Annales religieuses de la ville de Comines/03

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César-Henri Derveaux 
Annales religieuses de la ville de Comines (Annales religieuses de la ville de Comines, 1856)
Traduction par C-H. Derveaux.
(p. 32-39).

CHAPITRE III.

Invasion des Normands. — Fléaux qui accablèrent la Flandre. — Chemin des homicides. — Assemblée d’Audenarde. — Les reliques de saint Chrysole à la dédicace de la Collégiale de Saint-Pierre de Lille. — Le Cominois Burchard aux croisades.

De mauvais jours allaient se lever pour Comines. La main de fer qui avait constitué la société et comprimé les efforts des barbares n’existait plus ; l’empire de Charlemagne chancelait et menaçait de se dissoudre. Des divisions intestines le déchiraient, et les terribles Normands accouraient portant partout le fer et la flamme. Ces hommes du Nord que les évêques de France avaient essayé de convertir, et qui avaient été refoulés tant de fois au-delà de l’Elbe, fondent vers l’an 825, sur ces contrées, brûlent les villes et égorgent les populations. Les églises, les abbayes qui se trouvent sur leur passage sont réduites en cendres. En 880, ils prennent et saccagent presque toutes les villes de Flandre, principalement Arras, Tournai et Comines [1].

Le spectacle que présentait cette contrée à la fin du IXe siècle était bien triste. On n’y trouvait plus, dit M. Kervyn de Lettenhove, que des villes ruinées, des églises renversées, des campagnes stériles où se réunissaient quelques flamands fugitifs et quelques familles ménapiennes que le fer et la flamme des ennemis avaient épargnés.

Après ces grands troubles, le pays fut assez tranquille pendant un siècle. La religion prit de nouveaux développements, et le nombre des églises augmenta considérablement.

Mais vers la fin du Xe siècle, de nouveaux désordres éclatèrent dans la Flandre. Les ducs, les comtes se font entr’eux la guerre, et tyrannisent les peuples. Ceux-ci ne trouvent de soulagement à leurs maux que dans la protection des évêques, des abbés et des prêtres, qui ne cessent de s’interposer entre les seigneurs, pour faire cesser ces guerres destructives où le sang des peuples coule à grands flots.

C’est sans doute à cette époque que furent établis dans nos contrées les asiles ou lieux-francs où les criminels, et les gens soupçonnés de crimes se réfugiaient. Ne serait-ce pas là l’origine du chemin des homicides, ou du franc Lincelles, qui traverse notre territoire, près du hameau de Sainte-Marguerite et qui va jusqu’au pays de Lalleu ?

On sait que ces chemins de franchise furent presque tous accordés à cette époque aux instances du clergé, afin de fournir un refuge aux innocents accusés, de laisser ainsi aux juges le temps d’examiner mûrement le cas incertain et douteux, de mettre les accusés à couvert de voies de fait, enfin de donner lieu aux évêques et aux prêtres d’intercéder pour les coupables, ce qu’ils faisaient souvent. Ces asiles ont sauvé la vie à un grand nombre d’innocents, injustement poursuivis par la fureur des vengeances particulières qu’on regardait comme permises à une époque où il n’y avait pour ainsi dire d’autres lois que celle du plus fort.

Mais, revenons à notre récit que nous empruntons presqu’entièrement à M. Kervyn de Lettenhove. « L’accord unanime de superstitions populaires, avait fixé à l’an mil, la fin du monde. A mesure que cette époque devenait moins éloignée, les terreurs augmentaient, l’imagination des peuples se montrait de plus en plus vivement frappée, et dans les malheurs qui l’accablaient, il crut apercevoir des signes précurseurs des prophéties. En 1007, une peste épouvantable désola tout notre pays, elle se déclara de nouveau vers 1012. Ses ravages étaient prompts et affreux. Plus de la moitié de la population succomba, et, parmi ceux qui survécurent, il n’y en avait point, dit un agiographe qui, en rendant les derniers honneurs à leurs parents, ne s’attendissent à les suivre bientôt dans le tombeau.

« Aux ravages de la peste, succédèrent ceux des inondations et d’une famine cruelle qui se répandit sur toute la terre et menaça les hommes d’une destruction presque complète. Les éléments conspiraient contre les hommes. Les tempêtes arrêtaient les semailles, les inondations ruinaient les moissons. Pendant trois années, le sillon resta stérile. »

C’est dans ces tristes circonstances qu’on voit plusieurs seigneurs affranchir les colons de leurs domaines dans l’attente de la fin du monde. En France, et dans la Flandre, les guerres particulières furent suspendues par la trêve de Dieu. Il semblait véritablement que le monde allait finir et que son heure fatale devait bientôt sonner. Mais cette société qui se croyait sur le point de mourir, allait revivre et montrer tout ce qu’elle renfermait en elle-même de force, de puissance, de foi et d’héroïsme.

Le XIe siècle voit s’ouvrir une ère nouvelle. Les hommes éprouvés par de longs malheurs sentent le besoin de se rapprocher. « Ne songez plus, répètent les évêques, à venger votre sang ou celui de vos proches, mais pardonnez à vos ennemis. » Dès-lors, l’élément chrétien se montre partout et souvent réussit à dominer cette nature barbare où fermentent tant de passions impétueuses.

« A la suite de déplorables divisions suscitées en Flandre par Bauduin IX, le barbu, on tint une assemblée solennelle à Audenarde, et là, en présence de l’évêque de Tournai et de tous les nobles de Flandre, on apporta les reliques les plus vénérées de saint Amand, de saint Bertewin, de saint Vaast, de saint Chrysole, très-probablement et d’autres saints illustres. C’est sur ces saintes reliques que la paix est proclamée et que tous les nobles jurèrent de la respecter. »

En 1007, Bauduin V, dit le pieux, celui qui fit ceindre de murailles la ville de Lille, succéda à son père, et se rendit illustre par ses exploits, sa piété et ses bienfaits. Il s’opposa énergiquement à l’humeur belliqueuse des seigneurs en faisant publier dans ses Etats la trêve de Dieu. Devant lui, dit Guillaume de Poitiers, s’inclinent les ducs, les rois, les archevêques, qui ont en lui la plus grande confiance, et le regardent comme leur meilleur conseiller. Henri Ier, roi de France, lui confia la tutelle de son fils, Philippe Ier, que nous voyons à la dédicace de la collégiale de Saint-Pierre de Lille, fondée par le comte lui-même et où, par ses ordres, avait été placée l’image vénérée de Notre-Dame de la Treille.

Cette cérémonie si imposante et si solennelle avait rassemblé, non-seulement tout ce que le clergé avait de vénérable, tout ce que la chevalerie avait de brillant, mais encore tout ce que la terre de Flandre comptait de saint et d’illustre. Là, paraissaient, en effet, dans des châsses magnifiques, les reliques de saint Piat de saint Eubert et de saint Chrysole qui, les premiers, avaient évangélisé ces contrées où la foi jetait alors tant d’éclat [2].

À Bauduin-le-Pieux succéda Bauduin-le-Bon, qui ne régna que trois années et fut pleuré si longtemps par ses peuples.

Arrive Robert-le-Frison qui rend le pays malheureux, en opposant ses impétueuses passions à l’influence civilisatrice du christianisme ; mais, vaincu par saint Arnould, qui se présente à lui au nom du ciel pour lui reprocher ses forfaits et lui annoncer les châtiments que Dieu réserve à son impénitence, le fier seigneur s’humilie pour la première fois en déclarant qu’il cède aux volontés du ciel.

La mission de saint Arnould, l’un des événements les plus importants de l’histoire de Flandre, montre au grand jour l’immense et salutaire influence du clergé au moyen-âge.

Mais, Robert, si miraculeusement changé, et ses peuples eux-mêmes sont trop habitués à guerroyer pour rester en repos. Il leur faut des combats ; le sang barbare bouillonne toujours dans leurs veines. L’Eglise profitera de leurs dispositions belliqueuses pour leur faire entreprendre des guerres religieuses et nationales, qui refouleront l’islamisme en sauvant l’Europe de son invasion. Mais, hâtonsnous de le dire, la généreuse pensée de délivrer le tombeau du Christ, jetée dans le monde par un pape français, Sylvestre II, fut accueillie en Flandre avec enthousiasme, et Comines revendiqua avec un légitime orgueil un des noms les plus glorieux qui brillèrent à l’époque des croisades. Oui, dit Kervyn, si la croisade est l’œuvre des races franques, la Flandre les y précèdera toutes. Même avant les prédications si célèbre de Pierre l’Ermite, la hache flamande défendra en Palestine la justice et la foi.

En l’an 1085, le comte Robert-le-Frison, après avoir confié le gouvernement de la Flandre à son fils Robert-le-Jeune, se dirigea vers la Syrie, avec Bauduin de Gand, Walner de Courtrai, Burchard de Comines [3], Gratien d’Ecloo, Hercmar de Somerghem et une foule d’autres chefs intrépides, que l’on trouve cités dans beaucoup d’auteurs. Tous ces chevaliers, au nombre de cinq cents, arrivèrent devant Saint-Jean-d’Acre et contribuèrent puissamment à la défense de Nicomédie, qu’assiégeait le sultan de Nicée. Cette faible, mais intrépide troupe peut être considérée, dit M. Le Glay, comme l’avant-garde des premiers croisés.

Notre Burchard, après avoir visité les lieux saints et le tombeau de sainte Catherine, sur le mont de Sinaï, revint en Flandre, d’où il repartit bientôt, avec Robert-le-Jeune, comte de Flandre, pour se couronner de nouveaux lauriers, 1095.

On sait qu’à la parole émouvante de Pierre-l’Ermite, l’occident s’ébranla, l’assemblée entière, au concile de Clermont, enthousiasmée par l’éloquence inspirée d’Urbain II, s’était écrié : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » Trois cent mille hommes partirent pour la Palestine, ayant à leur tête le comte de Flandre et ses seigneurs, et parmi eux Burchard, avec une troupe qu’il avait équipée [4]. Il partagea la gloire de ses valeureux et illustres compagnons qui, après plusieurs victoires, entrèrent en vainqueurs à Jérusalem ! 15 juillet 1099.

  1. Buzelin. La terreur qu’inspiraient les Normands était telle, qu’il y eut longtemps dans les litanies un verset ainsi conçu : A furore Northmannorum, libera nos Domine. De la fureur des Normands, délivrez-nous, Seigneur.
  2. Histoire de Notre Dame de la Treille, par Me Mathilde Froment, p.11.
  3. Kervyn et Buzelin.
  4. Burchard fit probablement ses recrues à Comines.