Anne Mérival/Chapitre I

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 1-5).

I



ELLE sentit que l’on effleurait son bras, et violemment elle tressaillit comme au sortir d’une pensée trop absorbante dont il faut se détacher tout de suite, alors que notre âme engourdie proteste :

— Ce sera votre tour, dans quelques minutes.

Elle s’avança vers la coulisse, glissa un rapide coup d’œil sur la salle brillante remplie d’une foule élégante et aimable, d’une foule qui poliment, attendait le grand numéro de ce concert, sa conférence à elle, que l’on avait annoncée en termes enthousiastes, et qu’elle avait pourtant l’impression d’avoir conçue médiocrement pour l’assistance qu’elle contemplait en ce moment, et dont elle avait peur, une peur atroce qui la mordait au cœur, et l’empêchait presque de respirer. Elle porta la main à sa poitrine et murmura tout bas : « Jamais je ne pourrai parler… » Elle entendit vaguement qu’on l’encourageait, et remarqua une petite fille blonde, qui venait de chanter, et lui souriait, en écoutant encore les acclamations qui avaient salué son succès d’être jeune, jolie et bien douée — C’est votre tour, répétait-on autour d’elle.

Elle eut un soupir de détresse, et tourmenta, de ses mains fiévreuses, le manuscrit roulé, avec un soin attendri, presque respectueux, ce manuscrit qui ne lui inspirait plus aucune confiance, en ce moment où elle allait affronter la critique. Un grand monsieur distingué lui offrit le bras, elle le prit machinalement, et écouta la foule qui lui faisait fête. Puis elle entendit que le monsieur parlait, qu’il vantait son talent, son dévouement chaleureux à la classe malheureuse, son raffinement et sa délicatesse. Un brouhaha se fit, puis le silence, et dans ce silence, elle reprit la pleine possession de son moi, et commença de sa voix chaude et prenante…

On ne savait rien d’elle que le nom dont elle signait des articles pleins d’un sentiment généreux et tendre, et ce public, qui l’avait faite sienne, ne se préoccupait guère de deviner la personnalité qui lui restait étrangère. Ce soir, il se réjouissait de la trouver jeune, gracieuse, et presque jolie, à force d’expression et de vie. Elle aurait été vieille, laide et mal fichue qu’il l’aurait acceptée tout de même, avec moins de plaisir sans doute, mais avec l’indiscutable sympathie due à sa vie cérébrale, si fière et si consciencieuse qu’elle appelait tous les respects. Et de ce sentiment, Anne Mérival était très heureuse : car elle en comprenait l’admirable valeur, et en appréciait l’enthousiaste témoignage. Elle éprouvait dans l’atmosphère de cette salle échauffée de sympathie l’émoi d’une popularité qui la touchait et l’émerveillait ! Aussi elle n’aurait rien voulu dire, ni penser même, qui aurait diminué cette estime qui la flattait et l’aidait dans son œuvre, une œuvre de pensée et de bonté qu’elle exerçait, par dilettantisme peut-être, mais plus encore par patriotisme, ayant compris tout de suite le bien qu’elle pouvait opérer dans les âmes féminines qui s’abandonnaient à sa direction. Et toute sa conférence portait ce soir-là sur le rôle que la femme devait jouer dans la vie canadienne pour accomplir la tâche confiée à son intelligence et à son cœur. Elle parlait simplement, mais avec des mots qui élèvent et consolent ; elle n’avait ni geste banal, ni phrase retentissante, et si ce n’avait été l’émotion qui vibrait par instants dans sa voix, rien n’aurait traduit le trouble de sa nervosité, ni la joie de l’artiste communiant à l’intelligence d’une foule qui la comprenait, et plus encore, l’aimait. Elle se sentit bientôt si certaine de son ascendant sur cette salle sympathique qu’elle oublia de lire, et se laissa aller à traduire son rêve de philanthropie, son besoin de bonté et de dévouement, les yeux fixés sur tout ce monde qui l’écoutait et la regardait, heureux de la sentir émue et généreuse. Soudain, elle aperçut, fixés sur elle, des yeux déjà vus, mais dont l’expression lui avait jusqu’ici échappée, des yeux qui l’éblouirent fugitivement par leur douceur et leur éclat, des yeux qui fouillaient son âme et s’étonnaient peut-être de la trouver si sereine alors que de partout l’hommage montait vers elle, capiteux et bouleversant. Elle détourna son regard, mais pour revenir vers ces yeux qui l’étonnaient comme une trouvaille, qui la jetaient dans un trouble d’énigme, et la rendaient plus éloquente et plus sincère dans l’expression des idées de charité et de vie qu’elle exprimait, avec le désir intense, de soulager la misère humaine. Elle vit rapidement que l’homme aux yeux ardents était accompagné d’une femme, la sienne, celle qu’il avait choisie, elle le savait, et chèrement aimée pour ses qualités morales, son talent profond de musicienne. Et ce soir, dans l’atmosphère enthousiaste de cette assemblée, il subissait l’emprise de cette jeune fille qui possédait la grâce et le talent et se souciait peu, lui avait-on dit, des hommages qui montaient vers sa jeunesse charmante et pure. Il se demandait sans doute le secret qui habitait en ce cœur inexpérimenté et pourtant si confiant que la tendresse et même l’amour avaient dû hanter et meurtrir peut-être ? Les yeux la tourmentaient de plus en plus et là Anne sentit qu’elle allait bafouiller ; elle rassembla fébrilement ses pages, y retrouva les phrases et relia son discours avec un sang froid qui l’étonna elle-même. Puis elle eut fini, et alors la salle l’applaudit très sincèrement. Elle connut les joies du vrai triomphe, la petite Anne Mérival ; elle les connut dans toute leur ferveur, l’humble petite fille venue d’un lointain village vers la grande ville, sans autre intention de conquête, et qui, cependant avait séduit toute la foule par la puissance de son talent, mais plus encore par le charme de son humilité tendre. Dans la coulisse, elle retrouva des camarades qui la félicitèrent, heureux du succès de cette jeune compagne venue dans leur vie travailleuse, et qui, loin de gêner le cercle, y avait apporté sa discrète bonté et son attention fraternelle. Elle retrouva aussi l’amie, la seule en qui elle eut toute sa confiance, Henriette Mélines, presque sa sœur, venue avec elle du même village, une artiste qui prenait sa place dans le monde des musiciens et s’y taillait une réputation solide. Henriette ouvrit ses bras à Anne, et l’y retint embrassée.

— Que je suis fière de toi, ma petite Anne, tu as été superbe !, — dit-elle avec des larmes dans la voix.

Anne ne répondit pas, car elle avait vu s’avancer un couple qui gênait son élan d’affection.

Elle les connaissait tous deux, un peu vaguement, et sans les aimer. Elle, surtout dont elle redoutait l’inimitié, et dont elle avait confusément senti la malveillance, et lui dont les yeux l’avaient si étrangement suivie toute cette soirée de leur ardeur étonnée et asservissante. Ils occupaient tous deux une situation qui appelait les égards. Lui dirigeait presque ce que l’on est convenu d’appeler l’élite intellectuelle, et on lui prêtait politiquement la plus grande influence ; elle, jouissait d’un prestige indéniable, conquis facilement peut-être, mais dont l’on ne pouvait contester l’influence.

M. Paul Rambert s’inclina respectueusement, et exprima de fort jolis hommages que sa femme approuva en des termes mesurés et précieux dont Anne ne prit nul souci. Elle remercia simplement, tendit sa petite main gantée de blanc, que la femme effleura à peine, le regard déjà loin, comme pour affirmer son indifférence mais que le mari retint captif, un tout petit moment, assez pourtant pour qu’Anne pût y discerner plus qu’une banale attention. Une fois encore leurs yeux se rencontrèrent et cette fois, Anne s’effara comme d’un danger. Elle retira vivement sa main, et dit, d’une voix neutre :

— Bonsoir, Monsieur !

Puis, ils s’effacèrent devant les autres qui demandaient à saluer la conférencière. Ce fut pendant quelques minutes un retour d’ovation, et plus chaleureux et plus passionné que celui de la salle.

Anne Mérival en avait le cœur émotionné. Quelle joie de se sentir forte dans sa faiblesse ! Quelle fierté de se savoir ainsi comprise et aimée, sans une haine sérieuse, tout au plus quelques dépits qui s’affirmeraient plus tard, mais qu’elle n’appréhendait même pas ce soir. Puis quand tout le monde fut parti. Henriette se rapprocha d’elle et l’embrassa chaudement.

Elles s’en allèrent, seules toutes les deux, attendues par le vieux cocher qui les accompagnait souvent dans leurs courses du soir, seules, et si heureuses de leur indépendance, et de leur amitié que rien plus ne leur semblait désirable.

Dans la voiture, les fleurs embaumaient, rappelant le triomphe de ce soir… Anne n’y pensait plus, toute reprise par la pensée des devoirs de demain, et Henriette s’absorbait à son tour dans la préoccupation du concours à affronter.

— Allez doucement, et passez par la rue Sainte-Catherine, fit soudain Anne qui avait encore besoin de lumière et de vie autour d’elle. Et comme Henriette se tournait, surprise de ce souhait exprimé par Anne la sage, elle lui sourit doucement, en expliquant :

— Je crois que je suis un peu grise, ce soir, et il m’en coûtera de rentrer dans ma chambre sombre et froide, d’y rentrer seule. Me voilà déjà gâtée, ma pauvre Henriette par un tout petit succès… je n’ai pas ta force de caractère, vois-tu, et l’encens, moi, cela m’enivre… et le plus fort, c’est que rien n’y paraît, et je suis sûre que personne ce soir ne s’est douté combien j’étais contente, oui, contente…

Toutes deux ne parlèrent plus, toutes à la joie de regarder la foule animée qui sortait des théâtres et des cinémas, se hâtait vers les grands cafés, et les maisons brillantes où l’on se sent attendu. Cette joie leur fit mal pourtant ; personne ne les attendait les deux vaillantes, et elles allaient rentrer dans de petites chambres à peine arrangées, où rien ne vivait de leur vraie pensée, des petites chambres où elles n’arrivaient que le soir, brisées de fatigue et torturées de sommeil

Soudain la grande clarté s’éteignit, la voiture filait maintenant dans une rue triste en profilant son ombre agrandie sur la neige grise. Anne était chez elle. Elle se pencha et embrassa Henriette sur la joue.

Et tandis que la voiture continuait dans la nuit, Anne Mérival montait les deux étages de sa maison. Les corridors étaient sombres. À peine filtrait-il parfois un filet de lumière de quelques portes mal closes. Mais elle avait l’habitude de regagner ainsi sa chambre dans le noir, et elle ne s’effarait nullement de cette obscurité. À tâtons, elle trouva sa porte, et sentit en entrant qu’il n’y faisait pas chaud. Elle frotta une allumette, tourna le gaz, et une faible lumière éclaira une chambre assez grande, mais où rien d’élégant ne dominait. Prestement, elle enleva sa jolie robe rose, défit ses longs cheveux blonds, et dans sa robe de nuit, elle apparut si mignonne et si fragile que s’apercevant dans la glace, elle eut presque pitié de cette petite créature qui rêvait pourtant de bien grandes choses.

— Mon Dieu que c’est laid ici ! dit-elle tout haut pour se soulager. Puis comme elle frissonnait, elle tira de son lit, la couverture de laine, s’en enveloppa commodément, s’assit à sa petite table, et se mit à écrire :

« Vous auriez été content de moi, ce soir, je le crois, mon cher Jean, content de mon tout petit succès. Cela s’est bien passé. La salle était sympathique, et la conférencière fut un peu applaudie… Mais je vois votre regard mauvais se détourner… Non, vous n’aimez pas que je parle de ces choses, et rien de ce qui touche à ma vie laborieuse ne vous intéresse. Vous lui en voulez à cette vie-là de m’avoir sortie de l’ornière, où je végétais là-bas, et où pour rien au monde je ne voudrais retourner toute seule… Non, rien ! Pourquoi ne voulez-vous pas revenir de vos théories surannées, qui interdisent aux femmes de chercher leur voie et de la suivre… L’idée est en marche, mon ami, et seriez-vous plusieurs qui comme vous, trouveriez indignes les pauvres petites ambitions de la femme, qu’elle ne songerait pas moins à les faire triompher… Et quand il s’agit de la femme que vous aimez, vous devenez tout simplement féroce, et rien ne peut vous faire pardonner la liberté que nous prenons d’avoir du talent. Et vos préventions ne se tournent que vers la littérature. Vous admettez qu’une femme soit artiste, mais vous n’admettez pas qu’elle acquiert une notorité littéraire. Ce n’est pas très logique mais cela vous occupe en vérité fort peu. Dans le domaine de la pensée, vous voulez être seuls à régner. Et puis, vous alléguez que votre amour s’énerve de voir la femme que vous aimez, livrer sa pensée, dévoiler son âme, et mettre à nu son cœur, devant la foule indifférente qui peut en prendre toute la part qui lui est ainsi abandonnée… Mais croyez-vous vraiment, mon ami, qu’une musicienne n’en donne pas tout autant ? Vous direz non, parce que vous la comprenez moins, mais ceux qui entendent notre sublime Henriette vous diront bien que oui, s’ils veulent être sincères. Dans la littérature, nous nous manifestons plus entièrement peut-être, mais c’est ainsi que la joie devient plus profonde et plus entière… Autrement comment vivrions-nous, nous les pauvres femmes qui devons lutter jour par jour, pour arracher notre vie, si nous n’avions la joie complète de réaliser un idéal… ? Et tout le bien qui se peut faire ainsi, par la seule magie d’un article ne l’imaginez-vous pas ?… Je vous parlerais peut-être de la profonde émotion que je viens de vivre ce soir dans la douceur sereine de mon rêve de prêcheuse patriotique, si je ne sentais vos yeux impatients et votre bouche prête aux mots méchants que j’ai déjà entendus…

« Mais néanmoins, je tiens à vous dire combien je suis fière de servir si faiblement que cela soit, la cause que j’aime pardessus tout, de notre toute humble littérature… Et si je persiste à vous dire ces choses, c’est que je considère comme une faiblesse indigne de vous, cette manie de bouder la tâche que j’ai acceptée avec tant d’enthousiasme, et par nécessité… Auriez-vous préféré me voir mesurer du ruban dans l’unique magasin de notre village, vendre de l’indienne à nos braves ménagères, choisir le tabac de nos excellents fumeurs, discuter sur les mérites du tweed anglais, et sur la supériorité de l’étoffe du pays… Mais oui, vous auriez mieux aimé me voir croupir dans le milieu étroit et obscur où j’étouffais, plutôt que de me sentir prise par une popularité qui déroute et horripile votre conception de la vie féminine. Routinier, va ! Mais c’est ce routinier-là que j’aime et depuis quand, vous en souvenez-vous, vous Monsieur le Grognon ?… Depuis toujours, je le crois… Depuis que nous sommes de petits êtres jetés dans le vaste espace, sur le même coin de planète… Ce n’était pas joli chez nous, mais comme c’était bon tout de même d’être là-bas tous les deux, se promenant au bord de notre grand fleuve… En avons-nous jeté des cailloux qui faisaient rire la belle eau bleue ?… En avons-nous assez ramassé des coquillages… J’ai toujours celui où vous avez écrit : « Anne ma petite femme ». Étions-nous assez gentils tous les deux, nous aimant tant… Et nos courses folles tout le long des prairies qui sentaient bon, vous en rappelez-vous, Jean ? Et les côtes que nous grimpions à travers champs, et que nous déboulions ensuite avec des cris joyeux… Et plus tard, nos promenades au clair de lune en raquettes, ou en traîneaux. Avons-nous assez rêvé, et nous sommes-nous assez aimés tout de même ! Dans ce temps-là, nous ne discutions guère l’avenir, pauvres enfants que nous étions, nous ne croyions pas que le cercle familial se romprait si tôt, et il s’est rompu bien vite pour moi… J’ai été jetée à la côte comme une épave, toute seule ou à peu près… Si vous l’aviez pu, vous m’auriez emportée je le sais bien, et mise à l’abri, mais voilà vous n’étiez encore qu’un tout jeune homme… et il me fallait vivre… Plus tard, vous ne voudrez plus que j’écrive… Vous serez le tyran qui me fera pleurer… Mais c’est égal, Jean, et je crois que l’heure venue tous les sacrifices s’accompliront devant notre cher amour exaucé… Mais en attendant, souriez-moi un peu, même les soirs où j’ai connu la fièvre du succès !

« J’ai vu du beau monde… Et il y a des yeux, — voyez cette habitude de tout vous dire, — oui des yeux qui m’ont poursuivie étrangement, et que je ne saurais dire s’ils étaient sympathiques, fureteurs ou cruels, des yeux que vous ne connaissez pas et qui étaient peut-être tout bonnement distraits, mais qui m’ont quand même intriguée, parce que je ne les ai pas compris… C’est égal et vous savez jusqu’à quel point je suis restée superstitieuse, digne fille des Bretons, mes aïeux, j’ai l’impression que ces yeux-là joueront un rôle dans ma vie, car autrement pourquoi les aurai-je tant remarqués… Mais calmez-vous, mon cher jaloux, ces yeux-là sont mariés ; ils accompagnent un personnage réfrigérant, bourru, et ils passent pour être des yeux fidèles… Et d’ailleurs vous savez que les miens, je vous les garde, purs, immensément ! Et puis, bonsoir, mon cher et unique malcommode, bonsoir… Et demain en lisant les journaux, ne soyez pas trop furieux si l’on ne me renvoie pas tout droit à Clair Ruisseau… »