Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Analise algébrique, article 1

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ANALISE ALGÉBRIQUE.

Dissertation sur un cas singulier que présente l’approximation
des racines des équations numériques ;

Par M. Gergonne.
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Lorsque, par un moyen quelconque, on est parvenu à la valeur approchée de l’une des racines réelles d’une équation numérique, il est d’usage de diviser son premier membre par le facteur binôme qui répond à cette racine. En négligeant le reste, qui est d’autant plus petit que la racine dont il s’agit est plus approchée, le quotient, égalé à zéro, est l’équation qui doit faire connaître les autres racines de la proposée.

Soit, par exemple, l’équation du troisième degré.

dont on trouve, pour l’une des racines, la valeur approchée en divisant son premier membre, mis, pour plus de commodité, sous cette forme

par le binôme négligeant le petit reste et égalant le quotient à zéro, on aura, pour déterminer approximativement les deux autres racines, l’équation du second degré

laquelle, étant résolue, donnera en outre

Soit, plus généralement, pour le troisième degré, l’équation

de laquelle on ait déduit pour une des valeurs approchées de en divisant son premier membre par le reste de là division sera, comme l’on sait,

or ; dire que est une valeur approchée de , c’est dire, en d’autres termes, que substituée dans le premier membre, le réduit presque à zéro, ou encore que le résultat de sa substitution dans le premier membre est un nombre fort approchant de zéro ; puis donc que ce résultat est précisément le reste de notre division, il en faut conclure que ce reste est presque nul, que conséquemment le quotient est presque exact, et qu’ainsi, égalé à zéro, il fera sensiblement connaître les autres racines de l’équation. On a, de cette manière, l’équation du second degré

laquelle donne, pour les valeurs approchées des deux autres racines,

Ce que nous venons de dire du troisième degré s’étend, comme l’on sait, à tous les autres ; avec cette seule différence qu’on n’y trouve plus les mêmes facilités pour résoudre l’équation privée de la racine déjà obtenue. Mais, dans tous les cas, ce procédé a l’avantage de réduire d’une unité le degré de l’équation à résoudre ; et, si l’on considère combien s’accroit la difficulté de la résolution d’une équation à mesure que son degré s’élève, on sentira que cet avantage n’est point du tout à dédaigner. Aussi, le procédé que nous venons d’indiquer est-il presque universellement indiqué par tous ceux qui ont écrit sur cette matière. Cependant, dans un article récent du présent volume, un de nos collaborateurs a cru pouvoir élever des doutes sur la légitimité de cette opération dans certains cas ; et, comme les motifs qu’il allègue, à l’appui de son opinion, ont quelque chose de spécieux, nous avons pensé qu’il ne serait point hors de propos de prendre la plume pour dissiper ses scrupules et détourner peut-être quelques uns de nos lecteurs de la tentation de les partager.

Soit l’équation du troisième degré

dont une des racines est sensiblement égale à l’unité, puisque la substitution de cette valeur dans le premier membre, à la place de réduit ce premier membre, sinon à zéro, du moins au très-petit nombre Divisons donc, suivant le procédé admis, le premier membre de notre équation par le binôme en négligeant le reste et égalant le quotient à zéro, nous aurons, pour déterminer approximativement les deux autres racines, l’équation

de sorte que ces deux racines sembleraient être et tandis qu’il est patent, par l’inspection de l’équation proposée, qu’elle ne saurait avoir qu’une racine réelle seulement.

La même chose arriverait encore, si l’on partait de la racine approchée en divisant, en effet, par négligeant le reste et égalant le quotient à zéro, on tomberait, pour la détermination des deux autres racines ; sur l’équation

qui les ferait paraître réelles et égales.

On sent qu’à l’inverse, il ne serait pas difficile de former une équation du troisième degré qui, ayant ses trois racines réelles, donnerait néanmoins, en divisant son premier membre par le facteur binôme qui répond à la valeur approchée de l’une d’entre elles, et négligeant le reste, un quotient du second degré qui, égalé à zéro, ferait paraître imaginaires les deux autres racines de cette équation ; et il n’est pas besoin de dire qu’il en serait de même, à plus forte raison, dans les degrés plus élevés. Que doit-on donc penser d’après cela, ajoute-t-on, d’un procédé qui tend à confondre et à faire prendre les uns pour les autres des êtres aussi essentiellement hétérogènes que le sont les quantités réelles et les quantités imaginaires, et à faire paraître possible un problème qui ne l’est pas et vice versâ, Tout cela est fort spécieux, nous l’avouerons si l’on veut ; mais nous espérons que l’on demeurera tout-à-l’heure bien convaincu qu’il n’y a là qu’une pure illusion.

Qu’est-ce, en effet, que résoudre rigoureusement une équation, ou, plus généralement, un nombre quelconque d’équations, entre tant d’inconnues qu’on le voudra ? Tout le monde tombera d’accord que c’est trouver, pour les inconnues que ces équations renferment, un ou plusieurs systèmes de valeurs qui, mises pour ces inconnues dans ces mêmes équations, rendent les deux membres de chacune d’elles rigoureusement égaux, et réduisent conséquemment leurs premiers membres à zéro, si, comme nous le supposons, les seconds le sont déjà. Que ces valeurs soient réelles ou imaginaires, égales ou inégales, c’est ce qui importe fort peu, à considérer les choses sous un point de vue purement analitique et abstrait. Il arrivera seulement que le problème qui aura conduit à ces équations sera tantôt possible et tantôt impossible, aura tantôt un plus grand et tantôt un moindre nombre de solutions.

Qu’est-ce ensuite que résoudre ces mêmes équations par approximation ? On conviendra encore que c’est trouver des systèmes de valeurs des inconnues qui, sans réduire leurs premiers membres à zéro, les rendent du moins très-petits ; et plus ils les rendront petits et plus aussi ces valeurs seront approchées ; elles pourront d’ailleurs, comme dans le premier cas, être indistinctement réelles ou imaginaires, égales ou inégales.

Mais il y a, entre ce cas et le précédent, cette différence essentielle que, tandis que, dans le premier, le nombre et la nature des systèmes de valeurs des inconnues se trouvent tout-à-fait limités et déterminés, ici, au contraire, un système de valeur peut fort bien être remplacé par un autre, qu’on pourra regarder comme lui étant équivalent, en ce sens qu’il aura comme lui la propriété de faire devenir les premiers membres très-petits, par sa substitution à la place des inconnues ; or, il pourra fort bien se faire que telle inconnue qui était réelle dans le premier système, soit au contraire imaginaire dans le second, et vice versâ, sans que pour cela l’un ou l’autre de ces deux systèmes cesse d’être admissible.

Ainsi, pour ne pas sortir du second degré, s’il n’est question seulement que de résoudre, d’une manière approximative, l’équation

on le pourra également soit en donnant à ces deux valeurs réelles et inégales

soit, en admettant ces deux valeurs imaginaires

car, si les unes et les autres ne réduisent pas le premier membre à zéro, elles le rendent du moins très-petit.

Il faut donc nécessairement conclure de tout ceci qu’un procédé approximatif ne saurait être réputé vicieux par cela seul qu’il présentera, sous forme réelle, des valeurs qui, rigoureusement parlant, sont imaginaires, ou, sous forme imaginaire, des valeurs proprement réelles ; l’essentiel, dans tout ceci, est que soit les unes soit les autres valeurs rendent sensiblement égaux à zéro les premiers membres des équations qu’elles seront destinées à résoudre d’une manière approximative.

Mais, dira-t-on, s’il s’agit de faire l’application de ces résultats à des problèmes de géométrie, les mutations dont il vient d’être question ne deviendront-elles pas tout-à-fait intolérables ? Peut-on admettre qu’un problème, lors même qu’il est question seulement de le résoudre par approximation, soit possible ou impossible, à volonté, et soit susceptible aussi à volonté, tantôt d’un plus grand et tantôt d’un moindre nombre de solutions ? Que si, au contraire, ces considérations ne sont recevables que sous un point de vue purement théorique et abstrait, de quelle utilité peuvent-elles être, puisqu’en dernière analise la théorie n’a raisonnablement de prix que comme servant de guide de la pratique ?

Nous répondrons à ces objections en faisant voir qu’au contraire rien n’est plus propre que les considérations géométriques à confirmer et à mettre dans tout son jour la doctrine que nous venons d’établir ; et cela est même si vrai, que ce sont précisément des considérations géométriques qui nous ont mentalement dirigés dans tout ce qui précède.

Pour prendre un exemple fort simple, considérons le problème où il s’agit de mener, par un point donné, une tangente à un cercle, chacun sait que ce problème présente trois cas ; qu’il a deux solutions lorsque le point donné est extérieur au cercle ; que ces deux solutions se réduisent à une seule, lorsque ce point est sur la circonférence ; et qu’enfin il devient impossible lorsque ce même point lui est intérieur.

Voilà pour ce qui concerne une théorie rigoureuse et abstraite ; mais supposons que, sur le terrain, un praticien ait à mener, par un point donné, une tangente à un cercle ; et supposons de plus que le point donné soit si voisin de la circonférence qu’il soit permis de douter s’il est en dedans ou en dehors, ou s’il est précisément sur elle. Notre praticien hésitera-t-il de joindre le point donné au centre du cercle par une droite, de mener par le même point une perpendiculaire à cette droite, et de réputer tangente cette perpendiculaire qui pourtant sera peut-être une sécante ou une droite étrangère au cercle ? et serait-on recevable à lui objecter que peut-être sa prétendue tangente n’existe pas, ou qu’au lieu d’une tangente il en existe deux par le point donné ? À la vérité, il pourrait en être ainsi pour qui y regarderait de plus près ; mais cela se réduit à dire que des racines qui, pour un certain degré d’approximation, peuvent, sans inconvénient, être réputées égales, peuvent, pour un degré d’approximation plus parfait, devenir inégales ou imaginaires ; et c’est justement ce que nous nous sommes proposés d’établir.

Il en ira à peu près de même, lorsqu’il sera question de mener à un cercle une tangente parallèle à une droite donnée ; et à moins d’une précision à laquelle la pratique ne saurait jamais se promettre d’atteindre, il arrivera le plus souvent qu’au lieu d’un seul point commun avec le cercle ; on en aura deux réels au deux imaginaires mais, pour cela, le problème n’en sera pas moins réputé résolu.

On voit par là que, dans l’approximation pratique des racines des équations numériques, on peut fort bien se dispenser du recours à l’équation aux quarrés des différences de ces racines. Toutes les fois, en effet, que, par des substitutions successives, on sera parvenu à une valeur de qui, mise à la place de cette inconnue, dans le premier membre de la proposée, rendra ce premier membre très-petit ; quand bien même le résultat obtenu ne se trouverait environné que d’autres résultats de mêmes signes que lui, on n’en sera pas moins autorisé, et cela sans craindre d’erreur sensible, à admettre dans l’équation deux racines égales au nombre substitué, quoiqu’en rigueur ces deux racines puissent fort bien être inégales ou même imaginaires. Cela revient, en effet, à supposer qu’une courbe parabolique qui a l’un de ses sommets très-voisin de l’axe des a cette droite pour tangente à ce sommet, ce qui est incontestablement permis, lorsqu’il n’est question que de procédés purement approximatifs.

Une conséquence forcée de tout ceci c’est que les imaginaires ne sont pas des êtres aussi essentiellement différens des quantités réelles qu’on est généralement dans l’usage de le supposer ; que les uns et les autres sont comparables à certains égards ; et qu’on peut, sans pécher contre la rigueur du langage mathématique, dire, d’une quantité imaginaire, qu’elle diffère plus ou moins d’une quantité réelle, tout comme on le dirait de deux quantités réelles que l’on comparerait l’une à l’autre ; c’est sans doute ce qu’avait déjà voulu insinuer M. le professeur de Maizières à la page 373 du 1.er volume de ce recueil ; et c’est ce que confirme encore la nouvelle théorie des imaginaires exposée par MM. Français et Argand, aux pages 61, 133, 222 et 364 du IV.e volume des Annales ; et si, dans ce qui précède, nous avons préféré les considérations les plus communes aux secours qu’aurait pu nous fournir une théorie encore contestée ; il n’en est pas moins vrai que les conclusions auxquelles nous sommes parvenus, pourraient, à leur tour, venir à l’appui de cette théorie ; et lui donner une nouvelle sanction.


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