Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 16/Géométrie élémentaire, article 2

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GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Suite de l’examen de quelques tentatives de théories
des parallèles[1] ;

Par M. Stein, professeur de mathématiques au gymnase de Trèves,
ancien élève de l’école polytechnique.
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Au Rédacteur des Annales ;
Monsieur,

Dans les notes dont vous avez bien voulu enrichir mes remarques sur quelques théories des parallèles, vous observez que je ne m’explique pas sur les théories dans lesquelles on considère l’angle, avec Bertrand de Genève, comme une portion de surface indéfinie. Je vais tâcher ici de réparer cette omission.

Les théories dont il s’agit peuvent se diviser en deux classes : dans les unes, on compare la surface angulaire à celle d’une bande terminée par des perpendiculaires à une même droite, tandis que, dans les autres, on compare entre elles deux surfaces angulaires.

Voici, en peu de mots, de quelle manière on cherche à prouver que la surface indéfinie d’un angle, quelque petit qu’il soit, est toujours plus grande que celle d’une bande quelconque.

Soit un angle arbitraire, regardé comme indéfini, et soient et des perpendiculaires indéfinies sur En faisant tourner la surface angulaire alternativement et dans le même sens, autour de ses deux côtés, à commencer par on pourra la répéter tant de fois qu’on voudra ; et il ne faudra le faire qu’un nombre fini de fois pour couvrir ou même pour excéder la surface angulaire indéfinie Mais si, au contraire, on fait tourner la bande alternativement et dans le même sens autour de ses deux côtés et en commençant par ce dernier, quelque nombre fini de fois qu’on répète cette opération, on ne parviendra jamais à couvrir cette même surface angulaire donc, conclut-on, donc aussi ce qu’il fallait prouver.

Examinons présentement si ce raisonnement peut être admis.

Considérons un secteur circulaire de rayon variable, et un rectangle de base constante et de hauteur variable. La surface du secteur sera et celle du rectangle

Supposons maintenant que l’on fasse croître le rayon suivant une progression dont la raison soit et la hauteur du rectangle suivant une autre progression dont la raison soit alors le n.me secteur aura pour expression et, l’expression du n.me rectangle sera En divisant la dernière surface par la première, on trouvera, pour leur rapport, la quantité constante et rien n’empêchera de prendre ou de manière que le rapport devienne égal à l’unité et même plus grand. Or, si l’on suppose infini, le n.me secteur deviendra une surface angulaire indéfinie, et le n.me rectangle deviendra une bande indéfinie ; d’où je conclus qu’une bande indéfinie peut, dans certain cas, être égale à une surface angulaire indéfinie ; ou même être plus grande[2].

Ce résultat, qui ne saurait être nié, est en contradiction manifeste avec les conséquences de la démonstration que nous avons rapportée : cette démonstration est donc nécessairement vicieuse, puisqu’elle tend à établir, en général, une propriété des surfaces angulaires et des bandes indéfinies qui n’a pas lieu sans restriction. On voit, en effet, que l’exactitude du théorème dont il s’agit dépend essentiellement du rapport qu’ont entre elles les dimensions variables des deux surfaces que l’on compare, rapport dont on ne saurait faire abstraction, bien qu’on suppose les surfaces infinies. Il faudra donc, avant d’employer la démonstration de Bertrand, se bien fixer sur le rapport que devront avoir, et constamment conserver les côtés de la surface angulaire et les hauteurs de la bande. Mais alors la démonstration est encore à créer ; et comme, en supposant même les surfaces infinies, il faudra raisonner sur des figures d’une forme déterminée, on ne parviendra probablement pas au but sans être contraint d’emprunter, du moins implicitement, quelque chose de cette théorie des parallèles qu’on avait, au contraire, en vue d’établir[3].

Discutons présentement les démonstrations où l’on compare entre elles deux surfaces angulaires.

Ces démonstrations reposent toutes sur cette proposition fondamentale que deux angles sont entre eux comme les espaces angulaires indéfinis compris entre leurs côtés. Or, il est d’abord facile de voir que cela ne saurait être généralement et rigoureusement vrai qu’autant qu’on supposera, tacitement du moins, que ces espaces angulaires sont des secteurs circulaires de rayons égaux, quoiqu’infinis. Mais alors toutes les démonstrations que l’on a appuyées jusqu’ici sur la proposition fondamentale que nous venons de rappeler, ne sauraient être admises sans subir des modifications qui sont encore à trouver, et qui ne permettront probablement plus de les rendre indépendantes de la théorie des parallèles. Si, par exemple, au lieu de faire voir que la somme des trois angles d’un triangle vaut deux angles droits, ainsi qu’on l’a fait dans un des premiers volumes des Annales[4], on voulait procéder suivant la remarque qui vient d’être faite, relativement à la figure des surfaces angulaires indéfinies ; voici, à peu près, ce qu’on pourrait dire de plus plausible : par un point pris arbitrairement dans l’intérieur du triangle, décrivons un cercle d’un rayon infiniment grand, par rapport aux dimensions de ce triangle. On pourra alors réputer indistinctement comme centre de ce cercle chacun des sommets du triangle ; donc ses angles pourront être considérés comme des angles au centre, ou comme des secteurs composant ensemble le demi-cercle ; donc, leur somme sera égale à deux angles droits.

Mais ce raisonnement peut-il être regardé comme rigoureux ? On sait fort bien qu’une longueur finie disparaît devant une longueur infinie, lorsqu’on ne considère que les rapports des lignes ; mais ce n’est point de ces rapports, mais des propriétés des angles qu’il s’agit ici. Le raisonnement que nous venons d’employer suppose donc implicitement que les angles d’une figure ne dépendent que des rapports des lignes qui la terminant, et non de leur grandeur absolue ; proposition vraie, mais seulement comme conséquence du principe de similitude, dont la démonstration suppose la théorie des parallèles antérieurement établie[5].

Il ne me paraît donc pas possible de fonder solidement cette théorie sur les principes de Bertrand de Genève ; et j’observerai, en général, sur les démonstrations qui emploient la considération de l’infini, qu’une proposition sur des quantités infinies ne saurait mériter notre assentiment, qu’autant quelle est réductible à une proposition sur des limites de quantités finies variables. Si donc on veut discuter un raisonnement qui porte sur des quantités infinies ; on commencera d’abord par chercher à le traduire en un raisonnement sur des limites. Par ce moyen, on ne manquera guère ou de présenter la chose d’une manière plus claire et plus rigoureuse, ou d’en faire ressortir les défauts. C’est ainsi, en particulier, que j’en ai usé dans la discussion qui précède, et je crois pouvoir affirmer que tous ceux qui voudront user de cette recette auront lieu de s’en louer.

Agréez, etc.

Trèves, le 20 mars 1820.


  1. Ceci fait suite à l’article de la page 77 du précédent volume.
    J. D. G.
  2. Tout le monde tombe d’accord, et M. Stein lui-même, sans doute, que si deux mobiles, partant ensemble d’un même point, parcourent une même droite, dans le même sens, l’un d’un mouvement uniforme et l’autre d’un mouvement uniformément accéléré ; quelque grande que soit la vitesse constante du premier, et quelque petite que soit la force accélératrice qui sollicite le second ; au bout d’un intervalle de temps fini et assignable, celui-ci parviendra inévitablement à devancer l’autre : de sorte que l’espace indéfini parcouru par l’effet d’un mouvement uniformément accéléré est plus grand que l’espace indéfini parcouru par l’effet d’un mouvement uniforme. Cependant, un raisonnement tout pareil à celui de M. Stein tendrait à infirmer cette proposition. Or, ce raisonnement peut-il être, à la fois, fautif ici et exact ailleurs ? Nous en appelions, sur cette question, à M. Stein lui-même.
    J. D. G.
  3. En adoptant les idées de Bertrand, dont nous sommes loin d’ailleurs de nous dissimuler les inconvéniens, et que Bertrand lui-même n’a peut-être admises qu’en désespoir de cause ; on pourrait éluder la comparaison des bandes aux espaces angulaires, en procédant comme il suit : On ferait d’abord remarquer que l’angle droit vaut le quart d’un plan, et que l’angle aigu est moindre, et l’angle obtus plus grand que l’angle droit. On remarquerait ensuite que, si une perpendiculaire et une oblique à une même droite pouvaient ne pas se rencontrer, il arriverait cette double absurdité qu’un angle obtus serait entièrement contenu dans un angle droit et un angle droit dans un angle aigu.

    Nous sentons bien qu’on nous objectera, sur-le-champ, qu’un angle droit peut excéder un autre angle droit d’une quantité même infinie ; mais, comme d’ailleurs deux angles droits peuvent se convenir parfaitement, nous en tirerons celle conséquence, que nous ne serons plus dès lors tenus de prouver, savoir, que cette quantité, bien qu’infinie doit être réputée nulle, par rapport à l’angle droit.

    J. D. G.
  4. La démonstration que rappelle ici M. Stein peut être beaucoup simplifiée, en la présentant ainsi qu’il suit :

    Soient prolongés dans le même sens les trois côtés d’un triangle et soient ses angles extérieurs ; en représentant par l’angle droit, on aura évidemment

    d’où

    or, la fraction dont le numérateur est fini et le dénominateur infini, doit être réputée nulle, vis-à-vis des autres termes de l’équation ; de sorte qu’on doit avoir simplement

    ou

    c’est-à-dire que la somme des angles extérieurs de tout triangle vaut quatre angles droits ; d’où il est facile de conclure que la somme de ses angles intérieurs en vaut deux.

    J. D. G.
  5. C’est sans doute une chose très-fâcheuse qu’après plus de deux mille ans d’efforts et de tentatives, on n’ait pu encore parvenir à démontrer les propositions fondamentales de la théorie des parallèles d’une manière satisfaisante pour tout le monde ; car on a vu ailleurs (tom. X, pag. 161) que les démonstrations fondées sur l’emploi de l’algorithme fonctionnel, sur le mérite desquelles M. Stein ne s’explique pas, sont elles-mêmes sujettes à des objections assez graves.

    Lorsqu’une droite indéfinie tourne sur un point d’une autre droite indéfinie, sans quitter le plan qui les contient, elle peut prendre, par rapport à celle-ci, deux situations principales très-remarquables ; savoir : celle où elle se confond avec elle, et celle où elle fait avec elle, de part et d’autre, deux angles égaux. Il est de soi-même manifeste que la première de ces deux situations est unique ; et il est à peu près aussi clair que l’autre l’est également, qu’il est clair qu’une même longueur ne saurait avoir deux milieux.

    Que si la droite mobile tourne sur un point situé hors de la direction de la droite fixe, elle ne pourra plus se confondre avec elle ; mais elle pourra encore, comme dans le premier cas, faire avec elle des angles égaux, ou bien elle pourra ne point la rencontrer, quelque loin et dans quelque sens qu’on la prolonge ; et on démontre très-nettement que chacune de ces deux situations est possible. Mais, tandis qu’on démontre en outre, très-nettement et très-brièvement, de la première qu’elle est unique, on ne peut parvenir à le démontrer de la seconde ; c’est-à-dire, que, tandis qu’on démontre très-bien que, dans un même plan, on ne peut mener qu’une seule droite par un point donné qui fasse des angles égaux avec une autre droite donnée ; on ne peut démontrer que, par un point donné hors d’une droite, on ne peut mener, dans le plan qui contient l’un et l’autre, plus d’une droite qui ne la rencontre pas ; et c’est en cela que consiste toute la difficulté de la théorie des parallèles.

    Aussi long-temps donc qu’on ne sera pas parvenu à tirer cette dernière proposition de la définition des parallèles, par une déduction logique rigoureuse, il faudra se résigner à admettre sans démonstration soit cette proposition soit, à l’exemple d’Euclide, quelque autre proposition de laquelle celle-là puisse être déduite. Or, comme, parmi ces dernières, nous n’en voyons aucune, sans en excepter celle d’Euclide, qui le cède en évidence avec la proposition dont il s’agit, nous inclinerions fort à lui donner la préférence sur toutes les autres. Dans tous les cas, il faudrait, en déplaçant la difficulté, éviter surtout de la rendre plus grave.

    C’est en particulier, ce qui arriverait si, comme quelques géomètres l’ont proposé, dans ces derniers temps, à l’exemple de Carnot, on admettait, sans démonstration, le principe de similitude. On pourrait, en effet, opposer aux partisans de cette doctrine le dilemme que voici : où vous n’avez d’autre but que de faire disparaître ou du moins de déguiser la difficulté que présente la théorie des parallèles, et alors il faut que vous admettiez que cette proposition : Une figure étant donnée, on peut toujours en concevoir une autre, de telle grandeur on voudra, qui lui soit parfaitement semblable, est plus simple et plus évidente que celle-ci : Par un même point donné, on ne peut faire passer qu’une seule parallèle à une même droite donnée ; et vous trouverez probablement peu de personnes de votre avis sur ce point ; ou bien vous trouvez le principe de similitude d’une telle évidence, que vous n’hésiteriez pas à l’admettre, comme axiome, lors même qu’indépendamment de ce principe, la théorie des parallèles se trouverait mise tout-à-fait hors d’atteinte, et alors vous serez désavoués par beaucoup de géomètres qui pensent que, bien loin de multiplier les axiomes, on doit, au contraire, ne rien négliger pour les réduire au moindre nombre possible, afin de faire, autant qu’il se pourra, de la géométrie une science de définitions et de déductions logiques, et qui, dans cette vue, s’appliquent même à démontrer soigneusement une multitude de propositions qui pourraient, à bon droit, passer pour beaucoup plus évidentes que le principe dont il s’agit.

    Remarquons bien en outre que cette proposition : Une figure étant donnée, on peut toujours en concevoir une autre, de telle grandeur on voudra, qui lui soit parfaitement semblable, pourra être indistinctement vraie ou fausse, suivant l’acception, très-libre d’ailleurs, qu’on voudra attacher au mot semblable, et qu’aussi long-temps que cette acception n’aura pas été nettement fixée, la proposition, si tant est qu’elle puisse alors signifier quelque chose, sera du moins fort loin d’avoir ce sens précis qui seul pourrait lui mériter de trouver place dans des élémens de la science exacte par excellence.

    Il s’en faut bien, en effet, que le mot similitude, ainsi que ses dérives et composes soient de ces mots sur la signification desquels tout le monde est parfaitement d’accord, et dont on puisse conséquemment se dispenser d’expliquer la signification ; car, par exemple, tandis que, quelques-uns emploient fréquemment le mot semblable comme l’équivalent du mot pareil, et confondent ainsi, dans leur esprit, la similitude avec l’égalité, d’autres au contraire trouvent une similitude parfaite entre un objet en relief et des traits de crayons appliqués sur une surface plane, entre un homme et son portrait, par exemple.

    Il sera donc indispensable de n’introduire le mot semblable, dans les élémens de géométrie, qu’après en avoir bien circonscrit et précisé l’acception ; et nous ne voyons pas trop comment on s’y prendra, en considérant surtout qu’il faudra en expliquer le sens des le début, et de manière à se rendre parfaitement intelligible à des esprits qui n’auront presque encore aucune notion acquise sur les propriétés de l’étendue. La chose sera d’autant plus difficile que la notion générale de la similitude, telle qu’on la conçoit en géométrie, est une notion extrêmement complexe, et qui entraîne même une infinité de conditions, dès que les objets que l’on compare sont terminés par des lignes ou des surfaces courbes.

    Nous remarquerons, à ce sujet, que la manière dont on a coutume de présenter la similitude en géométrie, sans doute dans la vue de conserver une plus parfaite symétrie, est vicieuse en ce qu’elle implique plusieurs théorèmes. Nous ne voyons pas pourquoi on ne préférerait pas de s’y prendre de la manière suivante : Soient des points en nombre fini ou infini, isolés les uns des autres, ou se succédant sans interruption dans l’espace ; et soit un point situé d’une manière quelconque par rapport à eux. Soient prises sur les droites des longueurs qui leur soient respectivement proportionnelles, et alors le système des points sera dit semblable au système de points En outre deux systèmes d’un même nombre de points et de quelque manière d’ailleurs qu’ils soient situés dans l’espace, l’un par rapport à l’autre, seront dits semblables si, par le procédé qui vient d’être indiqué, on peut déduire du premier un système égal au second. Il y aurait beaucoup d’avantage à présenter le principe de similitude de cette manière large qui, indépendamment de sa forme symétrique, à l’avantage de n’impliquer aucun théorème. Ce n’est pas là, au surplus, le seul côté par lequel les élémens pourraient être améliorés. Mais on trouve plus court et plus commode de calquer à peu près les traités élémentaires les uns sur les autres ; et voilà pourquoi, tandis que tant d’autres branches de la science s’étendent et se simplifient sans cesse, les traités élémentaires de géométrie sont encore aujourd’hui à peu près tels qu’ils étaient au temps d’Euclide.

    J. D. G.