Anne Mérival/Chapitre IX

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 31-34).

IX


Pâques était passé, et le printemps fleurissait. Les bourgeons embaumaient déjà, et bientôt la verdure rira dans les grands arbres, et par toute la terre. Dans la tiédeur d’un matin clair, Anne Mérival s’en allait au travail, heureuse d’être libre, fière de retrouver l’œuvre à laquelle l’avait attachée indissolublement le succès. Elle se sentait jeune et vibrante. Les passants se retournaient pour revoir sa silhouette élégante et fine. Moulée dans un tailleur bleu-marine, un toquet de paille discrètement orné coiffait ses cheveux blonds, d’une nuance chaude et douce, Anne, ce jour-là, était en beauté. Elle le devinait, sans coquetterie aucune, fière tout simplement d’être jeune et de se sentir vivre.

Elle pensait à la dépêche qui tantôt la rejoindrait et qui d’un seul mot trancherait sa destinée. Le jour tant redouté pourtant ne l’effrayait plus, elle en attendait l’arrêt, sans se rendre compte peut-être de la décision formelle qui veillait au fond de sa pensée. Jean sera-t-il reçu ? Elle le croyait sincèrement. L’épouserait-elle ? Elle n’en savait rien, et tout au fond de son âme un espoir imprécis s’animait, fait d’elle ne savait quoi, mais qui allait grandir, monter à la surface et s’affirmer… Et l’ombre descendait sur son joli visage presque enfantin à force de délicatesse dans le dessin des traits, et de fraîcheur dans le velouté de la peau.

Allait-elle renoncer à tout ce qu’elle aimait ? Cela lui semblait impossible. Henriette Mélines avait prédit juste. Anne attendait la délivrance, sans bien savoir de quel côté elle viendrait.

— Vous êtes le printemps même, Mademoiselle Mérival… Est-il permis de vous faire des compliments ?

Anne sursauta à la voix de Paul Rambert qui fixa son pas sur le sien, en disant simplement, pour la forme :

— Vous permettez ?

Elle lui répondit d’un sourire joyeux. Sans doute, se pensait-il assez vieux pour se permettre cette liberté ? Anne le regarda, plus qu’elle ne l’avait fait encore dans leurs courtes rencontres, et fut étonnée de le voir si jeune. Quel âge avait-il ? Anne le trouva vraiment séduisant, si aristocrate de ton et d’allure, et portant haut une tête belle par son expression d’extrême distinction. Elle le compara à Jean qui paraissait presque avoir son âge, et qui pourtant devait être beaucoup plus jeune, puis à Henri Daunois, qui n’était ni beau, ni élégant, ni même correct. Elle ne s’était jamais préoccupée, auparavant de ces détails qui lui semblaient plutôt puérils, mais dans ce matin où tout rayonnait et embaumait, ses instincts se raffinaient.

— Vous aimez toujours votre travail, lui demanda-t-il avec intérêt ?

— Si j’aime mon travail, répondit Anne avec feu, mais plus que tout ! Et s’il me fallait y renoncer…

Elle s’arrêta court. Lui, un peu étonné, la regarda. Il s’aperçut qu’elle avait pâli, et que son front s’inclinait sous une pensée trop lourde. Il pressentit tout de suite son anxiété.

— Mademoiselle Mérival, je ne sais ce qui vous obsède, et je n’ai nul droit de le savoir. Cependant, voulez-vous que je vous parle comme un vieil ami, car je suis presque vieux.

— Oh ! non, vous n’êtes pas vieux, fit Anne vivement.

— Je vous remercie, fit-il simplement, le cœur gonflé d’allégresse… Mais si jeune que vous me trouviez, je me trouve votre aîné de bien des ans, Mademoiselle Anne. J’ai commencé à vivre très jeune, j’ai beaucoup vu, et dans des milieux bien différents. Votre talent m’a tout de suite intéressé, j’étais content de votre vaillance d’âme, et j’avais déjà mesuré le succès qui répondrait à vos efforts. Je constate que vous progressez. Et je m’en réjouis, car si vous, vous m’êtes sympathique, parce que votre personnalité s’entoure de bonté et de douceur, j’aime aussi votre art de dire les choses les plus menues, de les envelopper de charme, de les ciseler dans un écrin fort simple mais d’une si exquise structure… Votre sensibilité est un don fort rare, presque unique, et qui vous servira toujours admirablement ; vous connaîtrez des moments pénibles, des incertitudes maladives, des meurtrissures brutales peut-être, mais vous resterez toujours, je le crois sincèrement, digne de votre talent et digne aussi de votre courage…

— Mais si, pourtant, il me fallait renoncer à tout cela et rentrer dans l’ombre ?

Il y avait de la pitié dans le regard dont il l’enveloppa. Elle comprit, et avec un sourire fatigué, elle murmura :

— Vous voyez que le printemps a ses heures tristes…

— Je vois. Mais il faut lutter et vaincre, petite fille. Pardon si je vous appelle ainsi Vous me semblez si frêle dans votre angoisse que j’ai eu ce terme involontaire… Oui, il faut vaincre ! Et cela parce que vous avez une mission. Ne protestez pas. Je sais que vous n’êtes pas féministe, vous l’avez écrit maintes fois, et d’ailleurs toute votre œuvre est empreinte de féminité et cela la rend encore plus expressive, plus fine, plus agréable surtout. Votre mission, c’est de rester fidèle à votre talent, de repousser toute tentation de désertion. Vous n’avez pas le droit d’abandonner votre carrière, de priver nos lettres, déjà si peu riches, de votre œuvre. Il faut suivre le sillon… et semer, semer, pour les moissons futures.

Anne se sentait bien humble pour ce rôle écrasant. Et puis avait-elle réellement ce talent qu’on lui prêtait, et Jean n’était-il pas le plus lucide de tous ceux qui l’aimaient, en voulant l’emporter loin d’une carrière où elle trouverait peut-être plus de mécomptes que de joies…

Paul Rambert devina la lutte qui se livrait en ce jeune cerveau, et il éprouva une pitié qui ressemblait à de la détresse.

Enfin la jeune fille releva la tête. Elle avait besoin de parler. Toute sa gaieté et sa confiance s’en étaient allées. Elle avait peur.

— C’est bête de vous dire cela, à vous que je connais à peine, mais je vous ai tout de suite deviné si bon, si comprenant… Voilà. Là-bas, dans mon village, un ami de toujours, qui est devenu mon fiancé, va vouloir bientôt m’emmener… Je croyais l’aimer, l’aimer follement, comme on aime. Je ne savais rien de la vie ; je ne connaissais que lui… Il est encore, et restera toujours mon ami le plus cher, mais j’ai compris que cela ne suffirait plus pour être heureux… Aujourd’hui, je recevrai peut-être la dépêche qui décidera de mon sort… Et si je ne veux pas, si je ne peux pas… J’ai, à la seule pensée de la souffrance que je donnerai, une révolte désespérée.

Elle s’arrêta un moment, puis continua plus bas !

— Nous sommes deux êtres différents, il exècre le métier que j’adore, et ne voudra jamais, jamais, que sa femme livre ses pensées, ses rêves à un public qu’il déteste… Donc, ma carrière s’arrêterait là… J’aurais peut-être eu ce courage de tout laisser en arrière, si vraiment j’avais aimé… Mais me séparer de ce qui me fait vivre, quand je sens le silence de mon cœur, est-ce bien possible ?…

— Non, ce n’est pas possible, murmura-t-il après elle.

Elle se tut soudain, honteuse de s’être ainsi racontée à un homme qu’elle connaissait à peine, et qu’elle avait rencontré par hasard, dans la splendeur d’un matin de printemps. Elle osait à peine le regarder. Elle sentit sa voix trembler, quand il lui dit :

— Mademoiselle Mérival, évitez l’irréparable folie ; ne soyez pas la victime de votre pitié. Allez jusqu’au bout de votre énergie. Sachez vaincre… Mieux vaut pleurer quelques jours que toute la vie.

Il avait dit ces mots tout bas, mais Anne les entendit, et éprouva une impression qui la bouleversa étrangement. Ils avaient marché longtemps, à travers le dédale des petites rues, et ils étaient maintenant arrivés devant les bureaux du Patriote de l’Est, dans cette rue Saint-Jacques où s’agitait déjà la foule tourmentée des hommes d’affaires. Ils aimaient la physionomie de cette grande artère de la cité, vers laquelle convergeaient, dès les neuf heures du matin, toutes les activités légales, financières, et politiques de la grande ville. Ils furent séparés par la vie intense qui les reprenait l’un et l’autre, mais chacun d’eux emportait en son âme une obsession cruelle à force d’être douce…

Anne monta vers l’escalier qui la conduisait à son travail.

Sur une table, un petit jaune, l’attendait. Elle s’en empara vivement :


« Reçu ! Suis fou de bonheur. À bientôt la joie suprême !

JEAN ».


Elle replia la dépêche sans un sourire, et lentement, froidement, férocement elle la déchira en menues pièces, et la jeta au panier, avant d’avoir voulu la brutalité de son acte. Ainsi de la joie de Jean, elle avait fait un massacre. Elle eut la sensation physique de sa cruauté, et s’en effara. Cette note, que, quelques mois plus tôt, elle aurait accueillie avec une folle ivresse… Aujourd’hui, elle la déchiquetait presque rageusement…

L’échéance était venue, et Anne ne pouvait pas, ne voulait pas payer.