Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 09/Analise algébrique, article 5

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QUESTIONS RÉSOLUES.

Démonstration de la fausseté d’un théorème d’analise,
énoncé aux pages 36 et 71 de ce volume ;

Par M. Tédenat, correspondant de l’académie royale
des sciences.
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Au Rédacteur des Annales ;
Mon cher professeur,

Pour occuper les loisirs que me laisse abondamment, sur-tout dans cette saison, ma résidence dans un pays qui ne saurait offrir de nombreux sujets de distraction, je m’étais imposé, par forme de tâche, la démonstration du théorème énoncé aux pages 36 et 71 du présent volume ; mais un examen un peu sérieux de son énoncé m’a bientôt convaincu que, du moins au-delà du quatrième degré, lors même que les sommets de la courbe parabolique qui correspond à l’équation proposée sont tous réels, ce théorème peut se trouver en défaut dans un si grand nombre de cas que l’on serait tout aussi bien fondé à adopter la proposition contraire. Persuadé comme je le suis, et comme vous l’êtes sans doute vous-même, qu’on ne sert pas les sciences d’une manière moins utile en repoussant, dès leur abord, les doctrines erronnées qu’en établissant des vérités nouvelles, je m’empresse de vous administrer la preuve de mon assertion.

Le théorème dont il s’agit de démontrer la fausseté, réduit à son énoncé le plus simple, revient à ce qui suit

Soit une équation en d’un degré quelconque et soit sa dérivée. Si, entre et on élimine on parviendra à une équation en dont le degré sera soient et respectivement, le nombre de ses variations et celui de ses permanences ; ce qui donnera

Si la proposée est de degré impair, le nombre de ses racines imaginaires sera

et si, au contraire, elle est d’un degré pair, le nombre de ses racines imaginaires sera

Cela posé, soit l’équation du cinquième degré,

elle peut être mise successivement sous les diverses formes que voici :

ainsi, elle a bien incontestablement une seule racine réelle et quatre racines imaginaires. Appllquons-lui le procédé indiqué dans l’énoncé du théorème en discussion.

Sa dérivée est

ou, en simplifiant,

équation qui revient à

les abscisses des quatre sommets de la courbe parabolique

sont donc on aura donc les ordonnées de ces mêmes sommets, en mettant successivement ces valeurs pour dans l’équation En conséquence, ou trouvera pour les équations des quatre sommets, tous réels,

l’équation sera donc

c’est-à-dire,

On a donc ici puis donc que le degré de la préposée est impair, le nombre de ses racines imaginaires, suivant le théorème, devrait être

tandis que nous avons vu que les racines de cette sorte y sont au nombre de quatre.

Nous pourrions très-bien terminer ici ; car il y a entre la démonstration de la vérité d’une proposition et celle de sa fausseté cette différence très-remarquable que la première ne saurait être établie que par un raisonnement général, très-souvent difficile à découvrir, et souvent plus difficile encore à énoncer clairement ; tandis qu’au contraire, pour prouver qu’une proposition est fausse, il suffit simplement, ainsi que nous venons de le faire, de la trouver en défaut dans un cas particulier quelconque. Cependant, pour ne rien laisser à désirer sur ce sujet, nous allons montrer que, sans exécuter aucun calcul, rien n’est plus aisé que de s’assurer que, passé le quatrième degré, le théorème dont il s’agit sera en défaut tout autant et tout aussi souvent qu’on le voudra.

Soit l’équation d’un degré impair quelconque ; et supposons que la courbe parabolique dont l’équation est ait le cours qu’on voit ici :

étant l’axe des , et l’origine étant quelconque sur cette droite.

Nous n’avons pu figurer que quatre sommets positifs et quatre négatifs ; mais les uns comme les autres peuvent être en nombres pairs quelconques. Soient donc, en général, le nombre des premiers, et le nombre des derniers ; le degré de la proposée sera ainsi et, comme elle n’aura évidemment qu’une seule racine réelle, le nombre de ses racines imaginaires sera nécessairement

D’un autre côté, l’équation du degré ayant racines positives, et racines négatives, aura conséquemment variations et permanences ; donc, suivant le théorème, le nombre des racines imaginaires de la proposée, devrait être

nombre qui pourra différer du véritable autant qu’on le voudra.

Mais la courbe, toujours supposée de degré impair, après avoir coupé l’axe des et avoir eu, au-dessous de cet axe, un nombre impair quelconque de sommets négatifs, pourrait, en remontant, le couper de nouveau, avoir au-dessus un nombre impair quelconque de sommets positifs, redescendre encore, en coupant une troisième fois l’axe des et ainsi de suite. Supposons qu’elle le coupe fois ; nous aurons ainsi sn séries de sommets positifs dont ceux de la première série seulement seront en nombre pair ; de manière que nous pourrons représenter les nombres de sommets successifs de ces séries par

Nous aurons pareillement séries de sommets négatifs dont ceux de la dernière série seulement seront en nombre pair, de sorte que nous pourrons représenter successivement les nombres des sommets de ces dernières séries par

le nombre total des sommets des deux séries sera donc

le degré de la proposée sera donc

et puisqu’elle est supposée n’avoir que racines réelles, le nombre de ses racines imaginaires sera

Mais, d’un autre côté, le nombre des variations de l’équation étant ici

et le nombre de ses permanences

le nombre des racines imaginaires de la proposée devrait être, suivant le théorème

nombre qui pourra différer du véritable autant qu’on le voudra.

Dans les degrés pairs, les choses se passeront encore à peu près de la même manière. Seulement les branches extrêmes de la courbe seront toutes deux situées au-dessus de l’axe des de sorte qu’en désignant par le nombre des racines réelles de la proposée, on aura séries de sommets positifs telles que ceux des deux séries extrêmes seront en nombre pair et tous les intermédiaires en nombre impair ; on aura ensuite séries de sommets négatifs, en nombre impair dans chaque série ; de manière que les nombres de

la première série pourront être représentés par

et ceux de la seconde par

le nombre total des sommets, tant positifs que négatifs, sera donc

de sorte que le degré de la proposée sera

puis donc que nous lui avons supposé racines réelles, le nombre de ses racines imaginaires devra être

D’un autre côté, le nombre des variations de l’équation étant ici

et le nombre de ses variations

le nombre des racines imaginaires de la proposée devrait être suivant le théorème,

nombre qui différera du véritable tout autant qu’on le voudra.

Nous pensons qu’en voilà bien suffisamment pour établir qu’au-delà du quatrième degré, ce théorème ne saurait pas plus être admis que toute autre règle arbitraire et de pure imagination que l’on voudrait lui substituer.

La moralité à déduire de tout ceci, car, pourquoi les fables en seraient-elles seules susceptibles ? c’est que les plus habiles peuvent faillir, tout aussi bien que les plus faibles ; que conséquemment on ne doit jamais refuser à autrui l’indulgence que l’on peut être bientôt dans le cas de réclamer pour soi-même ; qu’il faut soigneusement se garder de toute précipitation et bien mûrir ses idées avant de les faire éclore ; et qu’enfin on ne doit jamais affirmer et admettre comme fait certain que cela seulement qui est rigoureusement et généralement démontré.

Agréez, etc.

St-Geniez (de l’Aveyron), le 25 d’octobre 1818.

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