Anne Mérival/Chapitre XI

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 37-45).

XI


Anne devançait d’un jour son arrivée afin d’être seule au moment où elle rentrerait dans sa maison. Sa maison ! Toute sa vie passée était enclose entre les quatre murs de ce modeste logis où son père et sa mère avaient vécu heureux. Elle ne voulait personne entre ses morts et la petite fille qui revenait après des mois d’absence. Elle avait besoin de leur parler et que personne n’entende ce qu’elle leur dirait, de retrouver les choses à la place où elle les avait laissées, et que rien ne fût touché de tous ces souvenirs auxquels elle désirait si fort se raccrocher. Il était cinq heures du matin lorsque le train fit halte à la station de Clair-Ruisseau. Personne ne la vit descendre.

Anne prit par le petit sentier qui coupait à travers champs, pour atteindre plus vite la maison qui l’attendait à l’ombre de l’église, cachée sous les érables et les saules. La rosée qui mouillait ses pieds, faisait monter de la terre des parfums plus intenses, qu’elle retrouvait avec une âpre volupté. Toute sa petite patrie lui remontait à la tête, et en humant l’air embaumé de ce matin de juillet, Anne espérait recouvrer l’âme sereine qu’elle y avait laissée, et qui lui serait peut-être rendue.

Elle s’arrêta un moment pour regarder l’adorable paysage des hautes montagnes qui encaissaient la vallée et regarder la rivière limpide où les petits cailloux blancs riaient au soleil. Elle écouta la chanson de l’eau rieuse, chanson qui avait bercé tant de rêves, alors qu’elle pensait ne jamais changer d’horizon, et que l’amour de Jean satisfaisait son cœur. Elle salua son village qui s’éveillait radieux, et soudain, pour lui souhaiter la bienvenue, l’angelus sonna. Anne s’arrêta et tout naturellement lui revint le geste désappris de s’incliner au son de la cloche. Elle poussa la barrière qui grinça un gémissement… L’herbe, tout autour de la maison, avait été fauchée, et Anne remercia Jean qui, seul, avait pu ainsi préparer l’accueil à sa petite amie qui ne devait pas, en rentrant dans sa demeure, recevoir une impression d’abandon. « Pauvre Jean » dit-elle, pour le remercier. « Pauvre Jean » ! C’est ainsi qu’elle le nommait toujours, maintenant, lorsqu’elle pensait à lui… Elle poussa la porte et entra. Au lieu de poussière et de désordre, elle trouva tout propre et rangé. Là encore, elle reconnut l’attention de son ami, et un remords lui vint d’être venue seule, alors que, sans doute, il avait espéré la ramener dans le logis de son enfance. D’une potiche de vieille faïence émergeait toute une moisson de fleurs. La maison sentait bon, elle lui faisait fête. Anne rentrait comme si elle revenait d’une promenade, et un moment elle crut qu’elle n’était jamais partie et que la vie d’autrefois n’était pas interrompue. Elle reprit possession de toutes les chambres, et remonta le cours de ses souvenirs. Pauvre petite Anne et pauvre petite vie ! L’émotion qui la tenaillait mettait de la fièvre à ses joues et du feu dans ses yeux. Elle avait la nette impression d’être devenue une étrangère pour toutes les choses qui étaient là et que rien de son passé ne la reconnaissait. Cette pensée étreignait sa gorge et le supplice de son cœur alourdi soudain crispait sa poitrine. Elle avait escompté son retour comme une joie immense, et voilà qu’elle se sentait, au centre de ses pénates retrouvées, encore une absente. Elle aurait éprouvé, à pleurer, presque de la joie, mais les larmes sont souvent une récompense, et Anne ne trouva pas ce bienfait. Elle errait de pièce en pièce, à la recherche de ses souvenirs, et rien du passé ne criait vers elle. Alors elle comprit combien elle n’était plus elle-même, et se soumit à la douleur d’être devenue une étrangère à ses lieux familiers. Elle parla tout haut, pour rompre le maléfice qui l’envoûtait, mais sa voix mourut sous les poutres qui jalonnaient le plafond de leur robuste soutien. Elle comprit qu’elle était venue pour un adieu définitif, et que dorénavant elle resterait une déracinée, que la maison natale reverrait sans joie.

Ce reniement la frappa comme une déchéance, mais elle ne se révolta pas. Un élan l’emporta vers la vie qu’elle avait voulue, et un flot joyeux balaya tout. C’en était fait de son désir de retour. Puisque tout restait silencieux à son approche, c’est que plus rien ici n’était pour elle.

« Personne n’est maître de son cœur », songeait-elle, « et j’irai, comme tous les autres, vers mon destin. »

Maintenant, elle pouvait repartir. Elle aurait voulu retourner vers la ville, sans que personne ne la revit… Mais il y avait Jean, son pauvre Jean… Et le cœur d’Anne souffrait de penser à lui. Elle lui devait ces quelques jours, les derniers, pendant lesquels elle s’efforcerait de le convaincre que la perdre ne pouvait pas être un malheur. Elle ne voulait pas, dans cette maison qui avait abrité son âme puérile et douce, parler de passion et nommer l’élu de son cœur. Dans leurs cadres, son père et sa mère souriaient, comme ils lui avaient toujours souri dans la vie. Elle imagina que leurs regards l’absolvaient dans leur merveilleuse expression d’amour, et de toute son âme elle les en bénit.

Elle avait fini d’errer de pièce en pièce, et de redire le « souviens-toi » de son pèlerinage. Sa montre marquait neuf heures. Le village maintenant ne dormait plus et Anne sentit le désir de retourner vers la vie. Elle traversa le jardin qui embaumait le seringa, et elle cueillit les fleurettes blanches à l’un des arbustes. Elle vit que les arbres n’avaient pas une plaie, et que toutes les branches portaient un léger mouvement. Cependant maints petits détails réclamaient : ici, un peu de peinture ; là une restauration ; plus loin une planche à remplacer… Elle songea à quelques belles campagnes où les clôtures n’existaient pas, et qui lui avaient paru si jolies, et elle se demanda si elle ne ferait pas bien d’abolir la sienne. Non, elle ne changerait rien à sa maison, elle aimait à la voir entourée de ce fragile enclos qui la faisait plus privée, plus à elle. À elle, et pour combien de temps ? Anne se posa la question, mais ne voulut pas y répondre tout de suite. Elle reculait instinctivement l’heure des décisions.

Une petite fille la regardait venir en souriant. Anne essayait de la reconnaître et n’y parvenait pas :

— Vous ne me remettez pas, Mm’zelle Mérival ? Je suis Louise, la petite Louise à la Marie à Germain…

— Comme tu es devenue grande, fit Anne en l’embrassant, ravie de retrouver cette façon savoureuse de se présenter au village, en nommant les prénoms de deux ou trois générations, pour éviter la confusion des noms de famille se répétant à l’infini :

— Tu es bien Louise Tremblay ? Et comment va ta maman, ton papa, tes petits frères ? Elle prit la main de l’enfant qui continua de cheminer à ses côtés, en lui donnant les nouvelles du canton et quand Anne atteignit la maison des Deschâtelets, elle savait que le fils de Joseph à Pierre allait épouser la fille de François à Philippe, et que le père Grandin avait vendu son clôs d’en bas à la veuve Prévost qui y avait bâti une maison pour loger son fils Émile nouvellement marié à la fille de Côme à Séraphin, qui lui avait apporté en dot le moulin du bord de l’eau, une vache, un cochon, deux moutons, dix couvertures de laine du pays, deux douzaines de draps, des tas de serviettes, sans compter le ménage que Louise décrivait avec ravissement. Elle apprit encore que Monsieur le Curé avait défendu aux filles de sortir avec les garçons, le soir, et qu’il avait dit du haut de la chaire que, s’il rencontrait des couples passé huit heures, il les séparerait et irait reconduire les jeunes filles chez leurs parents… La maîtresse d’école était partie parce qu’elle avait battu Tit Louis avec une hart, et que le père de Tit Louis l’avait insultée. Puis l’enfant interrogea Anne :

— Venez-vous pour rester. Mam’zelle Anne ? Et c’est-y vrai que vous allez vous marier avec le Docteur Deschâtelets ? C’est un beau garçon, le docteur, fit-elle, d’un ton entendu. Puis, c’est un vrai monsieur, qui n’est pas fier, et qui parle au pauvre monde, comme si c’était du monde riche.

Anne savait que l’enfant irait colporter partout sa réponse, elle eut soin de l’esquiver.

— Me voici arrivée, petite Louise. Tu diras à ta maman qu’elle a une gentille petite fille, et que j’irai la voir bientôt.

— Maman sera bien contente, parce qu’elle reçoit la gazette où vous écrivez, et qu’elle aime bien la lire.

Anne fut touchée de cet hommage naïf qui lui sembla la pensée de tout son village.


Madame Deschâtelets, la main abritant ses yeux, regardait monter Anne vers la maison. Elle eût, en la reconnaissant, un grand cri joyeux :

— Vite, Jean, viens voir qui nous arrive !

Dans un élan de tendresse, elle pressa Anne sur son cœur, puis à Jean accouru, et qui, restait embarrassé elle cria :

— Mais, embrasse-là, voyons, il y a des mois que tu ne l’as vue… En voilà des manières !

— Nous ne vous attendions que ce soir, ma petite, et nous mettions tout en toilette pour que la maison ait un air de fête. Regardez Philippe qui lave l’auto dans la cour. Il astique ferme, le brave gâs, c’est sa façon de montrer comme il est content, lui aussi, de vous voir… Mais elle n’a pas déjeuné, cette petite-là, s’avisa-t-elle. Jean non plus. Vous allez donc manger tous les deux, de bons œufs, du beurre frais, de la crème douce, puis des confitures… Les aimez-vous toujours, Anne ?

— Surtout les vôtres, Madame, nulle part je n’en ai goûté de meilleures.

Anne expliqua l’heure tardive de son arrivée, sa visite à la vieille maison, sa joie de trouver tout en ordre… Et levant les yeux vers Jean qui la regardait extasié :

— C’est vous, Jean, qui m’avez ainsi préparé le retour… Je vous remercie.

— Il était tout simple qu’il agit ainsi, répondit sa mère, et j’espère que tout le long de sa vie, il songera à votre plaisir.

Les paroles si simples de la douce femme avaient l’autorité d’une décision. Évidemment, ce mariage sur lequel elle avait édifié l’avenir de son fils, était lié à toutes ses pensées comme à tous ses projets, et rien ne l’en pourrait désintéresser.

Elle vit Anne pâle d’émotion, et la crut bouleversée par ce retour vers la maison où elle avait tant de souvenirs. Cette femme, qui n’avait vécu que par le cœur, ne pouvait rester insensible à un tel sentiment, et ses attentions envers la jeune fille se firent plus tendres, plus maternelles.

Jean avait compris que, pour ne pas alarmer sa mère, il devait feindre la gaieté qui était si loin de son esprit, et, dans l’atmosphère qu’on lui créait ainsi, l’âme endolorie de la visiteuse se rassérénait. Elle vivait au jour le jour.

« Comme il ferait bon, pensait-elle, de n’avoir connu que ces tendresses-là, et de pouvoir s’arrêter ici pour toute sa vie. »

Jean et Anne eurent tous les loisirs de se parler, mais ils ne se dirent rien. Tous deux pensaient « demain », dans le besoin de retarder le déchirement de la séparation. Je parlerai avant de partir, se disait Anne, tandis que Jean songeait qu’il ne pourrait dire le mot qui provoquerait la définitive rupture. Dans leur pensée, tout était fini du beau roman de leur jeunesse, mais ni l’un ni l’autre ne voulait parler le premier. Anne s’exaspérait de sa lâcheté, et ainsi elle arriva à quelques jours du départ, sans avoir rien dit.

Elle savait, par une lettre de Daunois que Paul Rambert avait reçu ses fleurs, et sa pensée n’allait pas jusqu’à imaginer des fleurs couchées sur un cercueil. Elle ne voulait pas, de crainte de la joie qu’elle ferait jaillir en elle, songer à cette mort qui légitimait son rêve mais elle se sentait délivrée du poids d’un amour défendu.

Le soir du 31 juillet, sous la large vérandah, Anne jouissait de la beauté du soir en attendant Jean parti chercher le courrier du soir. Elle aimait ces moments de solitude que Madame Deschâtelets avait choisi pour ses prières, et où elle était absolument seule. Elle rêvassait simplement, délivrée du souci de s’observer, heureuse de cette détente qui l’isolait en face d’elle-même. Tous ces jours de vacance, elle avait refusé les journaux :

« Non, non, j’aurai toute l’année pour les lire ; ici, je me repose, je suis la journaliste en vacances ». Et la nouvelle, que l’on avait commentée devant elle, de l’assassinat de l’héritier d’Autriche et de sa femme, ne l’avait pas alarmée comme un crime qui devait ébranler le monde. Il semblait que rien de ce qui n’était pas la tragédie de son âme, ne pouvait l’occuper… Elle perçut le pas de Jean qui faisait gémir le gravier de l’allée, et l’écouta venir à elle. Il froissait nerveusement son journal, et semblait ne pouvoir parler. Elle eut l’intuition que quelque chose de grave se passait, qui les dominait de très haut.

— Anne, c’est la guerre, la France mobilise. Dans trois jours ses armées seront aux frontières allemandes… On croit que l’attaque se fera du côté de la Belgique. L’Allemagne attendait son heure, et elle s’est formidablement armée…

— La guerre, répéta Anne, la guerre !

Jean s’était assis à ses pieds, et son visage, éclairé par un reflet de lune, apparaissait transfiguré :

— Pourvu que l’Angleterre marche… Est-ce que l’on sait jamais avec elle ?

— L’Angleterre ne marchera que si elle sent ses intérêts menacés…

— La France sera-t-elle encore seule comme en 70, et aura-t-elle l’éternelle crainte d’être frappée dans le dos ? Ô Anne, se sont des instants pareils qui nous révèlent ce que nous ignorons de notre âme : son invincible attachement à la France belle et fière entre toutes les patries, et dont le sourire éclaire le monde. Songez un peu, petite fille, à ce que représente son soleil ; imaginez qu’il s’éteigne un moment. Que deviendrait l’humanité plongée soudain dans les ténèbres ? Mais pour qu’elle ne meure pas, cette fois-ci, sous l’étreinte abominable qui va la terrasser, il faut des forces surhumaines qu’elle seule ne pourra trouver. On la proclame affaissée, minée, à bout… Vous n’y croyez pas à cette débâcle, moi non plus, parce que nous avons la foi absolue en son immortalité. Et puis si elle devait disparaître, croyez-vous que la vie vaudrait ensuite d’être vécue, alors que serait morte la Beauté, que serait morte la Joie !

Jamais Jean ne lui avait ainsi parlé, et Anne émue de savoir sa pensée tout contre la sienne, descendit sa petite main sur ses cheveux…

Il arrêta un moment pour savourer cette caresse qui le récompensait, puis il poursuivit :

— Anne, ne croyez-vous pas que tous ceux qui l’aiment devront se lever et courir à son secours. Et nous, qui lui devons tant, resterons-nous insensibles et muets devant la leçon d’héroïsme dont elle va, une fois encore, magnifier la vie ?

— Que pourrons-nous pour elle, Jean, de si loin ?

— Si loin que nous soyions, nous pouvons nous rapprocher, et mettre notre cœur à côté du sien, pour qu’elle le sente battre très-fort… Nous pouvons aller là-bas, nous battre… mourir pour elle…

— Jean !

— Oui, mourir pour elle, ne serait-ce pas un peu lui payer notre dette…

— Jean !

— Un soir que l’on se serait bien battu, s’endormir sur un champ de bataille, face à un ciel criblé d’étoiles… des étoiles que nous aurions allumées… se dire que la vie a été belle, mais que la mort l’est encore plus, et au nom de sa bien-aimée ajouter celui de la douce France… Croyez-vous qu’une autre mort, Anne, puisse valoir celle-là ?

— Mais, Jean, vous ne songez pas…

— Si, j’y songe… depuis quelques jours, depuis que je lis dans ces journaux, que vos petites mains refusaient de prendre, les sinistres nouvelles qui faisaient pressentir la guerre… Alors j’ai décidé que je serais l’un des premiers à partir

— Jean, pensez-vous à tous ceux qui vous aiment ?

— Ceux qui m’aiment seront fiers de moi, Anne, car je serai digne de leur amour. Le danger ne signifie rien, voyez-vous, la mort peut tout aussi bien me prendre bêtement au premier coin de route. Il y a une heure marquée au grand cadran… Si cette heure-là s’auréolait d’héroïsme pour le pauvre Jean, ne seriez-vous pas un peu contente de lui ?

— Jean, je vous en supplie, attendez, ne songez pas à partir maintenant…

— Attendre, mais pourquoi ? Si l’Angleterre ne se porte pas au secours de la France, croyez-vous qu’on laissera partir les soldats des colonies ? Nous serons barrés ici, et tout s’opposera à nos desseins. Je sais que des milliers des nôtres donneraient leur vie avec élan, mais cet élan sera vite anéanti. Puis si, comme je veux le croire, l’Angleterre obéit à l’appel impérieux qui lui commande de prendre place aux côtés de la France, le Canada sera sûrement appelé à mobiliser des troupes, mais ces troupes seront de formation anglaise, et nous serons perdus au milieu de soldats qui nous sont étrangers tout autant que si nous n’habitions pas le même pays… Non, Anne, il est un régiment dont je rêve, celui où aboutissent des malheureux, des méconnus et souvent des déchus qui veulent refaire leur âme, et dans un incognito sublime volent à la mort pour racheter une faute ou réhausser un sacrifice. La Légion étrangère, vous le savez, Anne, est un corps d’élite que la France a toujours rangé en face des pires dangers, parce que ces soldats n’accepteraient jamais d’être vaincus !… C’est parmi eux que je rêve de combattre.

Anne s’était penchée jusqu’à lui, et il sentit les pleurs qui tombaient maintenant sur ses cheveux où la petite main s’était crispée. La voix de Jean se fit plus douce :

— Ma petite fille, pourquoi pleurez-vous sur moi, me croyez-vous malheureux de tourner ainsi ma volonté vers quelque chose de grand ? Ici, nous avons la vie trop facile, voyez-vous, et l’effort nous apparaît comme un geste gigantesque, quand pour d’autres, pour des Français surtout, l’acte de donner sa vie sciemment et librement est tout simple.

Il avait maintenant descendu la petite main d’Anne pour y poser sa joue brûlante :

— Pourquoi vous apparaît-il extraordinaire que j’agisse comme un Français… N’en suis-je pas un ? Les siècles auraient-ils détruit les instincts de générosité et de bravoure que des générations de héros nous ont légués… Non, Anne, tout sommeille en nous ; il s’agit qu’un appel retentisse pour que notre âme nous commande : en avant !

— Dites-moi, Jean, fit Anne oppressée, dites-le moi, que je ne suis pour rien dans cette résolution, dites-moi que vous n’avez pas trouvé ce moyen de nous rendre libres tous les deux, dites-le-moi

— Taisez-vous, petite folle, et ne vous faites plus ainsi du mal. Je partirai, parce que j’ai le goût de la grande et belle aventure de me battre pour la France, parce que je le dois d’abord, et que je le désire ensuite. Je croyais que ma vie s’écoulerait ici dans le calme et l’oubli, près de mère, à vos côtés, mais voilà que la vie me projette hors du cadre accoutumé et me commande d’être un vaillant. L’appel est irrésistible, Anne, et il faut que vous m’approuviez d’y obéir…

— Je vous approuve et je vous admire, Jean, et à côté de vous qui vous révélez si grand, combien je me sens petite. Mais votre mère, qui n’a que vous, et qui n’est plus jeune, votre mère, Jean, aura-t-elle le courage de supporter la seule idée que la mort à tout instant peut vous prendre ?

— Maman est petite-fille et fille de soldats. L’ancêtre est venu avec le Royal-Roussillon ; un aïeul se battit à Carillon, l’autre tomba à Châteauguay, et le père de ma mère mourut à Saint-Eustache pendant la rébellion de 1837, d’une balle au front… Comme vous voyez, Anne ; ils ont tous été des soldats ; je ne ferai donc que reprendre la tradition…

Ils étaient maintenant debout, l’un en face de l’autre, et la lune rendait encore plus tragique la pâleur de leur visage. Ils se regardaient dans les yeux, comme s’ils venaient de se découvrir une âme nouvelle. Anne eut vers son ami d’enfance le geste éternel des confiances, et dans les bras qui s’ouvraient elle se mit à sangloter désespérément. Ce fut lui, alors, qui caressa la tête brune abandonnée sur son épaule, et avec des mots berceurs consola le gros chagrin de sa toute petite fille.

Le lendemain, une dépêche rappela Anne au journal, quatre jours avant la fin de ses vacances, quatre jours qu’elle aurait tant voulu donner à Jean. Il n’eut pas une révolte, pas même un mot pour se plaindre, il acceptait ce sacrifice comme le premier acte de sa nouvelle destinée.

L’entrée en lice de l’Angleterre ne modifia pas la décision de Jean. Il savait que le Canada enverrait des troupes, mais il ne se souciait pas d’être enrégimenté dans une brigade anglaise. Il obtint facilement son passeport, car l’on n’exigeait pas encore d’explications de la part des voyageurs. Il était prêt à partir le 10 août, quand on lui apprit que le bateau de la Transatlantique quitterait son quai de New-York, dès le 9. Déjà des précautions se prenaient pour déjouer les manœuvres ennemies, sur mer, comme sur terre. Anne ne l’attendait que le lendemain, et afin de lui réserver sa journée, elle se multipliait dans les divers comités qui surgissaient de partout, pour organiser la Croix-Rouge et les secours d’assistance à la Belgique où les hordes boches accomplissaient leur œuvre d’affreuse dévastation. Lorsque Jean se présenta à sa maison et au journal, il ne la trouva pas, et ne put lui laisser qu’un mot d’adieu.

« La délivrance, — avait dit Anne Mérival à Henriette Mélines, mais je sens qu’elle viendra » En effet, elle était venue, et si brutale, si décisive, laissant le remords ineffaçable d’avoir été désirée !