Anne Mérival/Chapitre VI

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 23-27).

VI


— Je t’assure que tu es très gentille…

Mais à l’affirmation sincère d’Henriette, Anne eut cependant une moue.

— Je t’affirme… voulut encore protester la jeune fille.

— Non, non, n’affirme rien, ni toi ni moi ne connaissons cela, ma petite. N’oublie pas que nous sommes à peine débarquées de Clair-Ruisseau, et ce qui nous paraît fort chic, à nous deux, peut faire sourire les vraies élégantes. Mais qu’importe, après tout, je ne vais pas là pour éblouir personne.

— Au fait, pourquoi y vas-tu ? demanda Henriette.

À cette question si nette, Anne ne sut que répondre. Elle n’aurait pu dire à quel mobile elle avait obéi en acceptant la proposition d’Henri Daunois. Elle ne comprenait pas encore tout ce que sa jeunesse comprimée dans le travail réclamait d’air et de lumière. Elle ne saisissait pas qu’elle avait cédé simplement à l’attrait irraisonné de voir une fête brillante, de jouir de la musique, de la toilette, de tout. Et puis, n’avait-elle pas eu irrésistiblement le désir de dire oui à un camarade. Mais ce camarade, jusqu’à quel point était-elle décidée à lui obéir ?… Tout cela était bien obscur, en vérité. Aussi, de quel droit Henriette venait-elle l’entraîner à un examen de conscience ?

— Enfin, pourquoi vas-tu à cette soirée, Anne, et seule avec ce jeune homme ? Que pensera Jean en l’apprenant ? N’aura-t-il pas raison d’être triste, de douter de toi ? Vous vous êtes promis l’un à l’autre un amour profond… Il compte sur toi aveuglément. N’aurait-il pas le droit de se trouver un peu trahi, s’il apprenait ta fugue de ce soir. Car c’est une fugue, et tu es trop intelligente pour n’en pas saisir toute la gravité… D’abord, ces Rambert ne te connaissent pas ; ils s’étonneront de te voir en compagnie de ce jeune homme qui n’est ni un frère, ni un cousin, ni un fiancé. Un camarade, je le sais bien, mais tu n’as ni l’âge, ni l’allure, ma petite, qu’il faut pour courir les bals sous une telle escorte…

— Henriette, je t’en prie, n’insiste pas, j’ai promis d’aller à cette soirée, je suis toute prête pour le départ. M. Daunois sera ici dans quelques minutes. Ce n’est pas la peine de me dire tout cela. Si tu voulais me sermonner, que ne l’as-tu fait plus vite ? Maintenant, il est trop tard.

— Mais non, il n’est pas trop tard. Tu peux prétexter une migraine, un malaise, que sais-je ?…

— Je ne prétexterai rien du tout, Henriette, car je veux aller à ce bal. Je viens de comprendre jusqu’à quel point j’y tiens, en écoutant toutes tes objections. Tout d’abord, la pensée de faire plaisir au camarade qui me le demandait m’a seule guidée, mais je m’aperçois que j’y tiens pour moi-même maintenant… que je veux y aller… Oui j’ai besoin d’être jeune, au moins quelques heures dans ma vie, de connaître le monde, le vrai, celui qui brille, celui qui embaume, celui que j’ai toujours ignoré…

— Mais à quoi bon, Anne, à quoi bon ?… Pour garder du regret de l’avoir si peu fréquenté ? Car dans deux mois, Jean sera médecin, et c’est tout de suite qu’il va te demander de partager sa vie. Tu lui as promis. Tu partiras donc, et à quoi t’aura servi, je te le demande, d’avoir frôlé un monde que tu ne reverras plus jamais ?… Anne, pardonne-moi, si je te l’avoue, mais il y a des moments où je ne te reconnais plus, des moments où tu m’apparais étrangère, si différente de la petite fille que j’ai connue là-bas… J’ai peur, alors, de ce qui va venir. Peur que tu ne puisses plus aimer Jean, le pauvre Jean qui n’a jamais pensé qu’à toi, et qui mourrait de te perdre…

— Je ne sais plus bien à quoi je pense, Henriette, je ne sais plus ce que je veux. Les lettres de Jean, toutes pleines de reproches, m’irritent encore plus qu’elles ne m’attristent… Nous ne nous comprenons plus. Et je me demande si jamais nous nous sommes compris. Si loin que je me rappelle, Jean et moi, nous nous sommes aimés… Mais Henriette, je ne sais plus bien ce que je désire, et j’ignore ce que je veux… Demain viendra l’échéance, tu sais laquelle, et je me demande avec terreur si je pourrai payer… Je me sens emportée dans un autre rêve, dont Jean est totalement absent. Et ce rêve est encore imprécis… Je n’aime personne autre que Jean, mais comprends-tu l’horreur où je me débats, le sentiment que je donne à mon fiancé, ce n’est pas de l’amour, appelle-le de tout autre nom qui sera doux et tendre. Mais l’amour, vois-tu, cela emporte toutes les résistances, cela détruit toutes les ambitions, cela balaie tous les autres sentiments. Si j’aimais réellement Jean, n’est-ce pas, j’aurais, à la pensée de le suivre, une joie indicible ? Eh bien, à la seule idée qu’il viendra bientôt me chercher, me prendre à la vie que je me suis faite et que j’aime, oui que j’aime, une véritable angoisse m’étreint…

— Pauvre Jean ! soupira Henriette.

— Oui, pauvre Jean, mais pauvre Anne, aussi. Car tout ce qui m’arrive, je te le jure, je ne l’ai jamais voulu, et je donnerais tout au monde pour redevenir la petite fille qui, là-bas, s’ignorait… Mais ne crois-tu pas, Henriette, que je devais nécessairement connaître cette crise-là, et que cela aurait été horrible pour nous deux, si j’avais compris trop tard, combien l’on est peu maître de son cœur… Je me plais à croire, vois-tu, que tout cela va passer, que c’est un tourment passager dont je sortirai victorieuse, et que, libérée de mon angoisse, je pourrai en toute certitude donner à Jean, ma définitive parole. En attendant, je vais chercher à m’étourdir, et c’est peut-être en voyant combien le monde est mensonger et cruel que je me débarrasserai de ce doute qui m’obsède, et je pourrai retourner vers le rêve de mon enfance, heureuse et sûre de mon cœur. Mais ne me regarde pas avec ces yeux de blâme, ils me font mal, et je mérite toujours ton estime, oui, toujours, Henriette. Seulement, vois-tu, j’ai cessé d’être la petite fille soumise à son destin… J’ai peur de n’être pas heureuse — et j’ai un si grand besoin d’aimer…

— D’aimer… Mais n’aimais-tu pas Jean ? Je vous revois tous les deux, si unis, si confiants, ne pouvant vous passer l’un de l’autre. Vous vous cherchiez sans cesse… Mais si tu ne l’aimes plus, celui-là, ma pauvre Anne, c’est que tu en aimes un autre, ou que tu vas l’aimer, cet Henri Daunois…

— Non, Henriette, je n’aimerai pas Henri Daunois autrement qu’en camarade. Et quel camarade exquis il fait ! Tu n’imagines pas à quel point sa présence m’est agréable et bonne. Entre nous il ne peut y avoir d’autre union que celle de nos intelligences, mais combien cet accord devient parfait, unique, rayonnant… Lui ne songerait pas à me disputer mes meilleures joies. Il n’est ni mesquin, ni étroit, ni tracassier… De là à l’aimer, il y a un abîme, vois-tu. Je devine ce que c’est que l’amour maintenant. Un grand sentiment qui nous emporte, nous ravage, nous massacre, peut-être, mais qui est unique et ne ressemble à aucun autre… C’est ainsi que je voudrais aimer Jean, et c’est peut-être ainsi que j’arriverai à l’aimer, quand j’aurai passé ma crise.

Anne souriait pour cacher à Henriette son tourment profond.

Toutes deux, dans cette chambre mal éclairée, où rien ne souriait à leur jeunesse éclatante, semblaient dépaysées. Anne l’éprouva d’une façon énervante, et embrassant d’un geste tout cet intérieur où elle n’avait jeté aucune grâce, elle exprima avec impatience : « Non, mais est-ce assez laid, ici ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant on l’appelait d’en bas :

« Mademoiselle Mérival, il y a un monsieur qui vous demande. »

Elle embrassa au vol Henriette qui lui souriait, incapable de n’être pas heureuse de sa joie, et descendit en courant.

Restée seule, l’amie éteignit la lumière, vint s’accouder à la fenêtre. La nuit était magnifique, éclairée d’étoiles. En bas, elle vit Anne et son compagnon qui s’éloignaient. Elle devina qu’ils causaient gaiement, et la pitié lui vint du pauvre absent qui serait volé. Elle avait toujours eu pour Jean et Anne une tendresse profonde. Elle n’aurait su dire lequel elle aimait le mieux, de lui ou d’elle. Elle les avait toujours aimés ensemble. Cependant ce soir, elle éprouve, en pensant à Jean, un singulier malaise… Trahir Jean, dédaigner son amour… chercher en dehors d’un sentiment si entier et si vrai, le bonheur de sa vie… À quoi Anne songeait-elle vraiment. Elle, Henriette ?… Un pincement au cœur trahit son secret. Elle, l’amie irréprochable et droite, incapable de la plus légère tromperie… Aimerait-elle, sans le vouloir et sans le savoir, justement celui qui ne l’aimerait jamais… Et ce n’est que ce soir qu’elle se devine… La douce Henriette n’y comprend rien. Elle n’imagine pas que la pitié infinie qui monte en son âme éclaircit son mystère. Maintenant, elle ne connaîtra donc plus la paix, elle saura la honte de la tentation. Et le front collé à la vitre froide, elle pleure lentement, tandis que là-haut sourient les étoiles…

Soudain une ombre qui s’avance dans la rue déserte attire son attention. Henriette l’a tout de suite reconnue. C’est Jean. Elle en voudrait douter, mais elle le voit qui monte le perron. Elle entend le timbre vibrer. L’on cause en bas. Elle devine ce qui se dit : « Mademoiselle Mérival est partie au bal avec un monsieur ». Son cœur se broie sous la douleur de Jean. La pauvre, qui n’a jamais compris qu’elle l’aimait ce Jean, et qui agonise de détresse à la seule pensée de sa douleur. Maintenant la porte s’est refermée. L’homme qui descend vers la rue n’est plus celui de tout à l’heure. Il marche courbé, comme sous un trop lourd faix. Toute l’âme d’Henriette s’élance vers lui. Ah ! pouvoir le consoler ! Éperdue, elle le regarde s’éloigner, sans bouger de sa fenêtre. Seulement son front posé sur la vitre glacée brûle d’une fièvre effroyable. Elle sent sa tête éclater, et reste là, combien de temps, à regarder dans cette rue où rien ne passe, et qui semble être loin du bruit et de la vie de la grande cité. Ce calme du dehors n’empêche pas le tumulte de grandir en son cœur apitoyé. Ô le mal qu’a fait Anne, ce soir, inconsciemment, en se jouant, comme une petite fille cruelle. Certes, elle ne pouvait savoir ! Mais comment ne devine-t-on pas quand on aime que l’aimé vers nous s’en vient. Alors, Henriette comprend toute la vérité, car elle ne trouve pas un mot de pitié pour plaindre Anne, bien qu’elle la chérisse sincèrement. Elle ne songe qu’à celui qui est venu de si loin, et qui maintenant erre dans la nuit froide, perdu dans cette ville inconnue, tandis que sa bien-aimée est au bal — avec un autre ! La grande ombre vient de réapparaître au détour de la rue. Henriette la reconnaît, elle la voit lever la tête vers la fenêtre. Sans doute Anne, lui a-t-elle donné la topographie de sa maison, afin qu’il puisse la rejoindre mieux dans ses rêves. Voyant la fenêtre sombre, Jean passe, et Henriette le regarde maintenant aller et venir, comme s’il avait l’intention d’attendre là. Alors, sa résolution est tout de suite prise. Elle passe sa jaquette de fourrure, pose à la hâte son chapeau, et dévale l’escalier à la course. Dehors, elle frôle au passage le jeune homme qui ne la voit même pas. Alors elle s’arrête, et dit, simplement :

— C’est vous, Jean ?

— Henriette ! crie-t-il avec l’accent du naufragé.

— Vous alliez voir Anne ? fit-elle. Pourquoi ne l’avez-vous pas prévenue de votre visite ? Elle serait sûrement restée à vous attendre. Quelle corvée pour elle, que cette réception, mais l’on avait réclamé l’élégance de sa plume pour mieux raconter les splendeurs de la fête Rambert, et Anne n’a pas cru pouvoir refuser, puisqu’elle n’avait aucune raison sérieuse à alléguer… Si elle avait su… Enfin, vous n’allez pas rester là à l’attendre ? Venez plutôt me reconduire, nous causerons.

Amicalement, elle passa son bras sous celui du jeune homme, et l’entraîna. Du premier jet, elle avait trouvé ce mensonge à lui offrir, pour qu’il souffrît moins. Il lui sourit doucement pour la remercier. Mais il avait besoin de savoir davantage.

— La maîtresse de pension a parlé d’un monsieur qui accompagnait Anne, fit-il, la voix rauque… Vous me comprenez, Henriette, je souffre tant.

— Mais ce n’est pas raisonnable de souffrir pour si peu. Et si vous aviez vu le monsieur, vous ririez bien de votre enfantillage. Un ancêtre, mon pauvre Jean, le Mathusalem du journalisme.

Elle le sentit frémir d’une joie infinie. Ah ! comme elle l’aima en ce moment, et de l’avoir sauvé de la douleur lui causait une allégresse intense. Elle, si loyale, aima son mensonge, et fut heureuse de l’avoir accompli. Seulement en regardant les yeux tristes de Jean, elle sentait sourdre en son cœur généreux une rancune profonde.

— Je n’avais que cette soirée, expliqua Jean ; je retourne à Québec par le convoi de onze heures et trente-cinq. Demain, j’ai des examens à passer… Seulement, voyez-vous, ma petite amie, les dernières lettres d’Anne étaient si attristantes, si différentes de celles d’autrefois, que j’ai eu besoin de la voir… J’ai conscience d’avoir été dur peut-être pour elle… Vous ne savez pas combien je hais cette carrière qu’elle a choisie, et voyez si je suis vilain, mais ses succès m’affligent — parce que je l’aime trop… Pourtant chacun des articles qu’elle signe, et qui sont jolis, délicats et charmants, comme son âme même, je les lis avec adoration… Vous ne savez pas à quel point je l’aime, Henriette ! Je l’aime depuis toujours, elle rayonne dans tous mes rêves, elle illumine tout mon passé, elle est ma vie en un mot. Et je souffre affreusement de la sentir se détacher de moi, s’en aller vers je ne sais où, et je devine la catastrophe… J’étudie avec moins d’ardeur ; ce chagrin qui monte en moi, cette anxiété de perdre Anne me décourage, me neurasthénise presque… Dites donc, Henriette, sérieusement, croyez-vous que je puisse encore espérer ?

— Mais pourquoi ne croiriez-vous plus en Anne, mon ami ? Vous n’avez aucune raison de douter d’elle. Vos soupçons sont presque une injure…

La voix de la jeune fille tremblait. Jean saisit son agitation et en fut ému :

— Vous parlez pour me consoler, Henriette, parce que vous êtes bonne et de si loin que je vous retrouve, c’est toujours avec ce sourire confiant qui éclaire et réconforte. Vous ne savez pas jusqu’à quel point, ce soir, vous m’aurez fait du bien. Je me faisais une si grande joie de revoir Anne, je ne puis vous dire l’impression que j’ai ressentie… Il me semblait que je ne la retrouverais plus, que c’était fini… C’est un peu d’elle que vous m’apportez, petite Henriette, un peu de sa pensée, de son sourire, de sa vie. Vous vous aimez tant toutes les deux ! Mais je songe combien Anne sera triste en apprenant que je suis venu, et qu’elle n’était pas là pour m’accueillir. Elle m’en voudra peut-être… Elle pourrait croire à de la jalousie, à de la méfiance, et tout cela est si loin de mon esprit et de mon cœur dans le moment. Alors si vous vouliez, nous nous tairions, vous êtes la seule à savoir, et nous laisserions ignorer à Anne que je suis venu et reparti comme un pauvre être.

Ils se dirent adieu, d’un long serrement de mains, puis se séparèrent vivement, émus tous deux, et tous deux craignant de trahir leur émotion. Henriette le regarda s’effacer dans la nuit. Puis, rentrée chez elle, dans une chambrette qui ressemblait à celle d’Anne, elle se jeta sur son lit, et sanglota longuement, irrésistiblement…