Anne Mérival/Chapitre VII

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 27-30).

VII


Si Anne avait pu jusqu’alors douter de son charme souverain, la foi en elle-même lui fut rendue à cette soirée des Rambert où elle arriva le cœur battant, avec la crainte que sa petite robe rose y fit triste figure. Madame Rambert, de sa voix calme, lui dit de gentils mots d’accueil dont la débutante fut touchée. Elle s’empressa néanmoins de se dérober à une conversation qui la gênait, sans trop savoir pourquoi.

— Elle ne vous est pas sympathique ? questionna Daunois, amusé de l’empressement que mettait Anne à se dérober.

— Elle me fait un drôle d’effet, figurez-vous, elle me donne froid.

— Comme vous êtes spontanée et amusante quand vous voulez ! fit-il en découvrant une Anne nouvelle, gaie, vive, les yeux pleins de flamme et du rose aux joues.

— Dame, on est dans le monde, mon petit Daunois, il va falloir rire. Avec vous, cela me sera facile, vous êtes si indulgent à ma conversation. Regardez tous ces gens à qui il va falloir dire des choses dont l’on ne sait pas le premier mot. Savez-vous, j’ai une peur bleue des gaffes. Je sens que je vais en commettre par douzaines, et je voudrais bien que vous ne me quittiez pas… Mais où est donc le maître de la maison ?

Au moment où Anne le cherchait, Paul Rambert se dressa à l’entrée du grand salon, aux côtés d’un homme que nos deux amis reconnurent immédiatement, et son nom jaillit de leurs lèvres, avec des intonations différentes : Laurier !

Anne, médusée, le regardait de tous ses yeux, le grand Canadien dont elle connaissait l’image, et à qui son père avait voué un véritable culte. Elle comprenait du premier coup l’emprise qu’un tel homme pouvait exercer sur les foules, et elle sentait que, pour lui, elle serait capable de se dévouer jusqu’au sacrifice sans qu’il lui en coûtât le plus petit effort.

La grâce un peu sèche de Madame Rambert s’humanisa soudain devant cette puissance qu’elle admirait et qui lui faisait l’honneur de paraître à une réception qui, de cette présence, prenait une allure presque officielle, et pour cette femme ambitieuse autant que froide, qui ne visait qu’à monter, la venue de Laurier était un triomphe de très belle qualité. Le grand homme fut vite entouré. À côté de lui, Rambert se prodiguait, présentant, saluant, causant et riant. Anne, qui le regardait attentivement, rencontra soudain ses yeux. Il eut tout de suite une expression heureuse que son sourire acheva de ponctuer, et se dégageant, il vint à elle d’un grand élan :

— Je ne vous ai pas vue arriver… Mais comme je suis heureux que vous soyiez venue… et vous aussi, Daunois, acheva-t-il, en tendant la main au jeune homme.

— Vous êtes charmant de m’accueillir ainsi. Et quel bonheur de voir M. Laurier d’aussi près. Savez-vous que c’est la première fois…

— Vraiment, vous ne le connaissez pas ? Alors c’est moi qui vous le présenterai, et vous allez voir comme il sera content de rencontrer la fille de l’un de ses anciens disciples.

— Je me sens gênée, si vous saviez… Ne me présentez pas, je serais trop sotte pour savoir lui parler…

— Mais, non, mais non, vous serez tout de suite à votre aise, c’est l’être le plus aimable qui se puisse imaginer. Venez-vous, Daunois ? Anne s’avisa alors de l’attitude peu enthousiaste de son compagnon qui s’excusa :

— Je connais déjà Sir Wilfrid, et j’irai le saluer plus tard.

Paul Rambert offrit son bras à Anne, et le cercle qui entourait Laurier se brisa pour leur permettre d’accéder auprès du grand homme qui parut ravi de la jeune fille qu’on lui amenait. Tout de suite, il se mit à lui parler de son père, à vanter son intelligence, ses dons oratoires, sa dignité, sa popularité… À un moment, regardant Anne, il vit, dans les yeux levés vers lui, monter de grosses larmes. Alors avec ce tact qui était chez lui une vertu, il s’empressa de parler d’elle, de la carrière qu’elle avait choisie, du succès qu’elle rencontrait, et pour bien marquer qu’il la connaissait, il exprima l’impression ressentie à la lecture de certains articles. Tout en parlant, il avisa un divan, y fit asseoir la jeune fille et prit place à ses côtés, la questionnant sur sa vie, sur son art, ses lectures, ses délassements, ses meilleures distractions, intéressé à ses réponses, et s’amusant de ses vivacités spirituelles. Anne, mise en confiance, parlait gaiement et librement, avec cette simplicité qui lui donnait un si grand charme. Il voulut savoir comment elle avait connu les Rambert.

— Rambert est l’un de mes meilleurs lieutenants, et un homme que j’estime. Certains le croient ambitieux, parce que sa spontanéité toute française le porte souvent au premier plan de la scène. Il pense beaucoup et agit énormément, mais son désintéressement, comme son dévouement, est absolu. Il est bon de la façon la plus intelligente, et loyal et sincère. Je l’aime beaucoup. Je suis très heureux de vous trouver chez eux, ce soir. Leur maison est aimable à fréquenter.

— C’est la première fois que j’y viens, mais je rencontre souvent M. Rambert qui est charmant pour moi. Je connais moins sa femme…

Ici la voix d’Anne faiblit légèrement, et Laurier, avec toute sa finesse, comprit ce que la jeune fille ne voulait pas dire. Il parla pour elle :

Madame Rambert est froide, mais c’est une femme intelligente, qui voit clair et parle juste.

— C’est possible… murmura Anne, peu convaincue, et Laurier sourit de la voir si sincère avec elle-même et avec lui.

Henri Daunois, sur un signe du grand homme s’approcha :

— Je sais que c’est un bon camarade, dit-il à Anne, en serrant la main du jeune journaliste. Seulement, il ne m’aime pas beaucoup ; aussi faudra-t-il ne pas vous laisser influencer par lui, car tous ces nationalistes[1] sont des gens terribles qui demandent ma tête… Mais au fait, Mademoiselle Mérival, si je me rappelle bien le ton de certaine chronique… vous l’êtes bien un peu, vous aussi, nationaliste ?

— Il faut me le pardonner. Sir Wilfrid, c’est mon péché de jeunesse…

— Comme vous avez raison, et si j’avais vingt ans, je le serais, moi aussi, c’est l’âge des belles ambitions, des rêves téméraires… Plus tard viennent les précisions arides qui nous fixent des buts définis, et nous condamnent à des décisions froides et raisonnées. Mais, finit-il en souriant, aux heures les plus difficiles, devant les problèmes les plus pénibles, comme l’on regrette souvent la belle ardeur de son printemps…

Lorsqu’il les eut quittés, Anne fut tout de suite entourée par les invités qui voulaient connaître cette toute jeune fille à qui Laurier avait témoigné une telle attention. À plusieurs reprises, Rambert se rapprocha d’Anne, s’inquiétant de son entourage, lui présentant un personnage qu’il lui était agréable de connaître, n’oubliant rien qui put lui faire apprécier le souvenir de son début mondain.

Au départ, elle vint saluer Madame Rambert qui arrêta froidement ses mots de remerciement et d’adieu !

— Mademoiselle Mérival, je vous saurais gré d’être fort discrète dans votre compte-rendu, et de ne pas insister sur les détails… Les journaux commettent tant de maladresses que nous leur devons parfois notre gratitude pour leur silence…

Anne avait blêmi sous le rappel malveillant de l’hôtesse. Autour des deux femmes, la gêne s’était faite. Seul, Paul Rambert, effaré, osa :

— Marthe !

Sa femme comprit ce que son nom, ainsi jeté, exprimait de reproche contenu, et elle voulut se racheter, mais Anne ne lui en laissa pas le temps :

— Je regrette, madame, que vous vous soyiez trompée en m’invitant. Je ne m’occupe pas de ce service, et je vous en exprime tous mes regrets.

Et d’un léger salut elle prit congé. Paul Rambert la rejoignit au moment où elle sortait.

— Ne me donnerez-vous pas la main, mademoiselle Mérival, et voulez-vous me promettre que le souvenir des heures passées dans notre maison ne sera pas gâté par les dernières paroles de ma femme qui est souffrante ce soir, et a dû faire un grand effort pour recevoir ses invités. Elle est au bout de ses nerfs, et soyez certaine qu’elle n’a pas eu l’intention de vous blesser…

Anne eut un geste insouciant. Que lui importait, en effet ? Jamais, entre cette femme et elle, il ne pouvait y avoir de réelle sympathie. Mais elle eut conscience du tourment qui agitait Rambert, lorsque tendrement il garda, dans la sienne, la petite main qu’il avait sollicitée.

  1. Allusion à une école politique, dont l’influence s’accréditait.