Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Optique, article 1

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OPTIQUE.

De la multiplicité des images d’un même objet,
considéré à travers une glace posée obliquement, ou
réfléchi par un miroir plan, non métallique ;
Par M.  Gergonne.
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Chacun peut remarquer que si, de nuit, dans une chambre éclairée par une seule lumière, on interpose, entre l’œil et cette lumière, dans une direction très-oblique, un morceau de glace ou de verre, d’une certaine épaisseur, on aperçoit, à travers cette glace, une multitude d’images de la lumière, dont l’intensité décroit continuellement, jusqu’à ce qu’enfin elles cessent d’être aperçues. La même chose a à peu près lieu si, une lumière étant placée près d’un miroir non métallique, on veut en regarder obliquement l’image de manière que le miroir se trouve interposé entre l’œil et cette image de la même manière que la glace ou le verre du premier cas. Il arrive seulement ici que, outre les images décroissant continuellement d’intensité, l’image la plus vive est précédée d’une autre dont l’intensité est beaucoup moindre. À la rigueur, les mêmes choses devraient avoir lieu de jour, et pour tout autre objet qu’une lumière ; mais alors les images sont trop peu sensibles pour pouvoir être facilement observées.

Ces phénomènes doivent avoir été remarqués depuis long-temps. Lacaille, dans son Optique (II.e partie, chap. VII, n.o 327), fait même mention du second ; mais la raison qu’il en donne, n’est propre qu’à prouver combien de son temps, malgré l’exemple donné par Newton, la philosophie naturelle était encore imparfaite. Il n’en est pas de même de M. Haüy qui, dans le deuxième volume de son Traité élémentaire de physique (page 319 de la première édition, et page 310 de la seconde), en a donné la seule explication véritable, la seule conforme aux principes de l’optique. Quant au premier phénomène, si l’on en excepte M. Biot qui en dit un mot en passant, au commencement de son Mémoire sur les réfractions extraordinaires, il n’est pas à ma connaissance que quelque auteur en ait fait mention.

Il ne pouvait entrer dans le plan de l’ouvrage de M. Haüy de soumettre son explication au calcul, qui seul peut faire connaître, avec détail et précision, les diverses circonstances que le phénomène est susceptible d’offrir. Ce savant ne disant rien d’ailleurs de l’autre phénomène qui a avec celui-là la liaison la plus étroite, j’ai tenté de compléter la théorie qui les concerne l’un et l’autre. Les résultats auxquels je suis parvenu ne sont probablement pas connus, et me paraissent assez remarquables pour mériter de l’être. Je m’occuperai d’abord uniquement du dernier des deux phénomènes ; je ferai voir ensuite comment on peut ramener au premier les calculs qui lui sont relatifs.

Soient et (fig.3) les surfaces antérieure et postérieure d’un miroir plan, non métallique, d’une épaisseur constante. Soit une lumière ; soit la perpendiculaire abaissée du point sur le plan de la glace, en sorte que en soit l’épaisseur. Soit l’un des rayons incidens, rencontrant la surface antérieure du miroir au point une faible portion de ce rayon sera réfléchi en ce point, comme elle le serait par un miroir métallique, en sorte que l’angle de réflexion sera égal à l’angle d’incidence. Le surplus du même rayon sera réfracté suivant de manière que le rapport du sinus d’incidence au sinus de réfraction ne dépendra aucunement de la direction du rayon primitif. Parvenu à l’étamage en et abstraction faite des petites dispersion et absorption qui pourront avoir lieu, ce rayon se réfléchira, suivant en faisant un angle de réflexion égal à l’angle d’incidence. Parvenu en il se partagera de nouveau en deux parties, dont la plus considérable sera réfractée suivant parallèle à tandis que l’autre, plus faible, sera réfléchie suivant parallèle à Il arrivera en la même chose qu’en en la même chose qu’en et ainsi de suite indéfiniment, du moins tant que les absorptions, dispersions, réfractions et réflexions successives n’auront pas consommé toute la lumière du rayon primitif Ce seul rayon donnera donc naissance à une suite indéfinie d’autres rayons tous parallèles entre eux, décroissant continuellement d’intensité, à partir de et faisant, avec le plan du miroir, le même angle que fait avec ce plan le rayon incident mais en sens inverse.

Si présentement on fait varier la direction du rayon incident chacune des directions qu’il pourra prendre donnera lieu à un système de rayons réfléchis, tels que parallèles entre eux, dans chaque système, mais se croisant d’un système à l’autre ; en sorte qu’en quelque endroit que l’œil soit placé, devant la glace, il recevra, à la fois, le premier rayon d’un système, le deuxième d’un autre système, le troisième d’un suivant, et ainsi du reste ; d’où il résulte que le spectateur recevra, en effet, plusieurs images distinctes de la lumière

Le seul moyen propre à nous bien éclairer sur la situation de ces images, par rapport au spectateur, c’est d’assigner la nature des Caustiques auxquelles les rayons réfléchis de chaque ordre donnent naissance, par leurs intersections continuelles.

Si, par l’œil du spectateur et par la lumière, on imagine un plan perpendiculaire à la glace, il n’y aura que les seuls rayons incidens qui s’y trouveront compris qui pourront parvenir à ce spectateur ; on pourra donc supposer que tout se passe dans ce plan, et réduire ainsi le problème à un simple problème de géométrie plane.

Supposons que le plan dont il s’agit soit celui de la figure ; soit prolongée au de-là de d’une quantité on sait que ce point sera le lieu de l’image produite par la réflexion à la surface antérieure ; c’est-à-dire, de la seule image qu’on apercevrait si cette surface était celle d’un miroir métallique. Soit pris ce point pour origine des coordonnées rectangulaires ; les positives étant dirigées suivant le prolongement de du côté opposé au miroir, et les positives du côté où nous supposons les rayons incidens.

Soient faits la distance de la lumière à la surface antérieure du miroir , l’épaisseur de ce miroir l’angle d’incidence, égal à et soit enfin le rapport constant du sinus d’incidence, dans l’air, au sinus de réfraction, dans la glace.

Soient posés, pour abréger,

Les sinus d’incidence et de réfraction seront respectivement

d’où il suit que la tangente de réfraction sera

Or, les triangles sont tous isocèles et égaux ; ils ont leur hauteur commune et leur angle au sommet doit être double de l’angle de réfraction ; d’où il résulte qu’on doit avoir

et, par conséquent,

D’après cela l’équation du rayon réfléchi sera

ou, en réduisant et chassant les dénominateurs,

(I)

équation indépendante de  ; d’où il résulte que les dimensions des caustiques que nous obtiendrons devront l’être aussi.

Pour obtenir l’équation générale de ces caustiques, il faut, comme l’on sait, éliminer entre l’équation (I) et sa dérivée, prise par rapport à cette lettre[1]. Cette dérivée est, toutes réductions faites,

(II)

Pour éliminer facilement entre les équations (I) et (II), considérons-y et comme deux inconnues ; nous en tirerons ainsi

et par conséquent

équations, d’où on tire, en prenant la somme de leurs quarrés

(III)

et telle est l’équation générale des caustiques cherchées.

Mais, en rapportant une ellipse à ses diamètres principaux l’équation de sa développée est

[2]

donc nos caustiques sont les développées d’une suite d’ellipses semblables, dont les axes se confondent avec ceux des et des et dont les demi-axes, donnés par les équations

ont conséquemment pour expression

quantités proportionnelles à et et dont le rapport ne dépend que de et l’expression générale de l’excentricité de ces ellipse est

quantité qui, au contraire, est indépendante de et

De ces divers résultats dérivent immédiatement plusieurs conséquences, dont les plus remarquables sont les suivantes : 1.o de quelque manière que varie la direction du rayon incident, les rayons réfléchis d’un même ordre sont constamment normaux à une même ellipse, et conséquemment tangens à sa développée ; 2.o cette ellipse a son grand axe sur la perpendiculaire menée par la lumière au plan du miroir ; 3.o la situation de son centre dépend de celle de la lumière ; mais ses dimensions en sont indépendantes ; 4.o le rapport entre ses deux axes ne dépend absolument que du pouvoir réfringent de la glace ; son excentricité est uniquement proportionnelle à l’épaisseur de cette glace ; 5.o Enfin, les ellipses auxquelles sont normaux les rayons réfléchis de différens ordres sont semblables et concentriques ; et leurs dimensions croissent suivant une progression arithmétique qui a pour raison les dimensions de la plus petite d’entr’elles.[3]

Rien n’est plus facile, d’après ce qui précède ; que d’assigner, avec une approximation suffisante, le lieu des diverses images, lorsque l’on connaît, à la fois, l’épaisseur et le pouvoir réfringent du miroir[4], la situation de la lumière et celle de l’œil. Pour abréger le travail, on commencera par déterminer le centre commun de toutes les ellipses, puis les foyers et le grand axe de la plus grande de celles que l’on aura le dessein de tracer. On en déterminera un grand nombre de points, en se servant de la propriété des foyers. Divisant ensuite par des droites, en deux parties égales, les angles que forment les rayons vecteurs de ces differens points, les intersections consécutives de ces droites formeront sensiblement la développée. Menant alors par le centre, dans toutes les directions, un grand nombre de droites aux points de l’ellipse et de sa développée, et divisant chacune d’elles en autant de parties égales qu’il y a d’unités dans le nombre qui exprime le rang de l’ellipse et de la développée déjà tracées, on obtiendra ainsi les points homologues des ellipses et développées des ordres inférieurs ; on pourra donc tracer à peu près toutes ces courbes, ainsi qu’on le voit dans la figure, où l’on en a supprimé la partie dont on n’avait pas besoin. Si alors est le lieu de l’œil, il ne sera plus question que de mener par ce point, suivant une direction normale aux ellipses ou tangente à leurs développées, les droites et leurs points de contact avec ces développées seront, avec le point les lieux des diverses images, lesquelles seront conséquemment situées, avec l’œil et la lumière dans un même plan perpendiculaire au tableau. L’image sera peu sensible ; l’image sera la plus apparente, et les suivantes décroîtront progressivement d’intensité, jusqu’à ce qu’enfin elles deviennent tout à fait insensibles.

On peut désirer de connaître la courbe sur laquelle se trouvent toutes ces images, pour une situation donnée de l’œil du spectateur ; voici à quoi se réduit cette recherche. L’équation (3) donne, en différenciant

d’où il suit que l’équation de la tangente par un point dont les coordonnées sont est

si l’on veut que cette tangente passe par le point en désignant par les deux coordonnées de ce point, l’équation de la tangente deviendra, en supprimant les accents

ou

ou enfin

et étant les coordonnées du point de contact. Il faudrait donc, pour obtenir l’équation de la courbe cherchée, éliminer de celle-ci, au moyen de l’équation (III) ; mais, puisque n’y entre pas, il faut en conclure qu’elle est elle-même l’équation de cette courbe.

Ainsi, la nature et la situation de la courbe sur laquelle les diverses images se trouvent situées est tout à fait indépendante de l’épaisseur de la glace ; tellement que, si cette épaisseur pouvait varier, pendant la durée de l’observation, les images ne feraient simplement que se resserrer ou s’écarter les unes des autres, sans quitter la courbe dont il s’agit. C’est ce qui arriverait, par exemple, si l’on mettait en expérience un miroir métallique horizontal, garni d’un rebord, et recouvert d’une couche d’eau qui augmenterait ou diminuerait peu à peu d’épaisseur, soit au moyen d’un conduit qui en apporterait de la nouvelle, soit au moyen d’une ouverture qui la laisserait au contraire échapper.

Il est clair que, toutes choses égales d’ailleurs, plus la glace est épaisse et plus aussi la distance entre les images doit être grande. On sent aussi que, pour une épaisseur donnée de la glace, et une situation donnée de la lumière, il y a une certaine situation de l’œil, plus favorable que toute autre au parfait développement du phénomène. Enfin, le plus ou moins grand pouvoir réfringent de la glace influe aussi sur la distance entre les images ; puisque les ellipses seront plus ou moins excentriques, à proportion que ce pouvoir sera moindre ou plus grand.

Dans tout ce qui précède, j’ai constamment supposé que les surfaces antérieure et postérieure du miroir étalent rigoureusement planes et parallèles. Dans un tel état de choses, il est évident que si cette glace glisse ou tourne, sans sortir de son plan, il n’en devra absolument résulter aucun changement dans l’aspect du phénomène. Mais il s’en faut bien que les choses se passent ainsi, dans la réalité, et cela prouve qu’il est bien peu de miroirs qui satisfassent à cette double condition. J’ai même lieu de présumer que la moindre courbure ou le moindre défaut de parallélisme dans les deux surfaces du miroir exerce une influence notable sur l’aspect du phénomène ; c’est ce dont au reste on pourrait s’assurer, en traitant la question sous un point de vue un peu plus général que celui sous lequel je l’ai envisagée.

Tout étant d’ailleurs dans la figure 4 comme dans la figure 3 ; supposons présentement que la glace ne soit point étamée ; tout se passera comme dans le premier cas ; avec cette différence qu’une partie de la lumière parvenue en sortira de la glace du côté opposé à la lumière, suivant des directions parallèles à Ainsi, un spectateur placé du même côté de la glace que la lumière pourra observer des effets tout pareils à ceux qui viennent d’être décrits ; si ce n’est pourtant qu’à raison des pertes de lumière qui ont lieu en le phénomène sera beaucoup moins sensible ; mais, il le sera davantage pour le spectateur placé du côté opposé, lequel devra être affecté d’un nombre indéfini d’images de la lumière.

Soit pris ici le point pour origine, en donnant d’ailleurs les mêmes directions aux axes ; nous aurons, comme ci-dessus,

nous aurons d’ailleurs

l’équation du rayon sera donc

ou, en réduisant et chassant le dénominateur

équation qui deviendra l’équation (I), en y changeant simplement en et en

Il est aisé de conclure de là que tout se passera exactement ici comme dans le premier cas, avec cette différence 1.o qu’en prenant sur une partie le point sera le centre commun de toutes les ellipses et développées ; 2.o que ce centre commun ne sera le lieu d’aucune image ; 3.o qu’enfin la première ellipse n’aura ses dimensions que moitié de celles de la première ellipse du cas précédent ; et que les dimensions de toutes les autres formeront une progression arithmétique croissante, ayant pour raison le double de dimensions de cette première ellipse.

Je terminerai par observer que, dans l’un et dans l’autre cas, si le pouvoir réfringent de la glace était moindre que celui de l’air ; c’est-à-dire, si était plus grand que deviendrait imaginaire, et les ellipses se changeraient en hyperbole.

  1. Voyez la page 361 du 3.me volume de ce recueil.
  2. On sait, en effet, que l’équation générale de toutes les normales à l’ellipse est
    (1)

    les constantes arbitraires étant liées par la relation

    (2)

    Or, la développée d’une ellipse n’étant autre chose que la courbe à laquelle toutes ces normales sont tangentes, il s’ensuit (tom. III, pag. 361) que, pour avoir l’équation de cette développée, il faut d’abord différencier les deux équations ci-dessus, par rapport à et ce qui donnera

    d’où on conclura, par l’élimînation de

    (3)

    et il ne sera plus question que d’éliminer entre les trois équations (1), (2), (3).

    Or, si l’on considère et comme inconnues, dans les équations (1), (3), on en tirera, en ayant égard à l’équation (2),

    d’où

    en prenant la somme de ces équations, et ayant toujours égard à l’équation (2), on obtiendra l’équation indiquée dans le texte.

    Ce résultat conduit à soupçonner que souvent des caustiques dont les équations sont très-compliquées pourraient bien être des développées d’autres courbes dont les équations seraient incomparablement plus simples.

  3. Une fois parvenu, par l’analise, à ces divers résultats, rien ne m’eût été plus facile que de les exposer et démontrer ici par des considérations purement géométriques ; mais, outre qu’il est permis de douter qu’il en fut résulté quelque avantage, sous le rapport de la clarté et de la brièveté, il me semble qu’il y a une sorte de mauvaise foi à suivre, dans l’exposition des vérités auxquelles on est parvenu, des procédés différens de ceux qui nous les ont fait découvrir.
  4. Dans les cas ordinaires, on aura ce qui donne environ.