Anne Mérival/Chapitre X

La bibliothèque libre.
La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 34-37).

X


Alors ce fut l’échange des lettres qui, d’un côté disait tout, de l’autre, n’apportait rien : échange énervant d’angoisse pour l’âme qui cherche, de tristesse pour l’âme qui fuit. Anne ne savait pas mentir, et Jean lisait tout ce qu’elle n’écrivait pas. Il savait maintenant que c’en était fait de ses beaux rêves, et que rien ne le sauverait de la douleur de perdre sa bien-aimée. Il acceptait le répit que la jeune fille lui accordait, et il voyait venir juillet, qui la ramènerait à Clair-Ruisseau, avec une tristesse atroce, parce qu’alors ce serait la fin de tout espoir. Il jouissait de ces dernières heures de pitié en pauvre honteux qui ne veut pas s’avouer à lui-même qu’il vit d’aumône. Et lorsque sa mère, dont il était l’unique enfant, voulait lui parler d’avenir, il disait d’un ton dolent qui demandait grâce. « Plus tard, maman, plus tard »… Elle imagina que, dans le cœur de son fils, l’image de la petite Anne s’effaçait, et elle en souffrit comme d’un parjure. Car elle s’était faite à cette unique idée qu’elle aurait bientôt une fille, et que cette fille serait Anne. Dans la maison, elle lui donnait déjà la première place, heureuse d’abdiquer devant la jeune femme qui continuerait sa lignée. Jamais la pensée d’une désertion ne l’avait effleurée, et lorsque Jean la suppliait, en disant « Plus tard », elle avait peur d’une catastrophe que son fils déchaînerait. La pensée de diminuer Anne n’effleura pas son âme confiante. Elle appartenait à la race des femmes qui ne reprennent jamais ni leur cœur ni leur parole, mais qui, pour avoir souvent rencontré la trahison de l’homme, la soupçonnent volontiers.

Peu à peu, dans l’âme d’Anne Mérival l’apaisement se fit. La résolution de s’évader ne faiblissait pas, mais pour mieux s’en pénétrer, elle tissait solidement le lien des habitudes qui l’attachait à jamais à sa nouvelle vie, et rendait toute tentative de l’en séparer inutile. Elle se méfiait de sa sensibilité et armait sa volonté. Maintenant, elle sortait et recevait, elle allait au théâtre et au concert, ne manquait aucune conférence et accueillait tout projet de distraction avec un empressement marqué. À Claire Benjamin qui s’effarait de la voir devenir mondaine, elle répondait en riant : « C’est ma jeunesse qui passe, laissez-moi vivre ». Les plaisirs recherchés n’entamaient cependant pas son ardeur au travail, mais lui rendaient la tâche plus facile et plus agréable. À regarder de près la vie, elle comprenait mieux en quelles contradictions se débattent parfois les âmes, et elle acquérait ainsi des expériences nécessaires à l’expansion de son talent. Elle ouvrait sur le monde de grands yeux et Henri Daunois recevait ses impressions tourmentées. Celui-ci l’aidait à retirer, des choses vécues, les leçons qui devaient l’aguerrir sans diminuer la foi robuste et la jolie indulgence qui la gardaient souriante et bonne. « Petite salamandre », lui disait-il souvent en riant, heureux de la voir si sereine dominer le mal et échapper au danger. Le succès de son amie Henriette au concours d’Europe lui apporta une vraie joie. Jamais elle ne comprit combien cette amie lui était chère qu’au moment de la séparation qui, pour des années, emportait la petite musicienne vers ce beau pays de France, où elle se réfugiait en toute hâte pour échapper au malaise qui, de plus en plus, opprimait sa quiétude. Loin, elle se calmerait, et trouverait dans son travail le secret d’oublier Son sacrifice lui semblait d’autant plus difficile qu’elle en savait toute l’inutilité. Puis elle sentait le dénouement bien proche, et elle ne voulait pas entendre les confidences de son amie, ni connaître la douleur de Jean. Elle s’échappa, et si brillante que fut sa sortie, le sourire d’adieu d’Henriette traîne maintenant dans la pensée d’Anne, comme une petite chose fragile autant qu’émouvante, qui fait que, depuis qu’elle n’est plus là, souvent Anne se demande si elle a vraiment connu le cœur de son amie.

Les jours qui suivirent le départ d’Henriette virent Anne désemparée, et toute l’amitié de Claire Benjamin et d’Henri Daunois s’employa à combler le vide douloureux, alors que les lettres de Jean cessaient de prier et de reprocher et atteignaient au ton de la plus sublime abnégation. Pourtant subtile, elle ne saisit pas le sacrifice qui tout doucement montait entre les lignes.

Paul Rambert avait emmené sa femme dans le nord canadien, il tentait ce moyen de ranimer la jeune femme qu’un mal implacable minait, et dont il avait le souci de ménager les dernières forces. Lorsqu’il apprit le succès et le départ d’Henriette Mélines, il écrivit à Anne :


« Petite Mademoiselle amie,

« Les journaux m’apportent, avec la nouvelle du succès retentissant de votre amie Henriette, celle de son départ immédiat pour la France. Ce n’est certes pas elle que je plains, mais vous qui aller être privée de cette amie merveilleuse, alors qu’elle vivra de la vie française si belle, si forte, si prenante lorsqu’on sait la comprendre et l’apprécier. Vous devez vous sentir seule tous ces premiers jours, et la sympathie de ceux qui vous aiment saura-t-elle se faire assez active et attentionnée pour empêcher la tristesse de vous dominer ?…

« Nous avons causé, ma femme et moi, de vous, et bien affectueusement hier soir. Elle craint que vous n’ayiez pas oublié la nervosité qu’elle eut à votre égard ce soir, que j’aurais voulu parfait, où vous partagiez la joie de notre maison. Je vous ai dit alors qu’elle souffrait. Son mal empire tous les jours, et la maladie avive en elle de si jolis sentiments. Nous vivons dans une communion de pensées que nous n’avions pas encore connue. De vive qu’elle était, elle ne m’offre plus que de la douceur, et il semble qu’elle cultive d’avance dans ma pensée la place où bientôt elle s’endormira… C’est une chose atroce de voir s’en aller les êtres qui ont occupé notre vie et l’ont souvent dirigée… Vous voyez, petite Mademoiselle sympathique, que j’ai bien le droit de vous écrire, puisque vous recevez en votre courrier tous les malheureux. Seulement, je vous demanderai e me faire la gentillesse d’une réponse pour moi tout seul.

« Je vous écris d’une grotte que j’ai découverte, où j’aime à m’étendre sur le sable fin et à rêvasser en écoutant le bruit du silence. J’y emporte mes livres et mes paperasses. J’y écris des lettres et des articles. Le reste du temps j’étudie, et prépare une série de conférences que l’on m’a demandée pour l’automne. Jamais je ne me suis senti une telle ardeur au travail, et j’ai honte d’offrir à ma femme, qui ne peut plus rien faire, le spectacle d’une activité qui déborde. Pourvu que, de toute cette force qui m’agite, je sache tirer quelque chose qui vaille.

« Et vous, petite Mademoiselle vaillante, partirez-vous bientôt pour votre village y chercher d’autres sujets qui vous feront nous raconter de jolies choses ? Vos articles me ravissent ; je les lis à ma femme qui les aime. Écrivez sans vous lasser jamais, et surtout, permettez que j’insiste, ne désertez pas ! »


Anne fut heureuse de ce billet comme on l’est des choses que l’on n’espère pas. Elle répondit tout d’un élan, inconsciente de la place qu’allait prendre, dans sa pensée, l’attente de nouvelles missives, et ainsi s’établit, entre Paul Rambert et Anne Mérival, cette intimité que les lettres ont si souvent le don de créer. Elle arriva ainsi à lui livrer de son cœur, sans se douter qu’elle allait donner à ce correspondant le meilleur d’elle-même. Elle se sentait si bien gardée par la présence de la femme qui se mourait là-bas qu’elle n’eût pas un instant l’appréhension du sentiment qui l’envahissait et qui expliquait pourquoi les yeux de Paul Rambert, par une merveilleuse devination, certain soir, l’avaient si étrangement troublée. Quelques lettres suffirent pour opérer le miracle d’amour. Et Anne, donnait à l’un spontanément tout ce qu’elle enlevait à l’autre, jour par jour, de son âme.

Elle éprouvait le besoin de parler de Paul Rambert, elle citait ses mots, exaltait son talent, prédisait ses succès politiques, lui prêtait enfin un rôle brillant, et cela sans se douter de quel mal elle était possédée. Henri Daunois le devina tout de suite, et en fut atterré, sans toutefois se croire le droit d’exprimer une crainte, encore moins une réprobation qui aurait troublé sa limpide petite amie. « Le cœur marche où il veut, » se disait-il, « et dans le cas d’Anne, elle ne choisit pas, elle subit l’attrait invincible. » Il avait le courage de vouloir une seule chose ; qu’elle ne souffrît pas. Il ne savait comment se dénouerait la situation, mais il espérait que la vie s’arrangerait pour ne pas briser cet être de grâce et de fragilité en qui il avait mis une telle foi. Il la savait incapable du mal, et il souhaitait que le bonheur vînt à elle, sans que ses petites ailes blanches aient frémi. Alors il accepta le sacrifice de la perdre pour qu’elle fût heureuse, et ce sacrifice était si lourd que maintenant les cheveux de Daunois grisonnaient prématurément ses tempes. Il offrit l’exemple de sa foi vive à la petite amie qui l’écoutait pour que le moment venu, elle trouvât dans sa piété la lumière dont elle aurait besoin. Pas un mot ne fut échangé, entre ces deux êtres qui se parlaient tous les jours, qui ne pût faire autre chose que du bien, et l’harmonie de leur entente restait attendrissante de perfection.


Un incident les attacha encore plus profondément l’un à l’autre. C’était la veille du départ d’Anne pour Clair-Ruisseau. Dans la grande salle du journal, elle s’attardait à causer avec Henri Daunois, quand le chef de la rédaction, l’apercevant, manifesta une grande satisfaction :

— Figurez-vous que je vous croyais partie déjà, et j’avais tellement besoin de vous…

Au regard interrogateur de la jeune fille, il expliqua :

— Nous venons justement d’apprendre que Madame Rambert — vous savez Madame Paul Rambert — vient d’être ramenée en vitesse de la campagne, et transportée à l’Hôtel-Dieu où l’on attend sa mort. Question de jours… Alors j’ai pensé à vous pour l’article, car il nous faut quelque chose de soigné… Le patron y tient… Paul Rambert est un futur ministre… Dame, il faut surveiller la publicité qui le concerne…

Anne était devenue plus blanche que la mousseline qui l’enveloppait :

— Mais je pars demain, Monsieur Bouliane, et je ne serai pas là…

— C’est justement pourquoi je suis si content de vous trouver, répondit le journaliste, sans sourciller, car, avant le départ, vous allez bâcler l’article…

— Vous n’y pensez pas, se défendit Anne, je ne puis écrire la nécrologie d’une femme qui n’est pas encore morte… et parler d’elle au passé… Je me ferais l’effet de l’aider à mourir…

— Ô sensibilité féminine ! déclara le chef, mais vous savez bien que cela se fait couramment.

Et baissant la voix, il raconta à Anne et à Henri Daunois que le patron gardait, dans son coffre-fort, une nécrologie préparée pour sa propre femme, un jour qu’elle était bien malade.

— Et comme elle n’est pas morte, il la conserve précieusement pour la passer au moment psychologique… Et si vous êtes là, Mademoiselle Mérival, vous n’aurez qu’à faire les retouches… Pour Madame Rambert, il nous faut quelque chose de senti, d’abord à cause de son mari, et puis à cause d’elle qui a une certaine réputation d’artiste. Vous me donnerez les feuillets avant le départ…

Henri Daunois regardait le visage ravagé de sa petite amie :

— Je comprends que cela vous bouleverse, car vous n’avez vu jusqu’ici que les beaux côtés de notre métier. Aujourd’hui, je puis vous éviter l’ennui d’écrire un article qui énerve votre sensibilité. Ne vous en inquiétez pas. Je vous donnerai tout à l’heure les feuillets que vous devrez remettre à Bouliane. Je vous demande un quart d’heure.

— Je vous remercie, mon ami, car je ne pourrais écrire dix lignes, tant je trouve cette façon de procéder odieuse.

Lorsque, plus tard, Henri Daunois apporta à Anne le travail fait pour elle, il comprit, à l’ombre qui voilait ses beaux yeux, qu’elle avait questionné son cœur, et que son cœur lui avait répondu :

— Jamais je n’oublierai combien vous avez été délicat et bon, le remercia-t-elle simplement, et je me demande ce que j’ai pu faire de bien dans ma vie pour mériter un camarade tel que vous… Je veux aussi vous réclamer un autre service… Si Madame Rambert mourait pendant que je ne suis pas là, voudrez-vous envoyer des fleurs en mon nom ?

— Certainement. J’enverrai aussi de ma part. Voulez-vous que je mette nos deux noms sur un seul envoi, comme cela se pratique souvent entre camarades ?

Anne eut une légère hésitation pour répondre :

— Je crois qu’il vaut mieux que non.

Et comme, dans un léger geste, elle posait sa main sur la sienne, pour lui demander pardon de le traiter en étranger alors qu’il venait d’agir en frère, il s’efforça de sourire pour pallier tout ce que son offre avait d’indiscret, et pour se punir de l’avoir formulée, lorsqu’il en savait d’avance le destin.