Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Hydrostatique, article 1

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HYDROSTATIQUE.

De la stabilité des corps flottans ;

Premier mémoire de la seconde partie des déveleppemens de
géométrie
 ;

Par M. Ch. Dupin, correspondant de l’institut de France,
associé étranger de celui de Naples, capitaine du génie
maritime, etc.

Rapport sur ce mémoire, fait à la première classe de
l’institut de France,

Par M. Carnot.
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M. Sané, M. Poinsot et moi, avons été chargés par la classe de lui rendre compte d’un mémoire sur la stabilité des corps flottans, qui lui fut présenté le 10 janvier dernier, par M. Charles Dupin ; capitaine en premier au corps du génie maritime, et aux travaux duquel la classe a déjà plusieurs fois applaudi. Ce mémoire même a été composé par un jeune officier qui s’attendait à chaque moment à recevoir des ordres pour se rendre aux armées.

Le mémoire de M. Dupin est la première application des méthodes exposées par le même auteur dans cinq autres mémoires de géométrie, approuvés par la classe, et publiés ensuite sous le titre de Développemens de géométrie, pour faire suite à la géométrie descriptive et à la géométrie analitique de M. Monge.

En voyant ces premières recherches, notre illustre Lagrange, dont les suffrages peuvent être regardés comme les plus beaux titres d’un jeune géomètre, a fait d’elles cet éloge, confirmé par le jugement de la classe. « L’auteur a trouvé le secret de dire des choses neuves et intéressantes, sur un sujet que nous croyons épuisé. ».

Le nouveau sujet que M. Dupin s’est proposé de traiter, dans le mémoire dont nous avons à rendre compte, est plus difficile encore que celui des mémoires précédens, et semblait pareillement épuisé. La théorie de l’équilibre des corps flottans sur un fluide a fait l’objet des recherches des plus grands géomètres. Archimède est le premier qui s’en soit occupé ; et le livre où il traite cette matière, si peu abordable de son temps, est, avec raison, regardé comme un des écrits qui font le plus d’honneur à son génie. En n’employant que la méthode synthétique, Archimède recherche les conditions de l’équilibre des corps sphériques, cylindriques et paraboliques. Il détermine dans quel cas l’équilibre doit être stable et dans quel cas il ne doit pas l’être. En admirant la force d’esprit qu’exigeaient ces premiers résultats d’une science alors dans l’enfance, on ne peut s’empêcher d’avouer qu’une méthode qui doit, à chaque corps nouveau dont on s’occupe, recourir à de nouveaux moyens de solution, ne soit d’une étude et d’une application extrêmement pénibles.

M. Dupin annonce que, dans un second mémoire, il reprendra toutes les questions traitées par Archimède, pour les faire dériver, comme autant de corollaires, d’un seul et même principe : si cette partie est bien traitée, ce ne sera pas la moins intéressante de son travail.

Dix-neuf siècles se passèrent avant qu’on revînt aux questions traitées par Archimède, pour reculer de ce côté les bornes de la science. Deux géomètres l’entreprirent, pour ainsi dire, en même temps. Bouguer, dans le voyage où il fut, avec Lacondamine, mesurer sous l’équateur un arc du méridien, employait ses loisirs à composer le Traité du navire ; tandis qu’Euler, à Pétersbourg, écrivait son livre intitulé Scientia navalis. Dans ces deux ouvrages, on voit la question de l’équilibre des corps flottans traitée sous un point de vue beaucoup plus général que ne l’avait fait Archimède. La seule restriction qu’on s’y permette encore est de regarder les corps comme symétriques par rapport à un plan. Telle est, en effet, la forme de nos vaisseaux de guerre ou de commerce, ces grands corps flottans dont l’équilibre et la stabilité sont d’une considération si importante.

Bouguer se rapprocha de la méthode des anciens ; il présenta ses idées sous une forme géométrique ; il les rendit par la plus sensibles ; et les ingénieurs maritimes de toutes les nations adoptèrent sa manière de déterminer la stabilité des corps flottans. Euler n’abandonna pas sa méthode accoutumée, et parvint au même but par une analise simple, élégante et facile.

M. Dupin suit une marche différente de celle qu’avaient adoptée ces deux illustres géomètres ; il emploie une géométrie qui n’était pas connue de leur temps, et ce nouvel instrument le conduit à de nouveaux résultats.

Au lieu de se tenir toujours infiniment près de chaque position d’équilibre, pour voir ainsi ce qui se passe autour d’elle, il considère, à la fois, toutes les positions qu’un corps peut prendre, en flottant sur un même fluide, lorsque ce corps est d’un poids constant et d’une forme extérieure invariable.

Pour que le corps flottant soit en équilibre, il faut, comme on sait, que son centre de gravité soit sur la même verticale que le centre de volume de sa carène ; cette carène étant terminée au niveau du fluide par un plan horizontal qu’on appelle le plan de flottaison.

Mais, le poids du corps étant supposé constant, le volume de la carène l’est aussi. Si donc, par des transpositions dans l’intérieur, on fait prendre au centre de gravité du corps flottant toutes les positions possibles, sans que la figure extérieure de ce corps change, on va trouver, pour ces différens états d’un même corps, une infinité de plans de flottaison différens, et une infinité de carènes différentes. Chacune de ces carènes a son centre de volume en un point particulier. Voilà, par conséquent, une infinité de centres de carène. Ils forment une surface : c’est la Surface des centres de carène. Tous les plans de flottaison sont tangens à une autre surface qui, par rapport à ces plans, est du genre de celles que M. Monge a nommées enveloppes : c’est la surface enveloppe des flottaisons.

On n’avait pas encore eu l’idée d’envisager ces deux surfaces, et c’est leur considération qui conduit M. Dupin, d’abord à des théorèmes qui renferment tous ceux que l’on connaît déjà sur la stabilité des corps flottans, et ensuite à beaucoup d’autres théorèmes nouveaux.

L’auteur observe premièrement que la définition de la surface des centres de carène et celle de l’enveloppe des flottaisons étant purement géométriques, la recherche des propriétés générale de ces surfaces doit appartenir uniquement à la science de l’étendue. Il s’occupe d’abord des propriétés de la première de ces surfaces, et la traite d’après les principes qu’il a exposés dans ses Développemens de géométrie : voici les résultats auxquels il parvient.

La surface des centres de carène est nécessairement d’une étendue finie ; elle est fermée de toutes parts. Quelle que soit la forme irrégulière du corps flottant, la surface des centres de carène est toujours continue (en ce sens que ses plans tangens se succèdent constamment, par une dégradation insensible dans leurs directions, de manière à ne former ni angles ni arêtes sur la surface).

Si l’on place le corps flottant dans une position d’équilibre, le centre de sa carène sera en un certain point de la surface lieu des centres, et le plan tangent à la surface en ce point sera nécessairement parallèle au plan de flottaison, c’est-à-dire horizontal.

De là résulte immédiatement cette autre propriété générale. Dans position d’équilibre quelconque, la droite menée par le centre de gravité du corps flottant et par le centre de carène, est normale, en ce dernier point, à la surface des centres de carène.

Ainsi, dès le principe, l’auteur ramène la recherche des positions d’équilibre d’un corps flottant à la détermination des droites normales à la surface des centres de carène, en ne prenant, parmi ces normales que celles qui passent par le centre de gravité du corps,

Il ne suffit pas de déterminer une position d’équilibre, il faut s’assurer de plus que cette position est stable.

On voit des corps flottans que l’on cherche vainement à déranger de leur position primitive. De quelque côté qu’on les incline, ils tendent toujours à se redresser. On en voit, au contraire qui, dès qu’on les dérange un peu de leur première position, de quelque côté qu’on les incline, s’inclinent encore davantage, et ne reviennent plus à leur première assiette. Enfin on en voit d’autres qui, penchés d’un certain côté, tendent à se redresser, tandis qu’en les penchant dans une autre direction, ils s’écartent de plus en plus de la position primitive. Dans le premier cas, on dit que l’équilibre est stable, dans le second, qu’il est absolument instable, et dans le troisième que cet équilibre est mixte.

Or, rien n’est plus facile que d’assigner les caractères de ces différens genres d’équilibre, en considérant la surface des centres de carène. Lorsqu’on incline très-peu le corps flottant, on peut concevoir qu’il tourne autour d’un axe horizontal. Maintenant, par le centre de la carène qui correspond à la position d’équilibre, concevons un plan perpendiculaire à cet axe ; ce plan sera vertical et coupera normalement en ce point la surface des centres de carène.

Déterminons, pour ce même point, le centre de courbure de cette section ; il sera sur la même verticale que le centre de gravité du corps flottant. Cela posé, 1.o s’il est au-dessus, l’équilibre est absolument stable ; 2.o s’il est au-dessous, l’équilibre est absolument instable ; 3.o s’ils se confondent, l’équilibre est mixte. Ainsi, ce entre de courbure joue, dans la théorie de M. Dupin, le même rôle que le métacentre dans la théorie de Bouguer.

De ces principes résulte ce théorème nouveau et remarquable : suivant que la position d’un corps flottant est stable ou non stable, la distance du centre de gravité de ce corps au centre de sa carène est un minimum ou un maximum, par rapport à toutes les positions voisines que peut prendre le corps flottant.

En appliquant à la stabilité les propriétés de la courbure des surfaces, l’auteur conclut d’abord que, si l’on incline successivement, autour de tous les axes possibles, un corps en équilibre sur un fluide, 1.o la direction de la plus grande stabilité est celle où l’axe est parallèle à la direction de la plus grande courbure de la surface des centres de carène, 2.o la direction de la moindre stabilité est celle où l’axe est parallèle à la direction de la moindre courbure de la même surface.

De là il suit immédiatement que les directions de plus grande et de moindre stabilité d’un corps flottant quelconque se croisent toujours à angle droit.

Pour examiner les stabilités comprises entre ces deux extrêmes, M. Dupin se sert encore de la surface des centrer de carène ; il a recours à la courbe indicatrice et aux tangentes conjuguées de cette surface. On peut voir, dans le rapport de M. Poisson ; sur les trois premiers mémoires de M. Dupin, la définition de cette courbe et de ces tangentes, ainsi que l’exposition de leurs principales propriétés, faite avec autant de clarté que de précision.[1]

Il nous suffit de dire que, si l’on coupe une surface par un plan infiniment voisin de son plan tangent et parallèle à ce plan, la section est une courbe du second degré, que M. Dupin appelle indicatrice, parce qu’elle indique en effet la forme de la surface, à partir du point où elle est touchée par le plan tangent que l’on considère. Les diamètres conjugués de cette indicatrice représentent autant de systèmes de tangentes conjuguées de cette surface.

Revenons à la surface des centres de carène. Elle a partout ses deux courbures dirigées dans le même sens : son indicatrice est donc constamment une ellipse. Les axes de cette ellipse sont parallèles aux directions de plus grande et de moindre stabilité du corps flottant.

Les degrés de stabilité du corps flottant sont proportionnels aux quarrés des diamètres de l’indicatrice ; ces diamètres étant dirigés dans le sens de l’inclinaison du corps flottant.

Or, les diamètres d’une ellipse sont disposés symétriquement de côté et d’autre des deux axes ; donc les stabilités intermédiaires sont aussi disposées symétriquement de côté et d’autre des deux directions de plus grande et de moindre stabilité.

Si l’on appelle, avec M. Dupin, stabilités conjuguées, celles qui appartiennent à des inclinaisons répondant à deux diamètres conjugués de l’indicatrice, on verra qu’elles jouissent de cette propriété générale : pour une même position d’équilibre, la somme de deux stabilités conjuguées est nécessairement constante et égale à la somme de la plus grande et de la moindre stabilités du corps flottant.

Enfin M, Dupin, par le secours de la courbe indicatrice détermine, dans les cas d’équilibre mixte, les limites qui séparent les directions où l’équilibre est stable d’avec celles où il ne l’est pas.

Jusqu’ici, l’auteur supposait que la forme extérieure du corps flottant dût rester constamment la même ; il suppose ensuite que cette forme varie d’une manière très-générale ; il s’assujettit seulement à laisser constantes les hauteurs des centres de gravité du corps et de sa carène, ainsi que la figure de la flottaison. Alors il examine les transformations infinies que peut éprouver la surface des centres de carène ; il ramène ces transformations à celles dont il a fait l’examen dans ses Développemens de géométrie. Il en conclut que les nouvelles surfaces des centres de carène auront toutes un contact, au moins du second ordre, avec la surface primitive ; et par conséquent, que tous les nouveaux corps flottant auxquels ces nouvelles surfaces appartiennent ont la même stabilité que le premiers corps flottant. C’est ainsi que M. Dupin cherche à utiliser les principes qu’il a présentés dans ses premiers mémoires.

Telles sont les principales propriétés de la surface des centres de carène. Après les avoir développées, l’auteur considère spécialement la surface enveloppe des flottaisons et l’aire de chaque flottaison.

Cette seconde surface est, comme la première, fermée de toutes parts ; elle présente aussi partout ses deux courbures dirigées dans le même sens. Elles ont ensemble cette corrélation singulière qu’elles ne peuvent jamais se couper ; tantôt la première embrasse complètement la seconde ; tantôt la seconde embrasse complètement la première.

D’après sa définition, l’enveloppe des flottaisons a pour plans tangens tous les plans de flottaison. Or, le point de contact de l’enveloppe et de ces plans est le centre de gravité de l’aire de chaque flottaison (cette aire étant terminée par le périmètre du corps flottant). Ce théorème revient, quant au fond, à celui qu’on doit à de Lacroix, membre de l’ancienne académie des sciences ; Euler en parle dans la préface de son traité : Scientia navalis.

M. Dupin fait voir généralement que le plus grand et le plus petit rayon de courbure de la surface des centres sont égaux au plus grand on au plus petit moment d’inertie de l’aire de la flottaison, divisé par le volume de la carène.

De là il conclut immédiatement que la direction de la plus grande ou de la moindre stabilité du corps flottant est parallèle à l’axe du plus grand ou du plus petit moment d’inertie de l’aire de la flottaison ; théorème connu.

Par une correspondance bien singulière, la courbure de la surface des centres de carène dépend donc spécialement de la figure de la flottaison ; mais la courbure de la surface enveloppe des flottaisons dépend de quantités plus compliquées. Cependant, il est intéressant connaître les élémens de cette courbure ; ils indiquent dans quelles directions les stabilités primitives croissent ou décroissent par les degrés les plus lents ou les plus rapides, et peuvent montrer les états prochains de stabilité d’un corps flottant dérangé de sa position d’équilibre. Cette recherche ne peut être que d’un grand intérêt pour la théorie de la construction des vaisseaux.

Voici, à ce sujet, les résultats auxquels l’auteur parvient ; ils s’offrent sous une forme singulière.

Si l’on charge le contour de la flottaison par des poids proportionnels à la tangente de l’angle formé par la verticale et la paroi du corps flottant, les axes principaux du plus grand et du plus petit moment d’inertie de cette ligne pesante seront respectivement parallèles aux directions de plus grande et de moindre courbure de l’enveloppe des flottaisons.

Et si l’on divise par la superficie de la flottaison deux fois ce plus grand ou ce plus petit moment d’inertie, le quotient sera le rayon de moindre ou de plus grande courbure delà surface des flottaisons.

Après s’être occupé de tout ce qui peut caractériser une position d’équilibre, considérée isolément, M. Dupin considère, à la fois, toutes les positions d’équilibre que peut prendre un corps flottant dont la forme est invariable, ainsi que son poids et la position de son centre de gravité.

Cette partie de son travail, quoiqu’elle ne paraisse pas devoir être aussi féconde que la première en conséquences utiles, semble peut-être plus originale, et par la généralité des résultats, et par la simplicité des moyens de solution.

D’après la théorie précédemment exposée, la recherche de toutes les positions d’équilibre du corps flottant est ramenée à celle de toutes les droites que l’on peut, du centre de gravité de ce corps, mener normalement à la surface des centres de carène.

L’auteur prouve d’abord que tout corps solide, flottant sur un fluide, présente au moins deux positions d’équilibre ; l’une dont la stabilité est absolue ; l’autre dont l’instabilité est pareillement absolue ; principe qui n’avait pas encore été démontré directement.

Ensuite ce géomètre fait voir que le nombre des positions d’équilibre d’un corps flottant est généralement pair ; et il prouve que le nombre des positions d’équilibre du premier genre est toujours égal au nombre des positions du second genre.

Et si l’on fait tourner la surface des centres de carène autour d’un axe quelconque mené par le centre de gravité du corps flottant, puisqu’on détermine la surface de révolution enveloppe de l’espace parcouru par cette surface ; en se dirigeant ensuite sur la courbe de contact de l’enveloppe et de l’enveloppée, on rencontrera successivement tous les centres de carène qui appartiennent aux positions d’équilibre, et ces centres appartiendront alternativement à des positions stable, instable, stable, instable, etc.

S’il y a des positions d’équilibre mixtes, il faudra regarder chacune d’elles comme la réunion de deux positions d’équilibre, l’une stable et l’autre instable ; et l’on trouvera toujours, en marchant sur la courbe de contact dont nous venons de parler, que les centres de carène qui correspondent à des positions d’équilibre, appartiennent alternativement a des positions d’équilibre stable et instable.

Ce nouvel ouvrage de M. Dupin confirme les espérances que ce jeune savant a données par ses premiers travaux ; et l’on ne peut qu’applaudir à ses efforts constans pour en diriger les résultats vers la pratique du grand art auquel il s’est voué. Nous pensons que le mémoire de M. Dupin mérite l’approbation de la classe, et nous lui proposons de le faire comprendre dans la collection des savans étrangers.

Signé Sané, Poinsot et Carnot, rapporteur.

Le Secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques certifie que ce rapport est extrait du procès-verbal de la séance du mardi 30 août 1814.

Signé Delambre, chevalier de la Légion d’honneur.
  1. Consultez aussi la page 368 du 4.me volume de ce recueil.