Anne Mérival/Chapitre II

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 5-11).

II


Au réveil Anne Mérival ne pensait guère aux émotions de la veille, elle tourna ses yeux ensommeillés vers la fenêtre, et fut heureuse d’y voir briller le soleil sur le givre, en reflets diamantés. Les vitres rendues opaques par le froid, jetaient mille rayons, et la jeune fille comprit qu’il faisait froid et clair au dehors, et un léger frisson la saisit. Elle avait besoin de chaleur, la petite fille, et de se trouver dans cette grande pièce maussade et laide lui fit mal. Elle eut peur soudain d’une vie passée dans des meubles étrangers, au troisième étage d’une haute maison, avec pour compagnons, de vieilles filles rébarbatives et de tout jeunes gens, universitaires, employés de banque ou de commerce et quelques vieux barbons taquins et capricieux… Elle avait l’horreur de ces milieux mêlés où il lui fallait vivre sans rien livrer d’elle-même et elle savait que le mariage seul pourrait l’arracher à cette pension de famille où elle remontait chaque soir, le cœur las, infiniment…

Anne sourit aux petits feuillets tracés la veille, et qui attendaient sur la table à écrire. Elle s’en empara avec une joie jeune, et y mit un seul baiser, mais combien fervent… Le devinera-t-il ? questionna-t-elle tout haut. Mais en son regard monta une angoisse… Que deviendrait-il pourtant son beau bonheur ? Elle le sentait menacé, et ne songeait même plus à le défendre… Ne serait-ce pas contre elle-même, contre la volonté qu’elle sentait grandir en elle qu’elle devrait un jour, le garer. Elle eut peur de la pensée qui montait affolante, et vivement, à la course, elle termina sa toilette, ramassa toutes ses petites choses, se coiffa d’un toquet de velours d’où s’échappaient les cheveux fous qui frisaient aux tempes et encerclaient les oreilles petites et roses. Elle se regarda toute blanche et toute blonde et se sourit, contente de n’être ni laide, ni vieille et d’avoir quand même du talent et de la sagesse.

Elle descendit deux longs escaliers, et aboutit à l’étage sous terre, où l’on mangeait. Elle trouva tout le monde à table, et son arrivée fit sensation. Les jeunes gens la félicitaient. Ils avaient tous tenus à aller l’entendre, et ils étaient revenus sous le charme de son talent… Les vieilles filles elles-mêmes se dégelaient. Elles n’avaient pas le courage de se montrer agressives et mordantes, et elles souriaient d’autant plus volontiers aux éloges des jeunes que ce succès marquait un triomphe pour leur sexe. Et toutes, féministes convaincues professaient à l’égard des hommes des principes presque sauvages. L’une d’elles, qui sténographiait du matin au soir, des textes nuageux chez un notaire de la rue Saint-Jacques, proféra : « Enfin, Mademoiselle Mérival, si peu féministe que vous vous prétendiez, vous avez tout de même prouvé hier soir, que les femmes avaient autant de talent que les hommes… — Et combien plus de grâce », — affirma la bouche pleine, un étudiant de Laval, enthousiaste et sincère que la joliesse blonde d’Anne enchantait, et qui était disposé à lui accorder tous les mérites au mépris de la supériorité masculine. Tout le monde rit et Anne parce qu’elle était jeune et que tout hommage la troublait un peu, rougit délicieusement, ce qui fit penser à la vieille fille de la rue Saint-Jacques, que cette petite ne durerait pas… Son talent s’userait vite, parce qu’il n’était en somme que superficiel, que les compliments la troublaient étrangement.

Elle était pressée de partir. Très vite, elle remercia d’un sourire tous ces convives sympathiques, et s’empressa vers le devoir qui l’appelait. Quelques pas la séparaient du tramway, et sous la bise froide qui mordait ses joues et lui faisait fermer les yeux de douleur, elle courut presque. Sous ses pas, la neige criait et dans les poteaux de télégraphe, une musique vibrait étrangement. C’était la chanson de l’hiver canadien qui montait dans ce matin clair, et Anne qui en connaissait bien l’enchantement souriait du fond de la pelisse de fourrure qui la gardait jalousement. Autour d’elle tout le monde s’agitait. Les hommes renfonçaient leur casque d’un coup de poing, et vite rentraient leurs mains, dans les poches… Au coin de la rue, le tramway ne venait pas, et la foule qui avait peur de marcher dans ce froid intense se dandinait, pour garder la chaleur aux pieds. Bientôt, Anne fit comme ses voisins, et elle s’oublia à fredonner un air connu sans remarquer qu’on la regardait. Soudain une voix murmura tout près de son collet de fourrure qu’elle avait soigneusement relevé :

— Vous êtes bien gaie ce matin ?

Elle se retourna brusquement, et vit Paul Rambert qui lui souriait. Elle eut envie de lui tourner les talons, par un sentiment qu’elle s’expliqua mal, mais sa gentillesse naturelle l’en empêcha et ce fut très doucement qu’elle répondit :

— Mais, oui. Monsieur, et pourquoi ne le serais-je pas : ne fait-il pas assez beau pour cela ?

— En effet, fit-il sans plus la regarder, pourquoi ne le seriez-vous pas ? N’avez vous pas tout pour être gaie, la jeunesse, la bonté et le talent et vous n’avez pas peur du froid vous !

— Le froid et moi, nous sommes de vieux amis, voyez-vous, Monsieur, nous avons passé notre enfance ensemble là-bas bien loin, dans un petit trou de village, où vous n’irez probablement jamais parce que ce n’est ni joli, ni amusant, ni fréquenté, mais que j’aime moi, voyez-vous parce que j’y suis née, et que longtemps, j’ai cru pouvoir y vivre toujours, heureuse et gâtée comme je le fus pendant les premières années de ma vie.

— Votre père n’était-il pas médecin ? demanda-t-il…

— Oui, eut-elle le temps de répondre, — et elle s’empressa vers le tramway, sans même remarquer s’il la suivait.

Elle trouva un petit coin qu’un monsieur complaisant voulut bien lui céder au prix d’un sourire. Alors, elle s’aperçut qu’elle était suivie.

— Je crois avoir déjà rencontré votre père à un banquet offert à Sir Wilfrid Laurier, après le grand triomphe de 1896 ?

— C’est bien possible, fit-elle, ne sachant vraiment pas ce que son père avait bien pu faire en 1896. Mais lui reprit :

— Ce soir-là, votre père avait prononcé l’un des plus beaux discours, des plus solides et des plus éloquents que j’aie entendus et je me rappelle encore que Sir Wilfrid l’en avait chaudement félicité.

Cette fois, elle leva franchement vers lui des yeux illuminés de la meilleure émotion, et elle sentit que s’il lui parlait encore ainsi de son père elle allait tout simplement pleurer comme une toute petite fille… Mais le regard qui répondait au sien était si comprenant et si profond qu’elle y retrouva toute la flamme sympathique qui, la veille l’avait vaguement troublée, et elle s’en émut comme d’une menace.

Il terminait tout doucement :

— Je ne m’étonne maintenant plus que vous possédiez l’éloquence que vous avez manifestée hier soir… D’ailleurs vous lui ressemblez beaucoup, à votre père, et plus je vous regarde, plus je le retrouve… Mêmes yeux, même sourire, même façon de porter la tête… Savez-vous qu’hier, vous m’avez obsédé ?… Tout le temps que vous parliez, je vous regardais obstinément, cherchant qui vous me rappeliez… Vous savez l’obsession… Et si je ne vous avais pas rencontrée ce matin, si à un certain mouvement de vos lèvres, je n’avais pas retrouvé le sourire de votre père, je le chercherais encore… Vous me pardonnez de vous avoir ainsi abordée et questionnée…

Anne avait levé la tête et ses beaux yeux limpides, souriaient… Et lui comprit qu’il avait aboli toute angoisse dans cette âme jeune et droite, un moment inquiétée… Et pour rien au monde, il n’aurait voulu, il le sentait trop bien en ce moment, se voir refuser la lumière de ce regard qui souriait si discrètement. Était-il sincère ou s’il voulait la rassurer ? Anne ne s’en inquiéta guère, trop heureuse de ce qu’il avait dit de ce père, mort trop jeune, et qui aurait pu briller au premier rang, sans doute, si la vie ne l’avait condamné au rôle mercenaire de médecin de village. Elle le revoyait ce père à qui elle ressemblait étonnamment, rentrant au petit matin, trempé, épuisé, abruti, ou quittant le soir, le livre qu’il avait tant de joie à parcourir… Il avait été l’esclave de son métier, et son métier l’avait tué… Pourtant, elle qui avait de la personnalité et de l’ardeur, avait promis de retourner là où son père était mort, et de reprendre la vie qu’elle lui avait connue, en regardant s’acharner à ce labeur ingrat, ce Jean qu’elle aimait et qui serait tué, lui aussi, sans avoir connu la joie des ambitions comblées, et des espoirs réalisés…

Elle était arrivée, et déjà son compagnon de route l’avait quittée sans qu’elle eût presque remarqué son adieu, toute à la pensée qui la tourmentait comme une tempête.

Anne grimpa rapidement le large escalier qui l’amenait à son cabinet de travail. Elle y retrouva des affections et des éloges. Elle tendit ses petites mains que l’on serrait à l’envi… Elle se sentait aimée fraternellement, et cela lui était bon… Elle s’habituait à cette vie de combat et de travail qui lui offrait des émotions sans cesse renouvelées. On lui parla de l’article… Elle verrait… On ne se gênerait pas, quoiqu’elle fut de la famille, pour dire ce que l’on pensait, et puis c’était Chose du Salut et Machin du Bon Combat qui feraient le compte-rendu, et elle pouvait être tranquille.

— D’ailleurs, termina le jeune Duvert, le plus jeune de la rédaction d’ailleurs tout le monde marchera à l’œil, et il ferait beau voir que l’on osât vous critiquer… Pour sûr que l’on verrait alors que les rédacteurs du « Bon Droit » sont des Canayens tout pur… Pour sûr… Et Anne, avec tous ses camarades, sourit à cet enthousiasme juvénile et réconfortant.

La besogne quotidienne l’attendait. Elle enfila prestement les manchettes qui gardaient sa blouse blanche et se mit à écrire, toute à sa tâche, oubliant ce qu’elle avait fait, ce que l’on lui avait dit, ce qu’elle avait pensé, prise entièrement par le travail qui accaparait le meilleur de son âme et de son intelligence.

Un moment, cependant, elle s’arrêta, et sa pensée vagabonda… Que dirait Jean, là-bas ?… Et puis cette idée qu’elle avait eue de s’émouvoir de certains yeux. Ne serait-elle par hasard qu’une petite fille romanesque, en quête d’émotions

On heurta à sa porte, Elle cria : « Entrez », et vit venir l’une des femmes qu’elle aimait le mieux, et dont elle appréciait vivement les éminentes qualités. Elle s’empressa pour l’accueillir :

— Que vous m’avez fait plaisir hier soir, et comme il me tardait de vous le dire, et de vous en remercier… Vous nous faites honneur, savez-vous bien, et le jour où vous partagerez toutes nos idées, où vous serez définitivement conquise aux intérêts féminins, et à ceux là seulement, ce jour-là, ma petite, quels services vous rendrez à la cause des femmes…

Anne sourit à cet enthousiasme qu’elle connaissait bien, qu’elle ne partageait pas, mais qu’elle respectait tout de même quand elle le voyait servi par une intelligence comme celle de Claire Benjamin. Elle savait tout ce que contenait de pensée ardente ce cœur de femme, et elle admirait cette vie toute droite que le devoir avait rempli, et qui ne possédait qu’un rêve : celui d’adoucir la vie féminine et lui donner toute la splendeur qu’elle peut convoiter. Claire savait bien qu’Anne était encore loin de son idéal. Elle admirait sans réserve ce jeune talent poétique et charmant, mais elle sentait que c’était plutôt celui d’une artiste que d’une revendicatrice et elle s’attristait un peu de voir tant de bienfait perdu pour la cause qui la passionnait, elle, et rivait toutes ses énergies vers le seul but qui lui semblât digne d’occuper sa vie. Anne n’écoutait que d’une oreille distraite les théories de Claire : elle n’en subissait ni la logique, ni n’en acceptait la nécessité.

Elle trouvait raisonnable que le monde continuât ainsi et ne rêvait nullement d’y rien changer. Et c’était bien ainsi qu’elle plaisait, si ardemment féminine. Cependant, elle n’osait jamais railler Claire et ses idées dont l’exagération chez toute autre l’aurait outrée. C’est qu’elle savait que cette féministe était une convaincue, et que sa conviction était née de faits navrants. Alors que tout souriait à Anne et qu’elle n’avait qu’à se laisser vivre dans la douceur de son rôle bien compris, l’autre devait journellement batailler pour obtenir une place chèrement acquise, par des labeurs étonnants, et une persistance merveilleuse, et que la loi même, s’obstinait à lui refuser. En effet Claire Benjamin, après une enfance de luxe et de beauté, échoua dans une étude d’avocat où son intelligence lui valut bientôt un large crédit. Petit à petit, on s’habitua tellement à lui confier la large part de la besogne qu’elle s’en étonna jusqu’au jour, où dans un soudain éclair, elle perçut que les fonctions qu’on lui abandonnait, elle avait le droit de les faire siennes entièrement, et de n’avoir plus jamais à dépendre de l’intelligence des autres. Alors fébrilement, elle s’était jetée à la tâche, passant toutes ses soirées à creuser des auteurs revêches, et qu’elle se condamnait à aimer parce que ces grimoires lui aideraient à se créer une vie d’indépendance et de fierté.

Anne la regardait tandis qu’elle expliquait ses plus chères théories de liberté et d’indépendance féminines, et en la trouvant si peu femme de traits, de taille et de ton, elle s’étonnait moins de cette prédication ardente qui glissait sur elle, sans la convertir, et qui lui semblait chose bien rude.

— Mais que gagnera la femme à se transporter dans une sphère absolument masculine ? N’avons-nous pas un domaine à surveiller aussi vaste que celui des hommes et bien autrement joli ? affirma-t-elle d’une voix grave.

— Ce que nous gagnerons, ma petite Anne, mais la fierté de nous-mêmes et la sauvegarde de nos talents… Vous n’avez pas éprouvé encore l’injustice d’être exploitée comme une machine, d’être contrainte à un travail asservissant, et de sans cesse peiner pour aplanir le chemin des autres. Et quels autres ? Ceux-là justement qui vous méprisent légèrement, et se réclament d’une supériorité qui est un mensonge un odieux mensonge ! Pourquoi, s’ils sont sincères, s’ils nous croient des esprits vraiment inférieurs, ne nous laissent-ils pas libres d’avancer, de faire la chasse au succès, de prendre notre place au soleil ?… Non, voyez-vous, ma petite Anne, je suis peut-être un peu aigrie, mais c’est que j’ai beaucoup souffert, beaucoup lutté, beaucoup travaillé. Je pensais avoir prouvé le droit de la femme à exercer une profession que les hommes se réservent, dans ce coin de notre Québec, ce petit coin exclusif, où les idées qui ont cours dans tous les pays du monde sont impitoyablement refusées… Voyez, mon rêve m’échappe encore une fois… La législature vient de voter une brutale réponse qui condamne l’admission des femmes au barreau… Et me voilà, après avoir rêvé d’être quelqu’un, retombée sous une servitude plus étroite et plus lâche… Et j’ai ma vieille mère à aider, deux petites sœurs à élever. La vie est si rude, si rude que malgré soi, l’on est amené à s’armer pour la combattre… Et comme Anne se taisait, ne sachant que dire à cette douleur si sincère, Claire Benjamin eut vers elle, un regard navré :

— Je voudrais tant vous voir employer votre plume à défendre la femme, l’éternelle persécutée… Ne souriez pas ma petite car lorsque vous aurez souffert de l’injustice et de l’égoïsme des hommes, vous en arriverez à penser que j’ai raison. Mais je n’ose souhaiter une conversion au prix de si dures leçons…

— Mais, Claire, pouvez-vous de votre cas isolé, tirer une conclusion aussi générale ? Ce qui serait très bien pour vous qui avez un cerveau admirable, pour vous qui avez renoncé à toute autre joie que d’élever vos sœurs, ne serait-il pas funeste à une intelligence moins pondérée, et passez-moi le mot, moins virile. Cette carrière que vous souhaitez voir s’ouvrir devant vous n’absorberait-elle pas bientôt des personnalités moins intéressantes que la vôtre, et ne verrions-nous nous pas une dérivation de nos forces féminines désertant d’autres rôles, mille fois plus beaux que celui d’avocate, et combien plus féminins et plus tendres. La famille, vous le savez bien, Claire, combien il faut la défendre contre toute atteinte et la garder jalousement, si nous voulons ici sauvegarder la race canadienne-française. Le jour où les femmes auront conquis leur indépendance, et trouvé la route qui mène à toutes les carrières, ne professeront-elles pas le dégoût des rôles effacés qu’elles ont si admirablement remplis jusqu’ici ?… Je devine votre objection… Mais les femmes qui ne se marient pas ?… Combien plus seraient tentées de fuir les responsabilités de la tâche si elles pouvaient se créer une vie libre, indépendante et prospère… Regardez parmi les jeunes filles qui travaillent combien se montrent difficiles, exigeantes, dans le choix d’un mari… Elles ne s’abandonnent pas facilement à l’idée d’être aimées et d’être heureuses… Elles ont peur de renoncer à l’existence qu’elles ont su se créer et redoutent les lourds devoirs du demain. L’indépendance matérielle est peut-être le bien le plus apprécié de nos femmes, et se suffire à elles-mêmes devient une ambition fort digne, certes, mais qui n’en conduit pas moins à un danger sérieux… je trouve très noble et très belle cette conception de la vie, mais à l’expresse condition qu’elle n’éloigne pas des devoirs mille fois plus sérieux et mille fois plus sacrés.

— Je suis une arriérée, ma bonne Claire, mais vous pouvez croire que rien au monde ne me serait plus doux que de voir votre rêve s’accomplir… Seulement il ne faut pas me demander d’écrire là-dessus.

— Enfin, fit Claire avec son beau sourire, puisque vous ne voulez pas, puisque vous êtes une affreuse petite fanatique, pas assez débarrassée de vos préjugés de village, je n’insiste pas. Mais vous y viendrez, vous y viendrez fatalement, et lorsque vous vous serez, à votre heure, hélas, ensanglantée aux ronces du chemin… Mais je vous soupçonne bien ma petite de porter en votre cœur quelque grand talisman contre les idées que je tente de vous insuffler, et il doit exister de par le monde un homme heureux qui serait fort scandalisé de m’entendre ainsi parler à son idole…

Claire riait de ce bon rire qui sonnait franc comme son cœur même. Anne sérieuse voulut tout lui dire. Il lui semblait qu’il serait bon de se confier à l’amitié loyale de cette amie plus vieille que le chagrin avait déjà mûrie profondément.

— Vous ne vous trompez pas Claire. Il existe en effet ce personnage dont vous auriez bien envie de vous moquer si vous l’entendiez ridiculiser la femme moderne. Et moi-même qui vous semble, à vous, si en arrière de mon temps, je lui parais à lui, un être de fantaisie, un peu absurde, mais à sa place, et qu’il voudrait bien arracher au public. Il déteste ma carrière, et rien de mon succès ne le touche. Tout est critique et fâcherie entre nous quand j’ose effleurer ce sujet… Lorsqu’il fut décidé que je devrais gagner ma vie, il eut un grand désespoir de ma décision, et tenta de me dissuader par tous les arguments possibles. Je tins bon parce que, quoique vous semblez croire, Claire, je suis capable de décision, et de décision énergique.

— Il aurait préféré n’importe quoi au rôle que j’ambitionnais, et je sais que chaque ligne que j’écris lui est une torture… Tout cela est déraisonnable et ridicule, je le sais bien, et j’ai résisté à toutes les tentatives qui voulaient me détourner de la carrière choisie, — et que j’aime, Claire, que j’aime à un point que vous ne pouvez soupçonner, — mais qu’il me faudra pourtant quitter le jour où il exigera que je tienne ma promesse…

Nous nous sommes aimés enfants, et toujours nous avons cru l’un à l’autre. Il était mon rêve, mon idéal, il est devenu mon amour… Alors vous voyez, ma chère Claire, que bientôt, je retournerai vers mon ancienne vie, je reprendrai la tradition des femmes de ma famille. J’irai vivre dans mon village, où je serai la femme du médecin, c’est-à-dire, un personnage…

Sans qu’elle en eût conscience, l’amertume avait noyé les dernières phrases, et la vieille fille qui la regardait eut pitié de cette jeunesse qui s’attristait, sans le vouloir.

— Mais, ma pauvre petite, vous ne pourrez jamais. Jamais vous m’entendez, vous ne sauriez renoncer à la vie brillante que vous avez vécue depuis deux ans, dans un perpétuel éblouissement. Avant de venir ici, vous vous ignoriez vous-même, n’est-ce pas, et osez me dire que vos idées, vos goûts, vos sentiments même n’ont pas varié avec les événements ? Dites-moi plutôt que vous n’aviez jamais vécu auparavant. Je sais ce que c’est, chez vous, un petit coin de pays où la vie extérieure est ignorée… et vous songeriez à rentrer là-bas ? Je vous en défie. Même au bras de l’homme que vous aimez le plus au monde. Et tout à l’heure, Anne vous avez eu un mot involontaire, mais qui peint bien votre état d’âme « lorsq’il exigera », — avez-vous dit, — « que je tienne ma promesse ». Il faudra qu’il exige, n’est-ce pas ? Mais ma pauvre petite si loyale et si sincère que vous soyiez, vous ne pourrez jamais, vous m’entendez bien, jamais tourner le dos à la lumière que vous avez aimée pour retourner dans l’ombre d’où vous êtes victorieusement sortie. Mais quel homme est-ce donc que celui-là qui veut vous contraindre à abdiquer votre personnalité rayonnante pour vous faire son esclave soumise ?

— C’est l’homme qui m’aime ! répondit Anne simplement, tandis que le cœur lui éclatait d’angoisse.