Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 09/Variétés, article 1

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ANNALES
DE MATHÉMATIQUES
PURES ET APPLIQUÉES.

VARIÉTÉS.

Essai sur la théorie des définitions,

Par M. Gergonne.
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Rien ne semble plus propre à rabattre l’orgueil de l’homme, à lui inspirer une juste défiance de lui-même, et à lui montrer à quel point sont resserrées les bornes de son intelligence ; rien ne peut mieux lui faire sentir combien ce qu’il appelle sa raison est encore enveloppé de nuages et de ténèbres que la divergence des opinions des plus grands philosophes, ou du moins de ceux qui sont universellement tenus pour tels, je ne dirai pas sur telle doctrine, particulièrement relative à telle ou telle branche de nos connaissances, mais sur ces doctrines premières qui semblent devoir être le fondement commun de tout savoir humain.

Cette divergence d’opinions, indice irrécusable de l’imperfection de nos lumières, ne se montre en aucune part d’une manière plus frappante qu’en ce qui concerne les définitions. Les géomètres de tous les temps y ont attaché le plus grand prix et la plus haute importance : Platon regardait, dit-on, celui qui savait bien définir, comme participant de l’intelligence divine ; et Pascal n’a pas hésité à regarder l’impossibilité où nous sommes de tout définir, comme la source unique de l’incertitude de nos connaissances.

Locke a professé une doctrine à peu près pareille, touchant les définitions ; et cependant, une secte philosophique, sortie de son école, a voulu, dans ces derniers temps, les frapper d’une sorte de proscription, les a signalées, non seulement comme tout-à-fait inutiles, mais même comme d’un usage extrêmement dangereux ; et beaucoup de gens aujourd’hui ont adopté et professent hautement cette doctrine.

Ce n’est pas tout encore : parmi les philosophes qui ont admis la nécessité ou du moins l’utilité des définitions, les uns, comme Aristote et toute son école, ont prescrit de définir par le genre et la différence ; tandis qu’au contraire, d’autres, comme Locke, ont prétendu que cette manière de définir n’était pas toujours nécessaire ni même toujours possible. Enfin, tandis qu’Aristote distingue des définitions de choses, sujettes à être contestées, et qui doivent conséquemment être appuyées d’une démonstration, et des définitions de noms, qui doivent être admises comme des axiomes, et placées au même rang qu’eux dans la pratique du raisonnement ; d’autres philosophes, comme Pascal, Hobbes et Locke, semblent n’en avoir reconnu que de la dernière sorte ; et d’Alembert, prenant un parti mitoyen, admet des définitions qui, dit-il, sont un peu moins que des définitions de choses, mais cependant un peu plus que de simples définitions de noms.

Il y aurait sans doute beaucoup d’orgueil à prétendre dire encore aujourd’hui quelque chose de neuf sur un sujet tant et si long-temps débattu ; mais, de même que le rapporteur dans une affaire contentieuse peut souvent, avec des lumières d’ailleurs très-bornées, résumer et balancer les opinions, de manière à répandre plus de jour sur la discussion, et à lui donner une issue favorable, il peut également n’être pas sans intérêt et sans utilité qu’un homme de bonne foi examine à quoi l’on peut raisonnablement s’en tenir à l’égard des opinions diverses auxquelles la théorie des définitions a donné naissance ; et c’est parce qu’il nous paraît qu’un éloignement bien décidé pour ce qui ressemble à l’esprit de secte et de parti, est la qualité la plus désirable de la part de celui qui voudra remplir cette tâche, que nous hasardons de l’entreprendre.

I. En examinant de quelle manière toutes les langues connues sont constituées, on aperçoit d’abord qu’elles renferment toutes également et principalement deux sortes de mots, dont les uns désignent des objets individuels, tandis que les autres sont les signes de diverses collections d’objets, plus ou moins nombreux, se ressemblant les uns aux autres par quelques points dont la considération exclusive a conduit à en faire autant de groupes distincts. Ainsi, par exemple, le mot Newton est le nom d’un seul individu, tandis que celui de Géomètre est, au contraire, le nom commun à une multitude d’hommes différens de pays, de caractère, etc. ; mais se ressemblant du moins en ce point qu’ils cultivent tous ou ont tous cultivé, dans le cours de leur vie, les sciences exactes d’une manière spéciale.

Il serait assez difficile de décider si les noms individuels sont plus ou moins nombreux que les noms collectifs. Mais ce qu’on peut remarquer c’est que, tandis qu’il n’y a qu’une petite portion des noms individuels qui soient en usage dans chaque localité, les noms communs, au contraire, sont presque tous à l’usage de tout le monde. Ainsi, par exemple, les noms des rues et des places d’une ville, ceux des individus dont elle est peuplée, qui sont d’ordinaire très-familiers aux gens qui l’habitent depuis long-temps, sont inconnus de presque tous ceux qui n’y font point leur résidence ; tandis que les mots homme, oiseau, poisson, etc., sont également sans cesse dans la bouche de tout le monde.

Nous avons dit presque tous, parce que les termes d’arts et de sciences, quoiqu’ils soient, pour la plupart, des noms communs, ne sont guères familiers qu’à ceux par qui ces arts et ces sciences sont cultivés.

Ainsi, bien que les noms individuels soient extrêmement nombreux, ils sont, à l’égard de chacun de nous en particulier, comme s’ils étaient en petit nombre, attendu que chacun de nous n’en a besoin, pour son usage, que d’un nombre assez limité ; et voilà comment, dans le langage, on emploie incomparablement plus de noms communs que de noms propres, quoiqu’il puisse très-bien se faire que les derniers soient beaucoup plus nombreux que les premiers. Quoiqu’il en soit, on sent qu’il existe et qu’il existera toujours une multitude innombrable d’objets dépourvus de noms individuels ; qu’il serait d’autant plus difficile de les nommer tous qu’il est impossible de les tous connaître ; et qu’on sera d’autant moins sollicité à le faire qu’on n’en pourrait retirer aucun avantage réel. Ainsi, tandis que les étoiles du ciel, du moins celles que nous pouvons apercevoir, ont toutes reçu des noms, il est très-probable que les arbres de nos forêts et les animaux qui les habitent ne seront jamais honorés d’une pareille distinction.

De même qu’on a inventé des mots pour désigner collectivement des objets qui se ressemblaient à certains égards, on en a inventé également pour nommer des collections de groupes ayant aussi entre eux quelques points de ressemblance ; on en a inventé encore pour réunir, par des propriétés communes, plusieurs de ces collections de groupes, et ainsi de suite ; jusque-là qu’on est enfin parvenu, d’abstraction en abstraction, à un mot unique comprenant universellement dans sa signification tous les objets de nos pensées : c’est le mot être dans notre langue.

Les premiers inventeurs de langues, c’est-à-dire, les premières réunions d’hommes, ont donc fait par instinct ce que postérieurement les naturalistes ont fait par un dessein réfléchi, c’est-à-dire que, pour éluder la difficulté, ou, pour mieux dire, l’impossibilité des noms, tous les objets qui affectaient ou pouvaient affecter leurs sens, ou occuper leurs pensées, ils se sont bornés à former des classes, des ordres, des genres, des espèces, des variétés, etc. Mais on conçoit très-bien qu’entre leur travail et celui des naturalistes, il doit y avoir la même différence qui existe entre des habitations informes bâties à la hâte, dans la seule vue de satisfaire au premier besoin, et de superbes palais, élevés d’après des plans dressés à l’avance et long-temps médités. Si donc le travail des naturalistes est loin d’être parfait ; si chaque jour on se trouve obligé d’y apporter quelques modifications, d’y remplir des lacunes, d’en faire disparaître des doubles emplois et d’y réparer de graves omissions ; à combien plus forte raison les classifications entreprises par les premiers inventeurs des langues doivent-elles laisser à désirer. C’est seulement dans un état de civilisation très-avancé qu’on pourrait tenter de reprendre un pareil travail avec tout le soin que semble exiger son importance ; mais alors même, il laisserait toujours quelque chose à l’arbitraire ; et son exécution serait inévitablement subordonnée à la tournure d’esprit et à la manière de voir et de sentir de celui qui aurait le courage de s’en charger. Si d’ailleurs, comme on ne saurait en disconvenir, la langue que nous avons apprise dans notre enfance est l’instrument dont nous nous servons pour penser ; il est naturel d’en conclure que le travail grossier des premiers inventeurs des langues ne serait pas sans quelque influence sur ce travail plus perfectionné.

Nous venons de voir comment un premier genre d’abstraction avait donné naissance à un grand nombre de mots de nos langues : nous allons voir un autre genre d’abstraction contribuer encore à les enrichir.

Les objets de nos pensées ne sont réellement pour nous que des collections de propriétés par lesquelles nous avons prise sur eux. Que le sujet dans lequel nous concevons ces propriétés puisse en être totalement dépouillé sans perdre toute existence réelle, ou, qu’au contraire, ce soit l’ensemble même de ces propriétés qui en constitue l’existence ; c’est là ce que nous devons probablement consentir à toujours ignorer, et ce qu’au surplus il nous importe assez peu de savoir.

Mais tandis que, d’un objet à un autre, quelques-unes de ces propriétés sont différentes, il en est d’autres, au contraire, qui sont constamment les mêmes dans plusieurs objets, très-différens d’ailleurs, sous d’autres rapports ; et c’est ce qui nous a conduit à détacher ces propriétés des objets dans lesquels elles résident, pour en faire le sujet particulier de nos pensées, et à leur imposer des noms ; et c’est ainsi, par exemple, que se sont introduits dans le langage les mots qui représentent les couleurs, les odeurs, les saveurs, etc. Ces mots ne désignent ni des individus, ni des collections d’individus ; mais seulement la manière commune dont nous affectent, sous un point de vue particulier, certaines classes d’individus.

Mais, parce que, dans l’origine, on avait représenté les choses par des mots ; on a été bientôt conduit à supposer que tous les mots devaient exprimer des choses, ayant une existence réelle et indépendante ; ainsi, par exemple, on s’est figuré qu’il existait une rondeur tout-à-fait indépendante des objets en qui on remarque cette qualité, et l’on a sérieusement demandé, par exemple, ce que devenait la rondeur d’une boule de cire lorsque cette boule était applatie. C’est cette réalité, attribuée faussement à de pures conceptions de notre esprit, qui a donné naissance à tant de vaines disputes et fait dire tant de sottises dans les écoles.

Au surplus, ce second genre d’abstraction n’est pas aussi différent du premier qu’on pourrait être d’abord tenté de le croire ; et il est évident, par exemple, qu’en créant le mot blanc ou blancheur, on n’a fait autre chose que réunir dans une même classe tous les objets dans lesquels cette couleur se manifeste.

On a donc créé des mots dont les uns désignaient de simples individus, les autres des collections d’individus, et d’autres enfin des propriétés ou manières d’être communes à plusieurs individus ; et ces mots sont ce qu’on appelle des noms en termes de grammaire. On les a distingués en noms substantifs et en noms adjectifs ; mais cette distinction est née de la supposition de l’existence dans chaque objet d’un soutien ou support des qualités par lesquelles cet objet se manifeste ; et, comme cette supposition ne saurait être appuyée d’aucune preuve, il s’ensuit qu’on ne doit raisonnablement considérer la distinction des noms en noms substantifs et en noms adjectifs, que comme une distinction purement grammaticale.

Les noms tant substantifs qu’adjectifs ne sont pas les seuls dont on ait besoin dans les langues, et il est nécessaire d’y introduire encore des mots qui marquent les relations que les choses ont entre elles ; tels sont les mots égalité, inégalité, antériorité, postériorité, dessus, dessous, dedans, dehors, et une multitude d’autres, dont on pourrait grammaticalement faire plusieurs classes, mais que, philosophiquement parlant, on peut comprendre dans une seule. Si l’on y joint le verbe substantif, c’est-à-dire, le verbe être ou son équivalent dans les idiomes étrangers à notre langue, on aura la collection à peu près complète des mots strictement nécessaires à toutes les langues, et qui se retrouvent à peu près dans toutes.

Pour qui a peu de besoins et peu de pensées, la langue peut impunément être extrêmement bornée ; mais, à mesure que les besoins se multiplient, que les relations se compliquent, que les pensées se combinent, le besoin de mots nouveaux se fait sentir de plus en plus ; et, ce qu’on paraît n’avoir pas assez remarqué, c’est que ces mots n’agissent simplement que comme abréviation ; et qu’ils remplissent exactement le même office que remplissent en algèbre les symboles par lesquels, dans la vue de simplifier les calculs et leurs résultats, on représente des fonctions que l’on prévoit devoir se reproduire fréquemment.

On peut remarquer, en effet, que, de même qu’en chimie, le mixte le plus composé ne peut offrir qu’une combinaison soit des élémens communs à tous les corps, soit d’autres mixtes plus simples, formés eux-mêmes de la réunion de quelques-uns de ces élémens ; les idées qu’une science embrasse, les propositions dont elles se composent, ne sauraient également contenir que les idées et propositions élémentaires que l’étude de la science suppose déjà acquises, ou d’autres idées et propositions formées déjà de la combinaison de quelques-unes de celles-ci.

Si donc on n’avait recours à quelques moyens d’abréviation, il est aisé de sentir qu’à mesure qu’on pénétrerait plus avant dans quelque science que ce soit, qu’à mesure que les propositions s’éloigneraient davantage des notions premières d’où on les aurait dérivées ; elles se compliqueraient de plus en plus ; et ce serait là un obstacle assez grave pour arrêter bientôt la marche de l’esprit humain dans ses recherches, et rendre ainsi le progrès des sciences tout-à-fait impossible. On ne peut, en effet, saisir nettement le sens d’une proposition qu’autant que les idées dont elle se compose et les rapports qu’elle annonce exister entre elles, sont simultanément présens à la pensée ; et comme, d’un autre côté, notre esprit n’a pas la faculté d’embrasser à la fois, d’une manière distincte, un grand nombre d’objets, il est nécessaire d’en conclure qu’une proposition qui renferme explicitement dans son énoncé, une multitude d’idées et de rapports divers, est, par là même, une proposition tout-à-fait inintelligible.

Prenons, par exemple, cette proposition très-élémentaire de géométrie : Dans un demi-cercle, la perpendiculaire abaissée d’un point quelconque de la circonférence sur le diamètre est moyenne proportionnelle entre les deux segmens de ce diamètre ; et supposons que, dans la vue de nous rapprocher du langage vulgaire, nous voulions ôter de cette proposition les mots circonférence, diamètre, perpendiculaire et moyenne proportionnelle, il faudrait l’énoncer ainsi : Une courbe plane ayant tous ses points également distans d’un même point ; si, ayant mené par ce point une droite terminée de part et d’autre à la courbe, on mène, par un autre point quelconque de cette courbe, une droite faisant des angles égaux avec celle-là, et terminée à sa rencontre avec elle, le quarré construit sur cette dernière droite sera équivalent au rectangle construit sur les deux parties qu’elle détermine sur la première. Voilà, certes, déjà une proposition d’une passable longueur ; mais, qu’on essaie d’en faire disparaître encore les mots angle, quarré, rectangle, équivalent, et l’on verra qu’il deviendra tout-à-fait impossible, non seulement de la comprendre, mais même de l’énoncer nettement ; et cependant il ne s’agit ici que d’une proposition tout-à-fait élémentaire ; que serait-ce donc s’il était question de quelque théorème de mécanique, tel, par exemple, que celui des vitesses virtuelles ou de la conservation des forces vives.

C’est donc bien à tort que l’on reproche aux savans de ne point parler la langue vulgaire, et d’en créer une exclusivement destinée à leur usage ; c’est au fond leur reprocher de s’occuper d’autres objets que ceux dont s’occupe le vulgaire, ou d’envisager les objets sous d’autres rapports. Ce n’est point volontairement, c’est tout-à-fait par contrainte qu’ils créent des mots nouveaux, à mesure qu’ils pénètrent plus avant dans leurs recherches ; peut-être même pourrait-on leur reprocher, au contraire, de ne pas user assez largement de cette faculté ; il y a apparence qu’alors beaucoup de parties des sciences deviendraient d’une étude plus facile ; précisément parce que les propositions dont ces parties se composent deviendraient d’un énoncé plus brief[1].

C’est en imitant exactement ce que font les algébristes lorsqu’ils calculent que l’on pourra parvenir à éluder cet inconvénient des longues phrases. À mesure qu’ils s’aperçoivent que leurs résultats se compliquent, ils ont soin de désigner par un caractère unique chacune des combinaisons de lettres qui s’y trouvent répétées plusieurs fois ; ils opèrent ensuite sur les nouveaux symboles qu’ils ont ainsi institués comme ils l’avaient fait sur les premiers ; et, si leurs formules se compliquent de nouveau, ils les simplifient encore par un semblable procédé, et parviennent enfin, par l’application répétée du même artifice, à un dernier résultat dont la simplicité n’a, pour ainsi dire, d’autres limites que celles qu’il leur plaît de lui assigner. À la vérité, ce résultat final renferme autre chose que les élémens primitifs de la question à laquelle il se rapporte, et peut même ne renfermer aucun de ces élémens ; mais il n’en est pas pour cela moins intelligible, puisque les symboles dont il se compose représentent des combinaisons connues soit de ces élémens, soit d’autres symboles intermédiaires, qui en sont eux-mêmes des combinaisons absolument déterminées. C’est ainsi, par exemple, que si l’on a la formule

en y faisant

elle devient

qui devient elle-même

en posant à la fois

C’est encore ainsi que continuellement, dans le calcul, on remplace les séries




par les abréviations

Si donc on ne veut pas que les propositions se compliquent de plus en plus, à mesure qu’on avance dans les sciences, il faut pareillement créer des mots nouveaux pour désigner les combinaisons d’idées, rapports ou vues de l’esprit dont on prévoit que la considération pourra s’offrir fréquemment, et que, sans cet artifice, on ne pourrait exprimer que par de longues phrases. Il est donc vrai de dire qu’en créant ou en perfectionnant une science on se trouve inévitablement conduit à créer ou à perfectionner une langue ; et il est encore vrai de dire que, de même qu’en algèbre, un choix heureux de notations rend les calculs beaucoup plus faciles à suivre et à exécuter, la bonne composition de la langue d’une science, quoiqu’elle ne constitue pas seule la science, est singulièrement propre à en faciliter l’étude et à en hâter les progrès.

En ayant donc l’attention, toutes les fois du moins que le besoin ou l’utilité s’en fera sentir, de remplacer une collection de mots par un mot unique équivalent, il arrivera que les propositions placées aux dernières limites des sciences ne seront pas plus compliquées que les propositions élémentaires desquelles elles auront été déduites ; et, bien qu’elles soient formées de mots différens de ceux qu’on avait employés dans l’énoncé de celles-ci, elles n’en seront pas pour cela moins intelligibles, puisque le sens de chacun des mots dans lesquels elles seront exprimées pourra toujours être indiqué à l’aide d’autres mots dont la signification précise aura été antérieurement fixée.

On pourrait objecter ici qu’en remplaçant ainsi une collection de mots par un mot unique, l’esprit n’en sera pas moins obligé de porter son attention sur la totalité des idées dont on l’aura constitué le symbole, et qu’ainsi on n’évitera qu’en apparence l’inconvénient des longues phrases et l’obscurité qu’elles entraînent. Mais, outre qu’une expérience constante montre assez tout l’avantage que nous retirons de ces sortes d’abréviations, soit dans le discours, soit lorsqu’en nous-mêmes nous nous aidons des mots pour penser, on peut observer que, lorsqu’une idée est exprimée par un grand nombre de mots, nous ne pouvons la saisir nettement et la distinguer sûrement de toute autre idée dont l’expression aurait des points nombreux de ressemblance avec la sienne, qu’autant que notre attention se porte successivement, et même à plusieurs reprises, sur tous les mots qui l’expriment ; tandis qu’au contraire, en remplaçant une collection de mots par un mot unique, dès-lors que nous nous sommes une fois rendue bien familière la signification de ce mot, il peint nettement à notre esprit la collection d’idées qu’il est destiné à rappeler. On se convaincra au surplus, d’une manière tout-à-fait frappante, de l’exactitude de ces réflexions, en réfléchissant à l’embarras extrême où nous nous trouverions si les noms des nombres n’étaient point inventés, et si nous étions forcés de les suppléer par renonciation distincte de toutes les unités que ces nombres renferment.

Ce ne peut donc être, au plus, que les premières fois qu’un mot nouveau vient s’offrir à nous, que nous sommes obligés de nous rappeler, d’une manière explicite, toutes les idées qu’il exprime ; aussi éprouvons-nous que c’est alors seulement que son usage nous cause quelque embarras ; mais cet embarras disparaît bientôt par l’effet de l’habitude ; et nous ne tardons pas à trouver, au contraire, un très-grand secours dans l’usage de cette même expression dont, au premier abord, nous avions à peine entrevu l’utilité. C’est ainsi, en particulier, que toute la science du calcul repose sur la puissance des mots, c’est-à-dire, sur l’emploi des dénominations des diverses collections d’unités. On doit ajouter encore qu’assez souvent on peut raisonner sur les mots sans qu’il soit besoin de s’enquérir de leur signification, tout comme en algèbre on exécute des calculs, sans songer aucunement à ce que représentent les symboles sur lesquels on opère.

Mais comme enfin les mots ne sont au fond que de vains sons, tout-à-fait insignifians par eux-mêmes, et ne pouvant devenir les signes de nos pensées qu’en vertu d’une convention ; et comme d’ailleurs il est impossible soit d’en faire un emploi convenable, soit de comprendre l’usage qu’en font ceux qui nous parlent, sans être au courant de cette convention, il est d’une nécessité rigoureuse, toutes les fois qu’on introduit des mots nouveaux dans le langage, d’en circonscrire nettement le sens ; et c’est là ce qu’on appelle les définir. Ainsi, faire une définition, c’est proprement et uniquement annoncer que l’on convient d’exprimer à l’avenir, par un mot unique, choisi arbitrairement, une collection d’idées que, sans le secours de ce mot, on serait obligé d’exprimer par le moyen de plusieurs autres, et conséquemment d’une manière moins briève. Ainsi, par exemple, lorsqu’on dit : j’appelle nombre premier un nombre entier qui n’a d’autres diviseurs que lui-même et l’unité ; j’appelle diamètre d’un cercle une ligne droite qui, passant par son centre, se termine, de part et d’autre, à sa circonférence, on fait des définitions. La définition ne fait donc autre chose qu’établir une identité de sens entre deux expressions d’une même collection d’idées dont la plus simple est nouvelle et arbitraire, tandis que l’autre, plus composée, est énoncée en mots dont le sens se trouve déjà fixé, soit par l’usage, soit par une convention antérieure. Demander donc si l’on doit définir les mots, c’est demander à peu près s’il faut parler à la manière des perroquets, sans attacher aucune idée nette aux mots qu’on prononce ; c’est demander s’il est permis d’introduire un nouveau symbole dans un calcul algébrique sans faire connaître quelle est la fonction des quantités déjà connues que ce symbole représente.

D’après l’idée que nous venons de donner des définitions, il semblerait qu’elles dussent être tout-à-fait arbitraires ; on les a néanmoins assujetties à des règles parmi lesquelles, au surplus, deux seulement paraissent d’obligation rigoureuse, mais qui pourtant sont toutes bonnes à observer ; voici en peu de mots à quoi elles se réduisent :

I. La définition doit renfermer un mot et ne doit renfermer qu’un seul mot dont la signification n’ait pas été antérieurement déterminée. Il est clair, en effet, qu’une définition qui ne renfermerait dans son énoncé que des mots connus ne serait point proprement une définition, puisqu’elle ne fixerait le sens d’aucun mot. Elle ne pourrait être considérée que comme un théorème, lequel aurait besoin d’être prouvé. D’un autre côté, une définition qui présenterait dans son énoncé plusieurs mots dont la signification ne serait pas antérieurement connue ne mériterait pas davantage le nom de définition, puisqu’elle ne pourrait, au plus, qu’établir une relation entre les idées que ces mots expriment, sans fixer proprement le sens d’aucun d’eux. Le premier cas revient à celui où l’on donnerait, en algèbre, la valeur d’une quantité connue en fonction d’autres quantités également connues ; le second revient à celui où l’on exprimerait une quantité inconnue en fonction d’une ou de plusieurs autres quantités tout aussi inconnues qu’elle[2].

La définition ne devant renfermer dans son énoncé qu’un seul mot nouveau, on sent d’après cela qu’il ne saurait être permis de définir un mot à l’aide soit de ce mot lui-même, soit de quelqu’un de ses dérivés ou composés. Cela reviendrait à vouloir, en algèbre, donner la valeur d’une inconnue, soit au moyen de cette inconnue, soit à l’aide de quelqu’une de ses fonctions. Celui qui, par exemple, définirait l’astronomie, la science de l’astronome pécherait évidemment contre ce précepte.

On donne aussi communément comme règle des définitions, de ne point employer le même mot à désigner deux idées ou deux collections d’idées différentes ; mais cette règle, bien importante sans doute, se trouve implicitement comprise dans la première. Si quelqu’un, en effet, par deux définitions distinctes, se permet d’attacher successivement au même mot des idées différentes, rien n’empêchera d’admettre la première de ces définitions, et dès-lors la seconde, ne renfermant plus aucun mot dont le sens ne soit déjà antérieurement fixé, cessera par là même d’être proprement une définition. Ce sera donc un théorème dont on pourra demander la démonstration. C’est ainsi qu’en algèbre, si l’on donne deux valeurs d’un symbole nouveau, en fonction de quantités toutes connues, on pourra fort bien admettre l’une d’elles ; mais il faudra ensuite prouver que l’autre coïncide avec celle-là.

Toutefois, à raison de la répugnance, peu fondée sans doute, que nous avons à forger des mots nouveaux, aussi souvent que nous en éprouvons le besoin ou l’utilité, cette règle, malgré son évidente importance, n’est point prise très à la rigueur dans la pratique ; et on ne rencontre que trop souvent, dans le langage, des mots qui sont pris, tantôt sous une acception et tantôt sous une autre : tels sont, par exemple, les mots ellipse et hyperbole que les rhétoriciens emploient sous une acception très-différente de celle qu’ils ont reçue en géométrie.

L’inconvénient n’est point très-grave encore, lorsque, comme dans cet exemple, les mots dont on fait double emploi ont, dans les deux cas, des significations totalement différentes. Il n’arrive là, en effet, que ce qui arrive en algèbre, lorsque, dans deux questions indépendantes, on se permet de faire usage des mêmes lettres pour représenter des élémens divers ; mais il n’en est plus ainsi, lorsque les diverses acceptions d’un même mot se trouvent avoir entre elles une certaine analogie, et sur-tout lorsque c’est dans une même science qu’elles sont adoptées ; c’est, par exemple, ce qui arrive en géométrie pour les mots axe, pôle, tangente, projection, etc. On se trouve alors à peu près dans le même cas où serait un analiste qui, dans une même question, représenterait, par un même symbole, plusieurs élémens distincts. On ne saurait donc alors user de trop de précaution pour éviter l’équivoque. Ce qu’on peut faire de mieux pour y parvenir, c’est d’ajouter, dans les différens cas, au mot qu’on se propose d’employer à plusieurs usages, des déterminatifs formant avec lui des mots composés dissemblables. C’est à peu près de la même manière que, lorsque dans une même question d’algèbre on juge convenable de représenter plusieurs élémens par une même lettre, on a soin d’affecter cette lettre de divers accens ou de divers indices, dont la combinaison avec elle en forme autant de caractères différens.

II. La définition doit renfermer tout ce qu’il faut pour bien fixer le sens du mot défini : il convient qu’elle ne renferme rien au-delà de ce qui est nécessaire pour remplir cette destination. La première partie de cette règle est évidemment de rigueur ; car l’on sent fort bien qu’en la négligeant on ne ferait point une définition, puisqu’on ne fixerait le sens d’aucun mot. C’est, par exemple, ce qui arriverait si, voulant définir la sphère, on se bornait à dire que c’est une surface courbe. Quant à la seconde partie de la même règle, quoiqu’elle ne soit pas d’observation rigoureuse, il est néanmoins très-bon de s’y conformer ; attendu qu’en toutes choses, tout ce qui ne concourt pas nécessairement au but qu’on se propose est par là même superflu. Ainsi, par exemple, ce serait définir la sphère d’une manière inconvenante que de dire que c’est une surface dont tous les points sont également distans d’un même point et dont toutes les sections par des plans sont des cercles, puisque la première de ces propriétés suffit pour distinguer la sphère de toute autre surface, et que la seconde y est implicitement contenue.

Le défaut de cette attention pourrait même rendre une définition tout-à-fait vicieuse, en y comprenant quelque autre proposition contraire à la nature de l’objet défini ; et c’est ce qui arriverait, par exemple, pour la définition que nous venons de citer, si la sphère était de nature à ne pas avoir toutes ses sections circulaires. Dans tous les cas, une définition qui renfermera au-delà de ce qui lui est nécessaire, contiendra par là même implicitement quelque théorème et perdra ainsi la précieuse prérogative de se faire recevoir sans contestation.

La plupart des auteurs de logique prescrivent de définir par le genre et la différence ; c’est-à-dire, qu’ils veulent que, considérant l’objet à définir comme espèce, on énonce le genre dont cette espèce fait partie et le caractère qui distingue cette espèce de toutes les autres du même genre. Cette méthode serait très-bonne à suivre généralement, si nous possédions une classification exacte et complète des objets de nos connaissances ; mais, jusqu’à ce que nous en soyons là, ce serait se tourmenter en pure perte que de vouloir constamment s’assujettir à ce précepte.

Une chose très-essentielle à remarquer, c’est que le but d’une définition n’est point, en général, de nous donner une connaissance complète de l’objet que désigne le mot défini, mais seulement de nous mettre en état de le distinguer nettement de tout ce qui n’est pas lui. Ainsi, par exemple, quelque définition qu’on adopte pour le mot végétal ou pour le mot or, jamais nous ne pourrons nous flatter d’y comprendre toutes les propriétés de ces deux sortes puisque nous ne saurions même nous flatter de les toutes connaître ; mais il suffit que les définitions que l’on donnera de ces deux mots nous mettent en état de distinguer ce qui est or ou végétal de ce qui ne l’est pas.

Il est, au contraire, certains objets de nos pensées qui se trouvent tellement renfermés dans leur définition qu’il est impossible d’en rien dire qui n’y soit implicitement compris ; c’est, en particulier, le cas de tous les objets que l’on considère dans les sciences exactes, et c’est ainsi, par exemple, qu’on sait tout du cercle, ou du moins qu’il est possible de tout en savoir, lorsqu’on en sait la définition. On pourrait appeler ces sortes de définitions des définitions complètes, en appelant, par opposition, définitions incomplètes, celles qui, suffisantes pour faire discerner un objet de tout autre, ne le sont pas néanmoins pour le faire complètement connaître.

III. Il convient d’imposer des noms à toutes les collections d’idées et aux seules collections d’idées que l’on prévoit devoir se reproduire fréquemment dans le discours. On conçoit, en effet, qu’en négligeant cette double précaution, on s’exposerait tantôt à rendre la langue extrêmement prolixe, et tantôt à la surcharger d’un grand nombre de mots, sans aucun avantage réel. On a fort bien fait, par exemple, de donner des noms aux nombres sur lesquels on opère, dans la multiplication et dans la division, et on ferait peut-être bien, pour les mêmes raisons, d’en donner aussi aux nombres que l’on considère dans l’addition et la soustraction ; mais on ferait également bien sans doute de débarrasser l’astronomie d’une multitude de locutions non moins barbares pour la plupart qu’elles sont superflues, et qui n’ont d’autre effet que de rendre la science d’un abord plus âpre et plus rebutant.

IV. Il convient de définir tous les mois et les seuls mots sur la signification desquels on n’est point généralement d’accord. En effet, les définitions étant destinées à faire connaître le sens des mots, sont par là même inutiles, toutes les fois que ce sens se trouve fixé sans équivoque ; tandis qu’au contraire l’omission d’une définition à l’égard des mots dont le sens n’est point fixé d’une manière uniforme et invariable, ne peut que rendre vagues et équivoques les propositions dans lesquelles ces mots sont employés.

Aussi voit-on que la plupart des disputes, lorsqu’on vient à les examiner de près, se réduisent à de simples disputes de mots, dans lesquelles au fond les deux parties sont d’accord et ne diffèrent que par les diverses acceptions qu’ils attachent aux mêmes mots, et desquelles il résulte que telles propositions qui paraissent évidentes à l’un paraissent au contraire à l’autre d’une fausseté manifeste.

On demande, par exemple, sur les bancs des écoles, si l’âme pense toujours ; et ceux qui soutiennent l’affirmative en donnent pour raison que l’âme est une substance essentiellement pensante ; il est clair, en effet, que, si l’on admet une telle définition de l’âme, l’âme ne peut cesser de penser sans cesser d’être une âme ; mais, par cette définition, on ne fait, à ce qu’il nous paraît, que déplacer la question ; elle se réduit alors, en effet, à celle-ci : avons-nous constamment une âme dans tous les instans de notre vie ?

De même encore, les physiciens et les chimistes disputeraient moins sur les propriétés essentielles de la matière, s’ils prenaient la peine de faire attention que le nombre et la nature de ces propriétés sont tout-à-fait subordonnés à la définition qu’on voudra adopter du mot matière. Si, par exemple, on appelle matière tout ce qui est capable d’affecter nos sens, on ne pourra contester la matérialité de la cause de la chaleur, de celles de la lumière et de celles des phénomènes magnétiques et électriques, quand même l’impondérabilité de ces divers agens serait aussi bien prouvée qu’elle l’est peu. Que si, au contraire, on appelle simplement matière toute portion d’étendue impénétrable, la question de la matérialité du calorique de la lumière, de l’électricité et du magnétisme se réduira à examiner si ces êtres jouissent ou ne jouissent pas de l’étendue et de l’impénétrabilité.

Non seulement on ne doit pas définir tous les mots, mais il est même des mots que l’on tenterait vainement de définir ; et cette impossibilité résulte de la nature même de la chose. Puisqu’en effet, définir un mot, c’est en expliquer le sens, à l’aide d’autres mots dont la signification a déjà été antérieurement fixée ; on sent qu’on ne pourrait tenter de définir tous les mots, sans tomber dans un cercle vicieux inévitable[3]. Les mots qu’on ne saurait définir sont principalement ceux qui expriment des idées simples, soit physiques, comme il arrive pour les noms des couleurs, des odeurs, des saveurs, des sons, etc., soit métaphysiques, comme il arrive pour les noms des passions, affections ou faculté de l’âme, pour les propositions, pour les mots étendue, durée, ressemblance, différence, etc. On ne saurait non plus définir les noms des individus, attendu que les qualités qui les constituent tels sont presque innombrables et nous sont le plus souvent inconnues pour la plupart. Enfin, il est presque impossible de définir les mots qui expriment des notions abstraites très-compliquées et très-fugitives, tels que ceux de gloire, de justice, de vertu, de bonheur.

Mais, dira-t-on, s’il est impossible de définir tous les mots, comment donc parviendra-t-on à connaître la signification des mots non susceptibles d’être définis ? Nous répondrons que, s’il s’agit de mots qui expriment des idées sensibles, on parviendra à en faire comprendre le sens, en produisant la sensation à laquelle ils répondent, en même temps qu’on les prononcera. Mais, il est encore certaines précautions délicates sans lesquelles les tentatives de cette sorte d’enseignement pourraient devenir tout-à-fait infructueuses. Si, par exemple, dans la vue de faire connaître à un enfant en bas âge la signification du mot rouge, on met simultanément sous ses yeux des Cerises, des Fraises, des Groseilles, des Framboises, etc., il sera fort à craindre qu’il ne prenne le change et n’attache au mot rouge le sens que nous attachons au mot fruit. Il faudra donc choisir de préférence des objets tout-à-fait disparates d’ailleurs, et n’ayant, pour ainsi dire, d’autres propriétés communes que celle que désigne le mot dont il s’agit de faire connaître la signification. Ainsi, par exemple, dans le cas actuel, on fera convenablement de prendre pour objet d’expérience une fleur, un fruit, du vin et un morceau d’étoffe. Si, au surplus, on n’a pas sous la main ces divers objets, et que leurs noms soient déjà connus de celui à qui on s’adresse, il suffira de les lui rappeler. Ainsi, par exemple, en lui disant successivement

Le sang est rouge,

Une pivoine est rouge,

Une fraise est rouge,

L’écarlate est rouge,

Etc., etc., etc. ;

il y a tout lieu de croire qu’il se formera une idée nette de la signification du mot rouge.

La ressource que nous venons d’indiquer, comme propre à faire connaître la signification des mots qui, exprimant des idées sensibles, ne sont point susceptibles de définition, ne saurait évidemment être employée vis-à-vis des êtres privés de l’organe auquel ces idées sont relatives ; et voilà pourquoi, par exemple, pour les aveugles de naissance, les noms des couleurs ne seront éternellement que de vains sons, auxquels il nous sera à jamais impossible de leur faire attacher les idées que ces sons réveillent en nous. L’homme doué d’un sens de plus serait exactement dans la même situation à notre égard.

Si un mot exprime une idée simple intellectuelle, tel que les mots désirer, craindre, se ressouvenir, etc., ou une idée de relation, telle que les mots dessus, dessous, dedans, dehors, etc. ; ce ne sera guères que, par une observation attentive et long-temps prolongée, des diverses circonstances dans lesquelles ce mot est employé par ceux qui en connaissent bien la valeur, que l’on pourra parvenir à en découvrir l’exacte signification, et se mettre soi-même en état d’en faire un emploi convenable.

On voit par là, pour le dire en passant, de quelle importance il peut être de placer près des enfans en bas âge des personnes intelligentes qui sachent leur faire acquérir de bonne heure une connaissance exacte de leur langue, connaissance au défaut de laquelle ils ne pourraient retirer que des fruits tardifs et souvent très-imparfaits de l’éducation du monde, bien autrement importante que celle qu’on reçoit dans les colléges.

Le moyen que nous venons d’indiquer comme propre à acquérir l’intelligence de mots qui expriment des idées simples intellectuelles, peut être généralement employé à la recherche de la signification de tous les mots d’une langue ; et dès qu’on en connaît un certain nombre, des lectures choisies et la fréquentation des gens qui parlent bien, suffisent pour acquérir peu à peu l’intelligence de tous les autres. C’est, en effet, de cette manière que les enfans en bas âge, le peuple et même les gens lettrés parviennent, sans le secours des définitions et des vocabulaires, à apprendre peu à peu leur langue, et c’est encore de la même manière que nous apprenons souvent les langues étrangères par le seul séjour dans les pays où elles sont généralement en usage. On conçoit fort bien, en effet, que, si une phrase contient un seul mot dont la signification nous soit inconnue, l’énoncé de cette phrase pourra souvent suffire pour nous en révéler la valeur. Si, par exemple, on dit à quelqu’un qui connaît bien les mots triangle et quadrilatère, mais qui n’a jamais entendu prononcer le mot diagonale, que chacune des deux diagonales d’un quadrilatère le divise en deux triangles, il concevra sur-le champ ce que c’est qu’une diagonale, et le concevra d’autant mieux que c’est ici la seule ligne qui puisse diviser le quadrilatère en triangles.

Ces sortes de phrases, qui donnent ainsi l’intelligence de l’un des mots dont elles se composent, au moyen de la signification connue des autres, pourraient être appelées définitions implicites, par opposition aux définitions ordinaires qu’on appellerait définitions explicites ; et l’on voit qu’il y aurait entre les unes et les autres la même différence qui existe entre les équations résolues et les équations non résolues. On conçoit aussi que, de même que deux équations entre deux inconnues les déterminent l’une et l’autre, deux phrases qui contiennent deux mots nouveaux, combinés avec des mots connus, peuvent souvent en déterminer le sens ; et on peut en dire autant d’un plus grand nombre de mots nouveaux combinés avec des mots connus, dans un pareil nombre de phrases ; mais il y a ici à exécuter une sorte d’élimination qui peut devenir d’autant plus pénible que le nombre des mots dont il s’agit est lui-même plus considérable.

Quoi qu’il en soit, ces considérations semblent très-propres à expliquer comment un ouvrage qui, à une première lecture, nous avait semblé obscur, à raison d’un grand nombre de mots que l’auteur y avait employés sans les définir, et qui ne nous étaient point familiers, nous devient ensuite, par des lectures réitérées, de plus en plus intelligible, et nous le devient au point de pouvoir définir nous-mêmes ces mêmes mots qui, au premier abord, nous avaient causé tant d’embarras. Les mêmes considérations expliquent aussi fort bien comment la connaissance une fois acquise d’un certain nombre de mots d’une langue étrangère, nous conduit peu à peu, par la seule fréquentation de ceux qui la parlent et la lecture des écrivains qu’elle possède, sans le secours d’aucun dictionnaire ou moyen auxiliaire quelconque, à la parfaite intelligence de tous les mots de cette langue. C’est là, en particulier, un moyen dont on pourrait profiter avec avantage pour l’enseignement des langues mortes dans nos écoles. Un de ses fruits les plus précieux serait d’exercer perpétuellement le jugement pour lequel, en général, on fait si peu dans nos gothiques systèmes d’éducation.

« Parce qu’il y a des mots qu’on peut définir, dit Condillac, on a voulu les définir tous »[4] ; mais, parce qu’il y a des mots qu’on ne saurait définir, Condillac en a conclu qu’il n’en fallait définir aucun, ce qui n’est guère plus sensé. Il cite pour exemple le mot triangle, et prétend que, pour faire comprendre la signification de ce mot, on n’a rien de mieux à faire que de montrer l’objet qu’il désigne ; mais, qui ne voit que le mot triangle, comme la plupart des mots de nos langues, n’exprime pas un être unique et individuel, mais une infinité de figures, différentes de forme et de grandeur ; de sorte que quelqu’un qui en aurait vu mille, serait bien loin de les connaître toutes ; tandis qu’elles sont toutes comprises dans la définition qu’on en donne, et qu’elles ne peuvent toutes se trouver que là. Il n’est pas même rare de rencontrer des gens étrangers à la géométrie qui, par ignorance de l’exacte définition du mot triangle, se persuadent que, pour qu’une figure mérite cette dénomination, il est nécessaire que deux de ses côtés soient égaux, que le troisième soit horizontal et que le sommet opposé soit tourné vers le haut ; il en est même quelques-uns qui, outre ces conditions, exigent de plus l’égalité des trois côtés[5]. Toutes ces méprises sont une conséquence toute naturelle du défaut de définition.

Mais il y a plus, et il est absolument impossible qu’on nous montre un seul triangle tel que ceux que la géométrie considère et que désigne leur définition commune. On sait, en effet, qu’elle suppose et qu’elle est même obligée de supposer que la surface du triangle est rigoureusement plane, et que ses limites sont des lignes sans largeur ni épaisseur, et exactement droites ; or, ce n’est certainement pas avec nos instrumens grossiers et nos moyens imparfaits d’apercevoir que nous réaliserons de semblables conceptions de notre esprit. Il est donc rigoureusement vrai de dire qu’à proprement parler, nous n’avons jamais vu ni ne saurions jamais voir de véritables triangles ; et que ces figures, purement idéales, ne nous sont uniquement connues que par leur définition.

« Pour découvrir les propriétés d’une chose, poursuit Condillac, il faut la voir. » Cela est faux ; et il y a même des cas où la vue de la chose ne saurait suppléer à la définition. Nous n’en donnerons pour exemple que le Chiliogone, que l’on pourrait contempler long-temps sans être seulement bien certain du nombre de ses côtés ; tandis qu’on en découvre très-facilement toutes les propriétés sur sa simple définition.

Condillac veut qu’on remplace les définitions par des analises ; mais, ou ces analises ne détermineront pas le sens précis des mots, auquel cas elles seront insuffisantes, ou bien elles le détermineront, et alors elles seront de véritables définitions, quelque dénomination qu’on prétende d’ailleurs leur donner. Les définitions sont, à quelques égards, une sorte de synthèse, puisqu’elles composent plusieurs idées en une seule ; puisqu’elles fondent plusieurs symboles dans un symbole unique ; mais, en admettant même qu’on puisse y trouver quelque chose d’analitique, faut-il donc appeler indistinctement et uniquement analises toutes les opérations de notre esprit ? Et, parce que tous les êtres qui affectent nos sens sont des corps, croirait-on faire une utile révolution dans la physique ; croirait-on en rendre la langue plus claire et l’étude plus facile, en ne désignant que par cette seule dénomination tous les objets matériels dont elle s’occupe ?

Condillac reproche enfin aux logiciens l’usage où ils sont de ranger les définitions dans la classe des principes, et il se fonde sur ce que ce sont les sensations et non les définitions, qui sont les principes de toutes nos connaissances ; mais, c’est ici évidemment une très-mauvaise chicane ; il en est, en effet, du mot principe comme de tant d’autres qui sont pris tantôt sous une acception et tantôt sous une autre. Il est bien vrai que le mot principe, pris dans le sens le plus étroit, veut dire, commencement, source, origine ; et, sous ce point de vue, nous accorderons, tant qu’on voudra, que nos sensations sont le principe commun de toutes nos connaissances ; mais on se sert aussi très-fréquemment du même mot pour désigner une maxime certaine sur laquelle on peut s’appuyer en toute confiance, et qu’on peut prendre pour base dans ses recherches ; et c’est ainsi qu’on donne souvent le nom de principe à une proposition qui résulte elle-même d’un grand nombre d’autres. Cette dernière acception du mot principe n’est pas, au surplus, aussi étrangère à la première qu’on pourrait être d’abord porté à le croire. On voit, en effet, que, si éloignée que soit une proposition des notions premières d’où elle tire son origine, elle peut, dès-lors qu’elle est vraie, donner naissance à un grand nombre de conséquences, dont elle devient, à son tour, la source et l’origine commune, c’est-à-dire, le principe ; et c’est ainsi que, dans la nature, tout est, tour à tour, effet et cause.

Lors donc qu’on dit que les définitions sont des principes, on veut seulement faire entendre par là que, ne pouvant être refusées, elles doivent être employées dans le raisonnement, comme autant de propositions incontestables ; et cette assertion ne présente rien qui ne soit d’une parfaite exactitude. On pourrait encore dire, au surplus, que les définitions sont des principes, en ce sens, qu’avant de parcourir la série des propositions dont une science se compose, il est nécessaire de s’enquérir d’abord soigneusement de la signification des termes dans lesquels ces propositions sont énoncées.

On voit qu’ici nous regardons les définitions comme tout-à-fait libres et arbitraires ; car ce n’est qu’en les considérant ainsi qu’on ne saurait les contester. Cela vient de ce que nous ne considérons que des définitions de noms et que nous rejetons tout-à-fait l’emploi des définitions de choses. Si nous avons bien compris ce qu’ont écrit les logiciens sur ce sujet, il paraît que cette dernière sorte de définition ne diffère uniquement de la première qu’en ce que celui qui l’énonce ne prétend pas fixer le sens du mot défini ; mais que, prenant ce mot suivant l’acception générale, il prétend simplement expliquer quelle est cette acception. Il suppose donc que ce mot est entendu de la même manière par tout le monde ; et, s’il en est ainsi, il rentre dès-lors dans la classe des mots qu’il est superflu de définir.

Nous ne voyons guères qu’un cas où les définitions ne soient point libres, et c’est celui où se trouvent ceux qui rédigent les vocabulaires des langues. Leur tâche est, en effet, de nous expliquer, non pas le sens qu’il leur plaît d’attacher aux mots, mais bien celui que l’usage général y attache. Ils se constituent donc, en quelque sorte, les interprètes du public ; et il faut conséquemment qu’ils en soient des interprètes fidèles. Mais la tâche qu’ils s’imposent est d’autant plus délicate et difficile que souvent on n’est point très-généralement d’accord sur la signification d’un grand nombre de mots, et que quelquefois même cette signification varie avec les temps et les lieux.

En résumé, la distinction des définitions en définitions de noms et en définitions de choses paraît pouvoir être réduite à dire qu’une définition doit être admise sans contestation ou bien peut être refusée, suivant qu’elle commence par ces mots : j’appelle, ou par ceux-ci : on appelle.

V. Il convient de ne pas détourner les mots, par des définitions, de la signification que l’usage général leur a attribué. On sent, en effet, que, sans cette précaution, ceux à qui l’on parlerait, ou pour qui l’on écrirait, perdant bientôt de vue la nouvelle acception donnée aux mots, seraient tôt ou tard entraînés à les entendre dans l’acception vulgaire, ce qui dénaturerait totalement le sens du discours, et pourrait même le rendre tout-à-fait inintelligible. C’est pourtant là ce que font fréquemment les écrivains en métaphysique ; et nous ne voudrions pas même répondre que, maîtrisés eux-mêmes par d’anciennes habitudes, il ne leur arrive pas quelquefois d’employer le même mot tantôt dans le sens vulgaire et tantôt sous l’acception nouvelle qu’il leur a plu d’y attacher ; voilà probablement ce qui rend la plupart de leurs ouvrages d’une lecture si difficile et si rebutante.

On sent que ce serait une égale inconvenance de donner, par une définition, une dénomination nouvelle à une collection d’idées à laquelle l’usage général aurait déjà affecté une autre dénomination. C’est pourtant là ce que ne se permettent que trop souvent des écrivains qui se persuadent et cherchent à persuader à leurs lecteurs qu’ils ont des idées nouvelles, par cela seul qu’ils expriment en termes nouveaux des idées quelquefois fort communes et fort triviales, si même elles ne sont tout-à-fait fausses.

Aux règles diverses que nous venons d’indiquer, touchant les définitions, quelques logiciens ajoutent celle de n’employer, autant qu’il est possible, dans la définition, que des idées positives, et, en général, cette règle est fort bonne à observer. Cependant, comme il est beaucoup d’objets desquels nous savons beaucoup moins ce qu’ils sont que ce qu’ils ne sont pas, on ne doit faire aucune difficulté de s’écarter de ce précepte, toutes les fois qu’il en peut résulter quelque avantage sous le rapport de la clarté et de la brièveté. Il nous paraît, par exemple, que M. Legendre a très-nettement défini la ligne courbe, en disant que c’est une ligne qui n’est ni droite ni composée de lignes droites.

On donne aussi pour règle des définitions que, dans le discours, la définition puisse toujours être substituée au mot défini, sans que le sens en soit aucunement altéré. Mais il nous paraît que c’est moins là une règle des définitions, qu’une règle sur l’emploi des mots. Si, en effet, quelqu’un, après avoir défini un mot, l’emploie sous une acception différente de celle qu’il lui aura lui-même assignée, il aura tort sans doute ; mais sa définition n’en sera pas pour cela moins admissible : c’est son langage et non cette définition qu’il devra réformer.

Mais il est un objet que les écrivains même qui ont traité le plus au long des définitions ont totalement passé sous silence : c’est ce qui concerne le choix des mots. La raison en est sans doute que ces écrivains, uniquement littérateurs, pour la plupart, ont pensé qu’il n’y avait plus de mots à créer. Mais, puisque le progrès toujours croissant des sciences oblige chaque jour d’y introduire des mots nouveaux ; puisque quelques-unes ont senti le besoin de réformer entièrement leur langue ; et puisque, si ce besoin n’a pas été aussi impérieusement senti pour d’autres sciences, il n’en est peut-être pas pour cela moins réel, il convient, avant de terminer de nous arrêter un moment sur ce sujet.

En principe, il est rigoureusement vrai de dire que rien n’est plus indifférent en soi que le choix des signes que nous destinons à exprimer nos pensées ; et que tout ce qu’on peut raisonnablement exiger d’eux est qu’ils ne soient ni trop longs ni d’une prononciation trop difficile et trop peu analogue à la conformation de nos organes et aux habitudes qu’ils ont contractées. Il semblerait donc qu’en se conformant d’ailleurs à ces indications du bon sens, il devrait être permis de choisir, d’une manière tout-à-fait arbitraire, les signes nouveaux dont de nouvelles idées peuvent réclamer l’usage. La vérité est pourtant que, dans nos langues modernes, il n’existe pas un seul mot qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, ait été formé de toutes pièces ; pas un seul qui ne soit dérivé d’une manière plus ou moins directe des langues auxquelles les nôtres ont succédé ; et dont les mots ont été sans doute dérivés de la même manière de ceux de quelque autre langue plus ancienne. Il est même très-vrai de dire que l’opinion est aujourd’hui tellement formée, ou, pour mieux dire, égarée, sur ce point, qu’un écrivain qui, ayant à exprimer quelque idée nouvelle, y attacherait un signe tout-à-fait nouveau, et qui ne serait dérivé d’aucune langue connue, serait sûr d’indisposer contre lui une multitude de gens qui jamais ne consentiraient à faire usage d’un mot ainsi créé.

C’est l’habitude constante où nous sommes de dériver ainsi les mots des langues plus modernes de ceux des langues qui le sont moins qui a donné naissance à la science des Étymologies, à laquelle, faute de l’avoir envisagée sous son véritable point de vue, on a peut-être attaché beaucoup trop d’importance. On a voulu, en particulier, en faire une sorte de supplément aux définitions ; et des gens plus érudits que judicieux n’ont pas même paru très-éloignés de croire que l’on ne pouvait bien posséder une science sans connaître les langues d’où elle a emprunté les termes qui lui sont propres[6].

Nous conviendrons très-volontiers que c’est une recherche à la fois curieuse et utile que celle de la filiation, des mutations et altérations progressives des divers signes auxquels les hommes ont eu successivement recours, pour noter et communiquer leurs pensées. Quoiqu’il paraisse que les Grecs, nos maîtres et nos modèles dans tous les genres de littérature, se soient assez peu souciés de ce genre de savoir[7] ; nous accorderons sans peine qu’il peut n’être pas tout-à-fait sans fruits dans l’étude même des langues modernes. La recherche des étymologies peut fournir d’ailleurs des lumières très-précieuses sur les temps éloignés de nous, en servant d’appui et quelquefois même de supplément à l’histoire des peuples, en nous faisant, pour ainsi dire, assister aux premières combinaisons d’idées qu’ils ont formées, en développant à nos yeux le tableau graduel du progrès de leur intelligence, et en nous révélant le secret de leurs diverses migrations. Mais, là paraît devoir se borner le domaine de la science étymologique ; et chercher à l’étendre plus loin, ce serait vouloir compliquer l’étude des sciences de difficultés qui ne lui seraient pas moins inutiles qu’étrangères. Ne serait-il pas absurde, en effet, d’attacher nécessairement le succès dans l’étude d’une science au plus ou moins d’intelligence des langues d’où il a plu à ses inventeurs de tirer les mots qu’on y emploie ; et n’en résulterait-il pas cette conséquence tout-à-fait insoutenable, qu’une science qui n’aurait emprunté ses expressions à aucune langue connue ne pourrait être enseignée ni apprise ? Pense-t-on, par exemple, que celui qui étudie l’arithmétique aura une idée beaucoup plus exacte de la science du calcul, lorsqu’on lui aura révélé que le nom de cette science vient du mot latin Calculus ? Ne sera-t-il pas fondé à demander ensuite d’où vient à son tour ce dernier mot, et pourquoi les Romains l’employaient de préférence à tout autre, pour désigner les petites pierres ou jetons dont ils se servaient pour compter ? Et, de question en question, l’étymologiste ne se trouverait-il pas bientôt réduit au silence, ou, ce qui est peut-être pis, ne serait-il pas entraîné à chercher son refuge dans les savantes rêveries débitées par Court-de-Gebelin et quelques autres sur la prétendue langue primitive ?

En vain les défenseurs des étymologies diront-ils qu’en formant nos mots de portions de mots prises dans d’autres langues, nous obtenons l’avantage de montrer, dans leur contexture, leur véritable signification, et les relations qui les lient entre eux ; on pourrait toujours leur objecter, avec fondement, qu’outre qu’on atteindrait à peu près le même but avec des mots formés de toutes pièces, en supposant les avantages de cette pratique aussi réels qu’ils le supposent, ce ne serait jamais qu’une très-faible portion de la société qui en pourrait recueillir les fruits ; le nombre des hommes versés dans la connaissance des langues savantes devant toujours être incomparablement moindre que le nombre de ceux à qui ces langues sont tout-à-fait étrangères. Mais la vérité est que, loin que le recours aux étymologies soit un moyen infaillible de découvrir la véritable signification des mots ; il n’est propre, au contraire, qu’à nous induire fréquemment en erreur ; attendu qu’il est bien peu d’étymologies précises, bien peu sur lesquelles on puisse compter avec quelque certitude ; et que, parmi celles-ci, il en est une foule qui s’écartent notamment de la signification que l’usage général a attachée aux mots, ou qui même sont tout-à fait opposées à cette signification[8].

Ce n’est donc point par des étymologies, très-souvent ignorées, fréquemment incertaines et quelquefois trompeuses, mais seulement par des définitions exactes, que l’on doit chercher à s’instruire de la véritable signification des mots en usage dans les sciences et sur-tout dans les sciences de raisonnement. Nous sommes loin, toutefois, de blâmer l’usage où sont les savans de tirer des langues mortes les mots dont ils ont besoin pour désigner des objets nouveaux. Il est plus simple et plus naturel, en effet, de faire rentrer dans la circulation des mots déjà existans, connus du moins des hommes lettrés de tous les pays, appartenant à des langues à l’abri de toutes vicissitudes, et pouvant ainsi s’introduire sans altération sensible dans tous les idiomes modernes, que d’en forger de tout-à-fait nouveaux qui ne pourraient offrir les mêmes avantages[9] ; mais il ne faut point attacher à cette pratique plus d’importance qu’elle n’en offre réellement.

Ce n’est point là, en effet, ce qui constitue la perfection des langues. Une langue sera toujours bien faite, si une abondante simplicité et une rigoureuse analogie ont précédé à sa formation ; c’est-à-dire, si ses mots radicaux, quelle qu’en puisse être d’ailleurs l’origine, sont très-courts, et offrent, dans leur plus ou moins grande ressemblance, le tableau fidèle du plus ou du moins d’analogie entre les idées simples qu’ils sont destinés à rappeler ; si de plus elle a des mots propres à exprimer, sans périphrases, toutes les idées, tous les rapports, toutes les vues de l’esprit qui sont de nature à se représenter fréquemment ; et si enfin, ces mots offrent, dans leur contexture, une sorte de tableau raccourci des diverses collections d’idées simples dont ils sont les signes. Mais on ne doit pas perdre de vue que, quelque désirables que puissent être pour les langues ces diverses qualités, les raisonnemens faits dans une langue, quelque imparfaite qu’elle soit d’ailleurs, pourront toujours être rigoureux, si tous les mots dont la signification pourrait laisser quelques nuages dans l’esprit peuvent y être nettement définis à l’aide de ceux dont, au contraire, la signification ne présente aucune sorte d’équivoque. C’est ainsi, qu’en algèbre, bien qu’un mauvais choix de notations puisse rendre les calculs plus pénibles, il ne saurait toutefois altérer la rigueur de leurs résultats.

On sent assez, d’après tout ce qui précède, ce que l’on doit penser de l’excessive délicatesse de quelques érudits qui jugent un mot mal fait, et le frappent de proscription, par cela seul qu’il est composé de parties dérivées de diverses langues ; du latin et du grec, par exemple. Il est évident qu’il ne peut y avoir à cela aucune sorte d’inconvénient, et que même on ne doit pas faire difficulté d’en user ainsi, si l’on pense que le mot rendra mieux l’idée qu’il doit rappeler, ou si seulement il en devient plus aisé à prononcer ou plus agréable à l’oreille. Nous n’hésiterions pas même à conseiller de forger des mots arbitrairement, sans les dériver d’aucune langue, toutes les fois que cette dérivation pourrait induire en erreur sur leur véritable sens, si nous ne pensions qu’il est convenable de toujours se plier aux usages établis, lors même que ces usages ne peuvent être justifiés aux yeux de la raison.

Nous n’ajouterons plus qu’une réflexion : c’est que, comme on ne peut avancer dans la recherche de la vérité qu’en créant des mots nouveaux, à mesure que de nouvelles combinaisons d’idées viennent s’offrir à la pensée, il est nécessaire, pour que les sciences ne demeurent pas stationnaires, d’en rendre sans cesse la langue de plus en plus riche. Cette remarque s’applique principalement aux sciences exactes que nous avons sur-tout en vue ici. En parcourant leur histoire on a bientôt lieu de s’apercevoir, en effet, que les symboles et les locutions qui y ont été successivement introduits n’ont guère moins contribué à leur avancement que les méditations des hommes de génie qui se sont dévoués à leur culture[10] ; et rien ne paraît plus propre à mettre en évidence la toute-puissante influence des signes sur les idées. On peut donc prévoir que ceux qui sont destinés à en reculer de nouveau les limites, ne parviendront sûrement à leur but qu’autant qu’ils continueront d’user à cet égard de la liberté la plus entière.


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  1. C’est, par exemple, une chose tout-à-fait inconvenante qu’on n’ait pas encore de nom pour désigner et la droite qui divise un angle en deux parties égales et la perpendiculaire sur le milieu d’une droite. Le mot projection peut aussi rendre plus courtes, et conséquemment plus claires, beaucoup de propositions de géométrie ; et cependant il n’y a guère que M. Francœur qui ait songé jusqu’ici à l’introduire dans les élémens.
  2. Il est pourtant des définitions qui, bien que régulières, sembleraient, au premier abord, pécher contre la dernière partie de cette règle : ce sont celles qui ont pour objet des mots composés, tels, par exemple, que ceux-ci : sciences exactes, chimie végétale, anatomie comparée, géométrie descriptive, etc., mais ici chacun de ces mots composés doit être considéré comme n’en formant qu’un seul.

    Il convient aussi d’observer que souvent l’arrangement des mots simples dans le mot composé influe sur la signification de celui-ci ; et c’est ainsi, par exemple, qu’un auteur pauvre peut fort bien ne pas être un pauvre auteur.

  3. Pascal regarde l’impossibilité absolue où nous nous trouvons de définir tous les mots comme une imperfection de nos méthodes ; mais, si l’on ne doit appeler imperfection dans un objet que l’absence d’une qualité qui pourrait s’y trouver, nous ne saurions sur ce point partager l’opinion de l’auteur des Pensées.
  4. Logique, II.e partie, chap. VI.
  5. C’est dans ce sens qu’on entend souvent dire, dans la société, que Paris, Bordeaux et Lyon forment presque un triangle.
  6. C’est, par exemple, une opinion très-répandue que celle de l’utilité de l’étude de la langue grecque, comme préliminaire de celle de la médecine ; et on en donne pour raison le grand nombre des mots que cette science a empruntés à la langue d’Hypocrate ; mais, outre qu’une centaine d’origines grecques au plus serait peut-être suffisante pour la parfaite intelligence de tous les mots employés en médecine, et pourrait être bien connue en moins d’une semaine ; ne pourrait-on pas suppléer même à la connaissance de ces origines par des définitions précises ? Si l’on considère que presque tous les bons ouvrages grecs et latins sur la médecine ont été traduits dans nos langues ; et qu’ici le mérite du style est d’une importance assez mince, on verra que tout le fruit qu’un médecin peut se promettre de l’étude des langues mortes se réduit ou à pouvoir lire dans ces langues quelques ouvrages insignifians, qui n’ont pas paru dignes des honneurs de la traduction, et que les écrits des modernes ont laissés bien loin derrière eux ; ou bien à savoir débiter, en présence des femmes qui entourent le lit d’un malade, quelques aphorismes qu’ils entendent à peine ; mais à l’aide desquels ils se donnent une sorte d’importance aux yeux des sots. L’étude des langues vivantes leur serait d’un tout autre secours : elle les mettrait en possession des progrès que l’art de guérir fait journellement dans l’Europe entière. Mais ceci ne ferait point l’affaire des pédans de colléges qui, pour la plupart, sont tout-à-fait étrangers à ces langues.
  7. On entend chaque jour répéter qu’hors de l’étude du latin et du grec il ne saurait y avoir de salut pour les littérateurs ; et l’on a raison, si l’on convient de n’appeler littérateurs que ceux à qui ces langues sont familières ; car, comme nous l’avons déjà observé plus haut, les définitions sont tout-à-fait libres. Mais si, au contraire, on pense qu’un homme peut mériter le titre d’écrivain, par cela seul qu’il écrit sa propre langue avec pureté et élégance ; on ne verra plus aussi clairement que l’étude de quelque autre langue soit nécessaire pour parvenir à ce but. Les Grecs n’étudiaient uniquement que leur langue, et ils nous ont laissé, en tous genres, des chefs-d’œuvre que nous avouons ne pouvoir atteindre. Les Romains du siècle d’Auguste, outre leur langue, cultivaient la littérature des Grecs ; et nous sommes d’accord qu’ils ne sont pas parvenus à les égaler ; enfin, nous joignons à l’étude de notre propre langue celle de la littérature des Grecs et des Romains ; et nous nous avouons humblement inférieurs aux uns et aux autres. On peut dire sans doute de très-bonnes choses en faveur de l’étude du grec et du latin, comme moyen de parvenir à bien écrire dans les langues modernes ; mais il faut du moins convenir que le succès de cette pratique n’est point prouvé par le fait ; apparemment parce que ses avantages se trouvent plus que compensés par le peu de loisir qu’elle nous laisse pour cultiver notre propre langue ; sur-tout d’après le parti qu’on a pris, dans presque toutes nos écoles, de rendre à dessein l’étude des langues anciennes longue et difficile ; ce qui ne fait pas pourtant que la plupart des jeunes-gens qui en sortent y soient pour cela beaucoup plus habiles.
  8. À combien de bévues ne serait point exposé, par exemple, un citoyen de l’ancienne Rome, bien versé dans la langue d’Athènes, qui, se trouvant, tout-à-coup au milieu de nous, voudrait prendre uniquement l’étymologie pour guide et pour interprète. Nos balances seraient à ses jeux des baromètres ; il ne verrait dans nos géomètres que des arpenteurs, dans nos chimistes que des fondeurs, dans nos barons que des goujats; il traiterait de lucifers les jeunes clercs qui, dans nos églises, portent des flambeaux allumés, et prendrait sans doute nos Chanoines de St-Denis pour des Prêtres de Bacchus.
  9. À condition toutefois que, si la langue dans laquelle on les introduit n’admet pas de cas, on les rendra indéclinables ; ainsi que l’a fait M. Lacroix pour les mots maximum et minimum, et M. Biot pour le mot erratum.
  10. Que ne devons-nous pas, par exemple, à l’usage du mot fonction, pris dans le sens que les géomètres y attachent aujourd’hui ?