Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 12/Algèbre élémentaire, Article 2

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ALGÈBRE ÉLÉMENTAIRE.

De la recherche des facteurs rationnels des polynomes ;

Par M. Gergonne.
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Soit l’équation générale du cinquième degré

(1)

dans laquelle il nous est permis de supposer tous les coefficiens entiers. Si, après avoir changé les signes, on divise continuellement par en transposant le terme sans après chaque division, il viendra successivement

de sorte qu’au lieu de la proposée, on aura cette suite d’équations

(2)

et la proposée pourra être considérée comme résultant de l’élimination de entre elles. Si, en effet, on prend la somme des produits respectifs des équations (2) par on retombera, toutes réductions faites, sur l’équation (1).

Il suit de là que toutes les valeurs et les seules valeurs de qui vérifieront les équations (2) vérifieront aussi l’équation (1), et réciproquement ; ce qui offre un moyen assez commode de découvrir si un nombre donné est ou n’est pas valeur de l’inconnue.

Si l’on a et que, comme nous l’avons supposé, les coefficiens soient entiers ; et l’on sait qu’on peut toujours transformer l’équation de manière à les faire devenir tels ; il est connu qu’alors toute valeur rationnelle de devra être entière, et il est visible que, dans ce cas, devront également être entiers ; d’où il suit, en particulier, que, dans le même cas, ne pourra être qu’un des diviseurs du dernier terme [1]. La recherche des racines rationnelles de la proposée se réduira donc ainsi à chercher d’abord tous ceux des diviseurs, tant positifs que négatifs, de son dernier terme qui n’excéderont pas les limites extrêmes de ses racines, et à examiner ensuite quels sont ceux de ces diviseurs qui vérifient les équations (2), en discontinuant d’ailleurs la vérification pour tous ceux d’entre eux qui feraient prendre une valeur fractionnaire à quelqu’un des nombres

Cette méthode, qui s’applique évidemment aux équations littérales comme aux équations numériques, est, pour le fond, celle que Bezout a cru devoir substituer à celle de Newton ; mais il a négligé de justifier cette substitution, en prouvant que sa méthode a le double avantage d’être à la fois directe et exclusive ; et les auteurs d’élémens qui ont écrit après lui n’ont peut-être pas assez insisté sur ce point. Voilà sans doute pourquoi, aujourd’hui même, quelques géomètres tiennent encore à la méthode de Newton, qui n’est pourtant qu’un mauvais crible qui, s’il ne laisse passer aucun des nombres qu’il doit retenir, en retient souvent beaucoup de ceux qu’il devrait laisser passer ; de sorte qu’après l’opération terminée, on se trouve contraint de vérifier les résultats obtenus, par leur substitution dans le premier membre de la proposée. En un mot, la méthode de Newton n’est qu’un moyen, d’ailleurs assez laborieux, d’élaguer un nombre plus ou moins considérable de ceux d’entre les diviseurs du dernier terme parmi lesquels doivent seulement se trouver les racines commensurables de la proposée.

Il serait donc fort à désirer que l’on eût, pour la recherche des facteurs rationnels des degrés supérieurs, une méthode aussi parfaite que l’est celle de Bezout pour ceux du premier degré ; mais, passé le second degré, pour lequel nous avons la ressource, souvent d’ailleurs très-pénible, du développement des racines en fractions continues[2], nous sommes trop heureux encore, dans notre indigence, de recourir au mauvais crible de Newton. Mais, pour bien faire comprendre que son usage s’étend à la recherche des facteurs rationnels de tous les degrés, il faudrait, à ce qu’il nous paraît, présenter la méthode d’une manière un peu plus large qu’on n’a coutume de le faire dans les traités élémentaires ; et voici à peu près comment on pourrait l’exposer.

Soit l’équation donnée de degré quelconque

(1)

et, pour fixer les idées, supposons que s’étant assuré qu’elle n’a de diviseurs rationnels ni du premier ni du second degré, on veuille savoir si elle n’en a pas quelqu’un du troisième. Représentons ce diviseur, s’il existe, par

(2)

dans lequel il s’agira, s’il est possible, de déterminer les nombres lesquels doivent évidemment être entiers.

Pour y parvenir, remarquons d’abord que, si (2) divise (1), il devra le diviser, quelque valeur particulière qu’on donne à Mettons donc pour dans l’un et dans l’autre, les termes d’une progression quelconque par différences ; représentons par les valeurs numériques que prend le premier membre de (1), par l’effet de cette substitution. Quant à (2), il deviendra successivement

dont les premières différences seront

les secondes,

et enfin la troisième

Cela posé, soient cherchés successivement tous les diviseurs de supposons que ceux de soient au nombre de ceux de au nombre de ceux de au nombre de et enfin ceux de au nombre de le nombre des épreuves à faire sera et voici en quoi elles consisteront.

Soient un diviseur de un diviseur de un diviseur de et un diviseur de pour savoir si ces diviseurs ne seraient pas ce que devient le facteur cherché, du troisième degré, lorsqu’à la place de on y met successivement on en prendra successivement les premières, secondes et troisièmes différences, ainsi qu’il suit :

Si n’est pas égal à on en conclura que, si (1) a un diviseur rationnel du troisième degré, ne sauraient être les diverses valeur de ce diviseur qui répondent aux substitutions de à la place de et on passera à l’épreuve d’une autre combinaison de diviseurs de

Si, au contraire, on a

on en conclura que, si (1) a un facteur rationnel du troisième degré, et, si sont ce gue devient ce facteur par la substitution de à la place de on doit avoir

d’où

Ayant ainsi les valeurs de on aura une valeur présumée du facteur (2) ; et l’on vérifiera ensuite, par la division, si ce facteur existe en effet dans (1). Si donc, après les épreuves sur les diverses combinaisons des diviseurs de on ne rencontre aucune combinaison qui satisfasse à la condition

ou, si cette condition se trouvant remplie par une ou plusieurs de ces mêmes combinaisons, aucun des facteurs présumés qui en seront résultés ne divise (1), on en pourra conclure, avec certitude, que (1) n’admet aucun diviseur rationnel du troisième degré.

Quoique nous ayons tacitement supposé que (1) était une équation numérique, on sent fort bien que le procédé est également applicable aux équations littérales.

Ce que nous venons de dire de la recherche d’un facteur rationnel du troisième degré peut être facilement étendu à celle d’un facteur rationnel d’un degré supérieur ; mais il est aisé de voir que, pour une équation donnée, la recherche doit s’arrêter au facteur d’un degré moitié du sien si ce degré est pair, ou du degré le plus approchant de cette moitié en dessous, si son degré est impair.

Il est presque superflu d’observer que la progression étant tout-à-fait arbitraire, ce qu’il y a de plus simple à faire est de choisir pour elle des nombres consécutifs de la suite naturelle les plus petits possibles, abstraction faite de leurs signes, c’est-à-dire, les plus voisins de zéro. Si cependant les termes d’une autre progression donnaient à un plus petit nombre de diviseurs, cette progression devrait être préférée, attendu qu’il en résulterait une réduction dans le nombre des épreuves à tenter.

Au surplus, en admettant un plus grand nombre de termes dans la progression, et conséquemment une plus grande quantité des nombres on aura la ressource de mettre au rebut toutes les combinaisons de diviseurs de ces nombres dont les troisièmes différences ne seraient pas constantes et égales à

  1. Quelques auteurs en donnent pour raison que le dernier terme est le produit de toutes les racines ; mais cette raison ne pourrait être admise que dans le seul cas où toutes les racines de la proposée seraient réelles et rationnelles. Dans le cas contraire, en effet, ne pourrait-on pas supposer, par exemple, que, étant une des racines réelles, et étant le produit de toutes les racines de cette sorte, le produit de toutes les racines tant incommensurables qu’imaginaires soit auquel cas le dernier terme, abstraction faite de son signe, se trouverait être ou qui ne serait point divisible par

    Au surplus, puisqu’il est d’ailleurs prouvé que toute racine entière d’une équation, conditionnée comme nous l’avons dit, est diviseur de son dernier terme, il nous est permis d’en conclure, à posteriori, que lorsque le premier terme d’une équation est sans coefficient, et que les autres sont sans dénominateurs, le produit de ses racines tant incommensurables qu’imaginaires est nécessairement un nombre entier.

  2. Les racines, développées en fractions continues, doivent sans doute avoir, pour chaque degré, un caractère particulier : dans le premier degré, la fraction continue se termine ; dans le second, elle se présente sous forme périodique ; mais à quel caractère reconnaîtra-t-on qu’une fraction continue proposée est racine d’une équation d’un degré supérieur ? c’est là, à ce qu’il nous paraît, une question tout-à-fait digne de l’attention des géomètres.