution générale, nous commencerons par un exemple particulier.

Soient et les deux joueurs, et convenons, en général, de désigner par et leurs états respectifs, lorsque le premier aura jetons et le second Supposons, par exemple, que le premier ait deux fois plus d’adresse que le second, en sorte qu’à chaque partie il y ait deux à parier contre un que ce sera lui qui gagnera ; alors leurs probabilités respectives de gagner une partie quelconque, seront et Donnons enfin un jeton à et quatre à ce que nous exprimerons ainsi

Les conditions du jeu étant celles qu’on a vues dans l’énoncé du problème, proposons-nous de trouver, dans ce cas particulier, le droit des deux joueurs sur l’enjeu commun, ou quelles sont leurs espérances, mathématiquement calculées.

Soient désignées respectivement par les probabilités favorables au joueur dans les hypothèses successives

d’après quoi on aura,

Il est évident que, suivant que gagnera la première partie ou qu’il la perdra, son espérance deviendra ou que s’il la gagne, suivant qu’il gagnera ou qu’il perdra la seconde, son espérance deviendra ou et ainsi de suite ; puis donc que les probabilités qu’il a de gagner ou de perdre chaque partie, sont respectivement et , on aura

ces équations étant en même nombre que les inconnues qu’elles renferment, ces inconnues pourront être déterminées et conséquemment on pourra assigner, pour chaque état du jeu, l’espérance de chacun des joueurs.

En faisant le calcul, désignant en général par l’espérance de lorsqu’il a jetons, et se rappelant que la somme des espérances des deux joueurs doit être l’unité, on obtiendra le tableau suivant

Hypothèses

Ainsi, dans l’hypothèse proposée les espérances des joueurs et sont respectivement et Mais on voit que, pour parvenir à ce résultat, nous avons été obligés de calculer les espérances des deux joueurs, dans d’autres hypothèses que nous n’avions pas en vue ; ce qui, à raison des longueurs qui en résultent, est un inconvénient que ne présentera plus l’emploi des formules générales que nous allons chercher à construire.

IV.

Soit, le nombre total des jetons des deux joueurs. Considérons les états successifs et désignons respectivement par les espérances de qui leur répondent. Si et représentent les adresses respectives des deux joueurs, la probabilité que gagnera une partie quelconque sera tandis que la probabilité qu’il la perdra sera en raisonnant donc comme ci-dessus, on obtiendra cette suite d’équations

lesquelles seront toujours en même nombre que les inconnues quelles renferment.

Si maintenant on suppose successivement ce qui réduira aussi à le nombre des équations ; on trouvera

Pour deux jetons,

Pour trois jetons

Pour quatre jetons

et ainsi de suite.

La loi de ces résultats est manifeste, et on en conclut facilement que, et désignant respectivement les espérances de et qui répondent à l’état on doit avoir généralement, à cause de

Il faudra seulement avoir l’attention, dans le cas particulier où l’on aura de délivrer ces formules du facteur qui affecte leur numérateur et leur dénominateur, avant d’en faire l’application.

Pour donner un exemple de l’usage de ces formules, supposons que le joueur ait 6 jetons, et que le joueur en ait 4 seulement ; il faudra faire et  ; les formules deviendront donc

Si nous supposons, en outre, que l’adresse de soit double de celle de ce qui donnera , il viendra

les espérances respectives de et seront donc et  ; elles seront donc dans le rapport de 336 à 5.

V.

On peut faire diverses observations curieuses sur la question qui nous occupe. Nous nous bornerons aux deux suivantes qui peuvent être utiles.

1.o En délivrant les valeurs de et du facteur qui affecte leur numérateur et leur dénominateur, et posant ensuite elles deviennent toutes réductions faites

ainsi, lorsque les deux joueurs sont d’adresse égale, leurs espérances respectives sont dans le rapport du nombre de leurs jetons ; comme on pouvait bien le prévoir.

2.o Mais ce serait une erreur de croire qu’à l’inverse, lorsque les jetons sont également répartis entre les deux joueurs, leurs espérances sont proportionnelles à leurs adresses respectives. Si en effet on fait on a

d’où l’on voit que leurs espérances sont dans le rapport de à  ; lequel ne devient celui de à que dans le cas particulier où

Deuxième solution ;
Par MM. Lhuilier, professeur de mathématiques, et Peschier,
professeur de philosophie et inspecteur à l’académie
impériale de Genève.[1]

Que les deux joueurs soient désignés par et [2] ;

Que leurs adresses respectives soient et  ;

Que l’état du jeu lorsque a jetons et que en a soit désigné par  ;

Qu’enfin l’espérance de lorsqu’il a jetons soit désignée par À chaque distribution de jetons, le joueur a cas pour obtenir un jeton de plus et cas pour en avoir un de moins.

En remarquant donc que, on aura les équations

d’où

Partant les attentes successives de forment une suite récurrente dont l’échelle de relation est

Cette suite provient du développement de la fraction

laquelle équivaut à la somme de ces deux-ci


Partant, on doit avoir,

mais, si l’on suppose que devienne et que soit le nombre total des jetons des deux joueurs, on doit avoir donc

d’où

et partant

Ainsi étant le nombre des jetons de et le nombre des jetons de leurs espérances respectives sont

Remarque I. Ces expressions peuvent toujours être délivrées du facteur commun à leur numérateur et à leur dénominateur.

Remarque II. Lorsque ces expressions ainsi réduites deviennent

ainsi alors les espérances des deux joueurs sont proportionnelles à leurs nombres de jetons. Ce résultat est indiqué par le simple bon sens, mais il était convenable de le confirmer par le calcul.

Remarque III. La solution du problème proposé n’est pas compliquée par le retour aux mêmes états de distribution des jetons entre les deux joueurs, provenant des compensations de gains et de pertes ; bien que cette alternative de gains et de pertes ait une grande influence sur la durée du jeu.[3]

Remarque IV. Plus est grand relativement à et plus le rapport des attentes des deux joueurs approche d’être celui des puissances des nombres qui expriment leurs adresses respectives, ayant pour exposans le nombre des jetons de  ; et partant, l’attente de approche alors d’autant plus de la certitude que le nombre de ses jetons est plus grand.

Post-scriptum. Après avoir terminé ce petit mémoire, nous avons pensé à consulter le beau mémoire de M. Laplace, sur les probabilités, inséré dans le Recueil de l’académie des sciences de Paris, pour l’année 1778 ; et nous avons vu que le problème était en effet résolu par ce profond mathématicien[4]. Cependant, nous n’avons pas cru devoir supprimer notre travail. La solution de Laplace diffère de la nôtre par sa marche ; elle est fondée sur la méthode des équations aux différences finies. Il n’est pas inutile de voir un même sujet traité par des procédés différens ; et il est tout au moins agréable à ceux qui ne sont pas exercés aux méthodes générées, de voir ramenées aux élemens des questions qui paraissaient surpasser leur portée.

Troisième solution ;
Par M. Tédenat, correspondant de la première classe de
l’Institut, recteur de l’académie de Nismes.

Soient et les deux joueurs, et leurs adresses respectives, et le nombre des jetons qu’ils ont chacun.

Soient, dans un état quelconque du jeu, le nombre des jetons de et son espérance ; au coup suivant, cette espérance deviendra ou  ; or, la probabilité qu’elle deviendra est et la probabilité qu’elle deviendra est On aura donc, en vertu d’un principe connu[5],

ou

équation linéaire du second ordre, aux différences finies, entre les deux variables et

Pour l’intégrer, nous ferons usage de la méthode donnée par M. Lagrange, dans les Mémoires de l’académie de Berlin, pour 1775[6].

Posant donc

d’où

il viendra, en substituant, et divisant par

ou encore

ce qui donne pour ces deux valeurs

d’où on conclura

et par conséquent

et étant des constantes arbitraires.

Pour déterminer ces constantes, nous remarquerons 1.o que, si n’avait plus aucun jeton, son espérance serait absolument nulle, puisque la partie se trouverait terminée au profit de  ; 2.o qu’au contraire s’il avait jetons ; son espérance se trouverait changée en certitude, puisque la partie se trouverait terminée à son profit.

On voit donc que

à doit répondre
à doit répondre

ce qui donne les deux équations

d’où

substituant donc dans la valeur de elle deviendra

or, lorsque a jetons, en a  ; désignant donc par le nombre de jetons de lorsque en a , on pourra écrire

Si l’on désigne par l’espérance correspondante de on aura pareillement

Telles sont donc les espérances respectives de et lorsque le premier a jetons et le second  ; si donc on désigne simplement par et leurs espérances respectives lorsque le premier a jetons et le second ainsi que la question le suppose, on aura

Dans le cas particulier où l’on a ces valeurs semblent devenir mais, si on les réduit d’abord à leur plus simple expression, on a pour ce cas

comme on pouvait bien le prévoir.

Les résultats auxquels nous venons de parvenir servent à résoudre, non seulement la question proposée, mais encore les deux questions suivantes :

1.o Quelles doivent être les adresses respectives des deux joueurs, pour qu'en leur distribuant un nombre de jetons donné d’une manière déterminée, leurs espérances respectives soient proportionnelles à des nombres donnés ?

2.o Les adresses respectives des deux joueurs étant connues, de quelle manière faut-il répartir entre eux un nombre de jetons donné, pour que leurs espérances respectives soient proportionnelles à des nombres donnés ?

Nous allons donner un exemple de chacune de ces deux questions.

Exemple I. On donne 4 jetons à et 2 à  ; quelles doivent être leurs adresses respectives pour que l’espérance de soit à celle de comme 850 est à 81 ?

On a ici on a de plus et donc

ou, en chassant les dénominateurs, transposant, réduisant et divisant par

Cette équation donne d’abord

rejetant la racine négative qui rendrait imaginaire, il vient

d’où

ainsi l’adresse de doit être à celle de dans le rapport de 5 à 3.

Exemple II. L’adresse de étant à celle de dans le rapport de 3 à 2, de quelle manière faut-il repartir 5 jetons entre eux pour que leurs espérances soient dans le rapport de 135 à 76 ?

On a ici d’où donc

ou

d’où

donc et conséquemment  ; ainsi il faut donner 2 jetons à et 3 à

Quant à la question proposée dans la note de la page 224 de ce volume, sa résolution complette exigerait une discussion dans laquelle nous n’avons pas actuellement le loisir de nous engager.[7]

Nous nous bornerons donc à remarquer que, désignant toujours le nombre des jetons de à un coup quelconque, et exprimant le nombre des coups qu’il reste encore à jouer, pour que la partie finisse ; si l’on représente par , la probabilité que la partie finira précisément après ce nombre de coups, cette probabilité, au coup suivant, deviendra ou  ; or, la probabilité qu’elle prendra la première de ces deux valeurs est et la probabilité qu’elle prendra la seconde est  ; on doit donc avoir

équation du second ordre aux différences finies et partielles entre les deux variables indépendantes et leur fonction En posant, pour abréger,

elle devient

Pour intégrer cette équation, on peut encore faire usage de la méthode de M. Lagrange déjà indiquée[8]. Posant donc

d’où

il viendra, en substituant, divisant par et transposant,

cette équation étant successivement résolue par rapport à et à donne

de là, en développant en série,


donc


or, on sait qu’à ces valeurs on peut substituer celles-ci


puis encore celles-ci

voilà donc deux intégrales de l’équation et il est même aisé de s’assurer, a priori, qu’elles la rendent identique ; mais on voit qu’elles supposent que l’on connaisse l’une ou l’autre des premières bandes horizontale ou verticale de la table à double entrée dont cette équation exprime la loi.

  1. Après nous être communiqué nos solutions, nous les avons trouvées si semblables l’une à l’autre, que nous avons cru devoir les réunir sous une rédaction commune.
  2. Pour faciliter la comparaison des résultats, on a cru convenable d’employer ici des notations pareilles à celles du mémoire précédent.
    (Note des éditeurs.)
  3. On dit communément que, pour obtenir la probabilité d’un événement, il faut diviser le nombre des chances qui peuvent y donner lieu par le nombre total des chances, ou plus généralement, la somme des probabilités des chances qui peuvent y donner lieu par la somme des probabilités de toutes les chances ; et cela est exact. Mais il conviendrait d’ajouter qu’il y a des cas où cette méthode est impraticable, et tel est le cas de la question présente ; puisqu’à raison des retours aux mêmes états, qui peuvent se répéter indéfiniment, le nombre total des chances possibles et celui des chances d’où peut résulter l’événement dont on cherche la probabilité, sont, l’un et l’autre, infinis.
    (Note des éditeurs.)
  4. Ce problème a été indiqué aux Rédacteurs des Annales, par un de leurs correspondans ; et ce n’est que par M. Lhuilier qu’ils oui appris qu’il avait déjà été résolu.

    Le mémoire de M. Laplace, qui en contient la solution, commence à la page 227 du volume de l’académie pour 1778, et celle solution se trouve à la page 231. L’auteur ne s’en occupe, au surplus, que par occasion, et seulement pour montrer combien l’inégalité d’adresse des deux joueurs influe sur leur situation, lors même que cette inégalité n’est que soupçonnée, sans qu’on sache quelle en est la quantité ni quel est le plus adroit des deux.

    M. Laplace remarque, à ce sujet, que si, dans le cas d’une parfaite égalité d’adresse, les deux joueurs peuvent doubler, tripler, etc., le nombre de leurs jetons respectifs sans changer leur situation, il n’en est plus de même, dès qu’il y a entre eux la plus légère inégalité ; c’est aussi ce qui résulte des formules ci-dessus.

    (Note des éditeurs.)
  5. Voyez ci-dessus page 341.
  6. Voyez aussi le Traité élémentaire de calcul différentiel et de calcul intégral de M. Lacroix, deuxième édition, pages 575 et suivantes.
    (Note des éditeurs.)
  7. Ce problème a été aussi traité par M. Laplace : voyez les Mémoires des Savans étrangers ; tome VII, page 153.
    (Note des éditeurs.)
  8. Voyez le Traité de calcul différentiel et de calcul intégral de M. Lacroix ; tome III.e, page 248, n.o 1012.
    (Note des éditeurs.)