Anne de Geierstein/07

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 91-101).

CHAPITRE VII.

DÉTAILS HISTORIQUES.

Que celui qui n’accepte pas la paix qu’on lui offre soit accablé de tous les maux que peut causer la guerre ! Va, ta haine pour la paix est bien connue, si ton âme repousse maintenant les avances de l’amitié.
Le Tasse.

La confiance qui existait entre le landamman et le marchand anglais parut augmenter encore pendant un espace de quelques jours qui s’écoulèrent avant le jour marqué pour le commencement de leur voyage à la cour de Charles de Bourgogne. Nous avons déjà exposé l’état de l’Europe et de la Confédération helvétique ; mais, pour la plus grande clarté de notre histoire, nous voulons la récapituler ici brièvement.

Dans l’intervalle d’une semaine que les voyageurs anglais passèrent à Geierstein, des assemblées ou diètes furent tenues par les cantons des villes fédérées, aussi bien que par ceux de Forêts. Les premiers, irrités des taxes qu’imposait à leur commerce le duc de Bourgogne, et que rendait plus intolérables encore la violence des agents qu’il employait pour cette oppression, demandèrent à grands cris la guerre qui leur avait toujours procuré jusqu’alors des victoires et des richesses. Plusieurs d’entre eux étaient aussi excités en secret à prendre les armes par les largesses de Louis XI, qui n’épargnait ni les intrigues ni l’or pour amener une rupture entre ces intrépides confédérés et son implacable ennemi, Charles-le-Téméraire.

D’un autre côté, il y avait plusieurs raisons qui semblaient rendre impolitique pour les Suisses de s’engager dans une guerre contre l’un des plus riches, des plus obstinés, et des plus puissants princes de l’Europe… car tel était sans contredit Charles de Bourgogne… sauf le cas où il aurait existé de graves motifs touchant à leur honneur et à leur indépendance. Chaque jour, des nouvelles de l’intérieur confirmaient qu’Édouard IV, d’Angleterre, avait conclu une alliance étroite et intime, offensive et défensive, avec le duc de Bourgogne, et que le roi des Anglais, renommé par ses nombreuses victoires sur la maison rivale de Lancastre, victoires qui, après différents revers, lui avaient enfin assuré la possession certaine du trône, avait formé le projet de faire valoir encore une fois ses droits sur les provinces de France, si long-temps possédées par ses ancêtres. Il semblait que cette conquête seule manquât à sa renommée, et qu’après avoir dompté ses ennemis intérieurs, il devait naturellement songer à reconquérir ces riches et précieuses provinces étrangères qui avaient été perdues durant le règne du faible Henri VI, et les discordes civiles si horriblement continuées par les guerres de la Rose blanche et de la Rose rouge. Il était universellement connu que, dans toute l’Angleterre en général, la perte des provinces françaises était regardée comme une dégradation nationale, non seulement par la noblesse qui par suite avait été privée des fiefs considérables qu’elle avait obtenus dans la Normandie, la Gascogne, le Maine et l’Anjou, mais encore par tous les hommes de guerre accoutumés à acquérir renommée et richesses aux dépens de la France. De plus ces archers redoutables, dont les flèches avaient décidé tant de batailles terribles, ne demandaient qu’à recommencer, comme leurs ancêtres, les combats de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt, et à suivre leur souverain sur les champs de victoire que leurs hauts faits avaient immortalisés.

La nouvelle la plus récente et la plus authentique portait que le roi d’Angleterre était sur le point de passer en France en personne, invasion que rendait aisée sa possession de Calais, avec une armée supérieure en nombre et en discipline à toutes celles qui avaient été jamais conduites par un monarque anglais dans ce royaume ; que tous les préparatifs de guerre étaient achevés, et que l’arrivée d’Édouard devait être attendue d’un jour à l’autre, tandis que la puissante coopération du duc de Bourgogne, et l’assistance d’une foule de nobles français amis de l’Angleterre dans les provinces qui avaient si long-temps été soumises à la domination anglaise, annonçaient que l’issue de la lutte serait fatale à Louis XI, si rusé, si sage et si prudent que fût ce prince.

Sans aucun doute la meilleure politique de Charles de Bourgogne, lorsqu’il s’engageait ainsi dans une alliance contre son très formidable voisin, contre son ennemi héréditaire aussi bien que personnel, aurait été d’éviter toute cause de querelle avec la Confédération helvétique, nation pauvre mais très guerrière, qui avait déjà montré par d’innombrables succès que sa brave infanterie pouvait, en cas de besoin, lutter avec égalité, ou même avec avantage, contre la fleur de cette chevalerie qui avait été jusqu’alors considérée comme formant la force des armées européennes. Mais les mesures de Charles, que la fortune avait opposé au monarque le plus astucieux et le plus politique de son temps, étaient toujours dictées par la passion et la colère, plutôt que par une considération judicieuse des circonstances où il se trouvait. Hautain, fier, immuable dans ses résolutions, quoique ne manquant ni d’honneur ni de générosité, il méprisait et haïssait les misérables associations de cultivateurs et de bergers unis à quelques villes qui ne subsistaient que par le commerce ; au lieu de courtiser les cantons helvétiques, comme son ennemi rusé, ou du moins de ne leur fournir aucun prétexte ostensible de querelle, il ne manquait nulle occasion de montrer le dédain et le mépris qu’il avait conçus de leur ridicule importance, et d’avouer le secret plaisir qu’il se promettait à tirer vengeance sur eux des flots de sang noble qu’ils avaient versés, et à leur faire expier les innombrables succès qu’ils avaient obtenus sur les seigneurs féodaux dont il s’imaginait être le vengeur prédestiné.

Les possessions du duc de Bourgogne sur le territoire alsacien lui procuraient de nombreuses occasions d’exercer sa rancune contre la ligue suisse. Le petit château et la ville de Ferette, situés à dix ou onze milles de Bâle, servaient comme de lieu de passage au commerce de Berne et de Soleure, les deux principales villes de la confédération. Le duc y plaça un gouverneur ou sénéchal, qui était aussi administrateur des revenus, et qui semblait né tout exprès pour être le fléau et la peste des républicains ses voisins.

Archibald Von Hagenbach était un noble allemand qui avait ses propriétés en Souabe, et qui passait généralement pour le plus barbare et le plus tyrannique des seigneurs de cette frontière, connus sous le nom de chevaliers-voleurs et de comtes-brigands. Ces illustres personnages, parce qu’ils tenaient le fief du Saint-Empire Romain, prétendaient à une souveraineté aussi complète sur leur territoire d’un mille carré, qu’aucun prince régnant d’Allemagne dans ses domaines les plus étendus. Ils levaient des taxes et des impôts sur les étrangers ; ils emprisonnaient, jugeaient et exécutaient ceux qui, à les en croire, s’étaient rendus coupables de crimes sur leurs petites propriétés ; mais surtout, et comme le plus bel usage de leurs privilèges seigneuriaux, ils se faisaient la guerre les uns aux autres, ainsi qu’aux villes libres de l’empire, attaquant et pillant sans merci les caravanes, ou longues files de chariots qui effectuaient alors dans l’intérieur de l’Allemagne les transports de commerce.

Une suite d’injustices commises et souffertes par Archibald d’Hagenbach, qui avait été un des plus barbares partisans de ce privilège qu’on nommait faustrecht[1], ou loi du poing, comme on pourrait dire, avait fini par l’obliger, quoiqu’il fût avancé en âge, à quitter un pays où ses moyens d’existence étaient devenus extrêmement précaires et à s’engager au service du duc de Bourgogne, qui l’employa très volontiers, attendu que c’était un homme d’une naissance illustre et d’une bravoure éprouvée, et peut-être aussi parce qu’il était sûr de trouver dans un seigneur d’un caractère barbare, rapace et hautain comme Hagenbach, un exécuteur sans scrupule de toutes les rigueurs que le bon plaisir de son maître serait tenté de lui enjoindre.

Les négociants de Berne et de Soleure se plaignirent donc à haute voix et vivement des exactions d’Hagenbach. Les impôts établis sur les marchandises qui traversaient le district de La Ferette, quel que fût le lieu de leur destination, avaient été arbitrairement augmentés, et les marchands, les trafiquants, qui hésitaient à payer tout de suite ce qu’on exigeait d’eux, s’exposaient à un emprisonnement et à des punitions personnelles. Les villes commerçantes d’Allemagne en appelèrent au duc de la conduite inique tenue par le gouverneur de La Ferette, et requirent de la bonté de Son Altesse qu’elle voulût bien rappeler Hagenbach ; mais le duc accueillit leurs plaintes avec dédain. La ligue suisse poussa ses remontrances plus loin, et demanda que justice fût faite du gouverneur de La Ferette pour avoir enfreint la loi des nations ; mais elle ne réussit pas mieux à se faire écouter ni à obtenir réparation.

Enfin la diète de la confédération résolut d’envoyer la députation solennelle dont nous avons déjà tant parlé. Un ou deux parmi ces ambassadeurs partageaient avec le calme et prudent Arnold Biederman l’espoir qu’une démarche si importante ouvrirait les yeux du duc sur les infâmes procédés de son gouverneur ; d’autres députés avaient des vues moins pacifiques et étaient décidés à rendre la guerre inévitable par suite de leurs vives représentations.

Arnold Biederman était zélé partisan de la paix, tant que sa conservation était compatible avec l’indépendance nationale et l’honneur de la confédération ; mais le jeune Philipson découvrit bientôt que le landamman, seul de toute sa famille, nourrissait ces vues modérées. L’opinion de ses fils avait été séduite et entraînée par l’éloquence impétueuse et l’empire sans borne de Rudolphe Donnerhugel qui, par quelques exploits d’une bravoure merveilleuse et la considération due aux services de ses ancêtres, avait acquis une certaine influence dans les conseils de son canton natal, et sur la jeunesse de la ligue en général, influence plus considérable que celle qu’accordaient ordinairement ces sages républicains aux hommes d’un âge si tendre. Arthur, qui était alors un compagnon souhaité et bienvenu de toutes leurs parties de chasse et de leurs autres amusements, n’entendait les jeunes gens parler que de projets de guerre, rendus délicieux par l’espérance du butin et de la distinction que devaient obtenir les Suisses. Les exploits de leurs ancêtres contre les Allemands avaient été assez merveilleux pour réaliser les victoires fabuleuses des héros de roman ; et comme la race actuelle se recommandait aussi par des membres robustes et par un courage inflexible, ils se promettaient déjà des succès non moins brillants. Quand leur conversation venait à tomber sur le gouverneur de La Ferette, on le nommait d’ordinaire le maudit chien de Bourgogne, ou le dogue alsacien ; et l’on ne se cachait nullement pour dire que, si sa conduite n’était pas réprimée à l’instant même par son maître, s’il n’était pas rappelé des frontières de la Suisse, Archibald d’Hagenbach ne trouverait pas dans sa forteresse une protection suffisante contre la vive indignation des habitants de Soleure et particulièrement de Berne, qui gémissaient de ses injustices.

Cette disposition générale des jeunes Suisses à la guerre fut rapportée au vieux Philipson, par son fils, et en même temps le fit hésiter s’il ne devait pas plutôt s’exposer encore aux inconvénients et aux dangers d’un voyage, accompagné seulement d’Arthur, que de courir le risque des querelles où pourrait l’envelopper la conduite téméraire de ces jeunes et fiers montagnards, après qu’ils auraient quitté leurs propres frontières. Un tel événement aurait eu, à un degré tout particulier, l’effet de détruire absolument le but de son voyage ; mais, respecté comme Arnold Biederman l’était par sa famille et ses compatriotes, le marchand anglais en conclut qu’au total son influence pourrait contenir ses compagnons jusqu’à ce que la grande question de la paix ou de la guerre fût décidée, et spécialement qu’ils eussent accompli leur mission en obtenant une audience du duc de Bourgogne ; ensuite il ne ferait plus compagnie avec eux, et l’on ne pourrait, sous aucun prétexte, le rendre responsable de leurs démarches ultérieures.

Après un délai d’environ dix jours, la députation chargée de porter plainte au duc sur les oppressions et les exactions d’Archibald d’Hagenbach se réunit enfin à Geierstein, d’où les membres devaient partir et faire route ensemble. Ils étaient au nombre de trois, outre le jeune Bernois et le landamman d’Unterwalden. L’un était, comme Arnold, un propriétaire des cantons de Forêts, portant un costume à peine plus élégant que celui d’un berger ordinaire, mais remarquable par la beauté et la forme de sa longue barbe argentée. Il se nommait Nicolas Bonstetten. Melchior Sturmhal, porte-bannière de Berne, homme de moyen âge et soldat d’un courage distingué, avec Adam Zimmerman, bourgeois de Soleure, qui était de beaucoup plus vieux, complétait le nombre des envoyés.

Chacun d’eux s’était revêtu de ses plus beaux habits ; mais, malgré que l’œil sévère d’Arnold Biederman censurât une boucle ou deux de ceinturon en argent, aussi bien qu’une chaîne de même métal, qui décorait la ronde personne du bourgeois de Soleure, il semblait qu’un peuple victorieux et puissant (car tels devaient être alors estimés les Suisses) n’avait été jamais représenté par une ambassade d’une simplicité si patriarcale. Les ambassadeurs voyageaient à pied, avec leurs bâtons ferrés à la main, comme des pèlerins se rendant à quelque lieu de dévotion. Deux mules, qui portaient leur léger bagage, étaient conduites par de jeunes garçons, fils ou cousins des membres de la députation, qui avaient obtenu de cette manière la permission de voir le monde d’au delà de ces montagnes, autant qu’un pareil voyage semblait devoir leur permettre de satisfaire leur curiosité.

Mais, quoique leur suite fût peu nombreuse, par rapport à leur caractère public ou au service et aux besoins de leurs personnes, néanmoins les circonstances dangereuses de l’époque et l’état peu rassurant du pays au delà de leur propre territoire, ne permettaient pas à des hommes chargés d’affaires si importantes de voyager sans escorte. Le danger même provenant des loups, qui étaient connus, pressés par l’approche de l’hiver, pour descendre de leurs montagnes solitaires dans les villages non fermés, comme ceux où pouvaient s’arrêter les voyageurs, rendait nécessaire la présence d’une garde ; et les bandes des déserteurs de différents pays, qui formaient des troupes de bandits sur les frontières de l’Alsace et de l’Allemagne, venaient encore recommander une pareille précaution.

En conséquence, une vingtaine de jeunes gens choisis dans les divers cantons de la Suisse, parmi lesquels se trouvaient Rudiger, Ernest et Sigismond, les trois fils aînés d’Arnold, accompagnaient la députation : du reste, ils n’observaient aucun ordre militaire et ne marchaient ni à côté ni près du cortège patriarcal. Au contraire, ils formaient des troupes de cinq ou six chasseurs, qui exploraient les rochers, les bois et les défilés des montagnes, à travers lesquels passaient les envoyés. Leur pas plus lent permettait à ces jeunes garçons actifs, qui étaient accompagnés de leurs énormes chiens à longs poils, de détruire à loisir les loups et les ours, et parfois de surprendre un chamois sur les crêtes des rochers ; tandis que les chasseurs, tout en poursuivant même leur exercice amusant, ne manquaient pas d’examiner les endroits qui pouvaient favoriser des embuscades : et ainsi ils assuraient les personnes qu’ils escortaient d’une protection plus efficace que s’ils les eussent suivies de près. Une note particulière, qu’on devait tirer du long cornet suisse, fait de la corne d’un taureau des montagnes, était le signal convenu pour se réunir en corps en cas de danger. Rudolphe Donnerhugel, quoique beaucoup plus jeune que ses collègues, dans cette importante mission, prit le commandement de ces gardes-du-corps montagnards, qu’il accompagnait d’ordinaire dans leurs excursions. Sous le rapport des armes, ils étaient bien pourvus, portant des sabres à deux mains, de longues pertuisanes et des pieux, aussi bien que des arbalètes, des arcs longs, des coutelas courts et des couteaux de chasse. Les armes plus lourdes, comme pouvant gêner leur activité, étaient portées avec le bagage, mais disposées de manière à être saisies aisément à la moindre alarme.

Arthur Philipson, comme étant son ancien adversaire, préféra la compagnie et les exercices des plus jeunes à la conversation grave et à la marche lente des pères de la république des montagnes. Il y avait pourtant une tentation à rester en arrière avec le bagage, qui aurait pu, si d’autres circonstances l’avaient permis, réconcilier le jeune Anglais avec l’idée de renoncer aux amusements que les jeunes Suisses recherchaient avec tant d’avidité, et d’endurer le pas lent et l’entretien grave des vieillards de la troupe. En un mot, Anne Geierstein, accompagnée d’une jeune Suissesse, sa suivante, voyageait à l’arrière-garde de la députation.

Les deux femmes étaient montées sur des ânes qui avaient grande peine à suivre les mules portant le bagage ; et l’on peut bien soupçonner qu’Arthur Philipson, en retour des importants services qu’il avait reçus de cette jolie et intéressante demoiselle, n’aurait pas regardé comme un devoir bien pénible celui de venir de temps à autre, durant le cours du voyage, lui offrir ses secours et charmer par sa conversation l’ennui de la route. Mais il n’osait pas se permettre de témoigner des attentions que les usages du pays semblaient défendre, puisqu’elles n’étaient tentées par aucun des cousins de la jeune personne, ni même par Rudolphe Donnerhugel, qui certainement n’avait paru jusqu’alors négliger aucune occasion de se rendre agréable à la charmante cousine. D’ailleurs Arthur avait assez de bon sens pour être convaincu que, s’il cédait au penchant qui le portait à cultiver la connaissance de cette aimable jeune fille, il encourrait à coup sûr le sérieux déplaisir de son père, et probablement aussi de son oncle, dont ils avaient mis l’hospitalité à contribution, et dont la sauvegarde leur permettait encore de voyager sans crainte ni péril.

Le jeune Anglais se livrait donc aussi aux amusements qui intéressaient les autres jeunes gens de la troupe ; mais, aussi souvent que leurs haltes le permettaient, il en profitait pour témoigner à la jeune fille des marques de politesse qui ne pouvaient donner lieu ni aux remarques ni aux censures. Et sa réputation de chasseur se trouvant alors bien établie, il se permettait parfois, même quand le gibier était traqué, de rester en arrière dans le voisinage du sentier, au dessus duquel il pouvait au moins voir flotter le voile gris d’Anne de Geierstein, et distinguer les contours des formes qu’il couvrait. Cette indolence apparente, attribuée à une simple insouciance à poursuivre le gibier le moins noble ou le moins dangereux, n’était pas défavorablement interprétée par ses compagnons ; car lorsqu’on venait à lancer un ours, un loup, ou quelque autre animal de proie, l’épieu, le coutelas, la flèche de personne, pas même de Rudolphe Donnerhugel, n’étaient aussi prompts à frapper que les armes du jeune Anglais.

Cependant le vieux Philipson avait des sujets de considération autres et plus sérieux. C’était un homme qui, ainsi que le lecteur peut déjà l’avoir remarqué, connaissait beaucoup le monde, où il avait joué des rôles différents de celui sous lequel il se montrait alors. D’anciens souvenirs se réveillaient en lui et se pressaient dans sa mémoire, à la vue d’amusements familiers à sa jeunesse : les cris des chiens, répétés par les échos des montagnes sauvages et des noires forêts qu’ils traversaient ; l’aspect des jeunes et braves chasseurs, apparaissant selon la route que prenait le gibier qu’ils avaient lancé, sur des pics aériens, ou descendant au fond des précipices qui paraissaient inaccessibles aux pieds humains ; les clameurs et les sons du cornet retentissant de montagne en montagne, avaient tenté plus d’une fois le vieillard de participer aussi à ces amusements périlleux mais animés, qui, après la guerre, étaient alors dans presque toute l’Europe la plus sérieuse occupation de la vie. Mais ce sentiment fut passager ; et il se remit à étudier avec plus d’intérêt les manières et les opinions des personnes avec lesquelles il voyageait.

Tous semblaient avoir leur part de cette simplicité droite et franche qui caractérisait Arnold Biederman, quoiqu’elle ne fût dans personne relevée par la même noblesse de sentiments, ou par une sagacité aussi profonde. En parlant de l’état politique de leur pays, ils n’affectaient aucun mystère ; et quoique, à l’exception de Rudolphe, leurs jeunes gens ne fussent pas admis dans leurs conseils, cette mesure d’exclusion semblait prise seulement pour le maintien de la subordination nécessaire à la jeunesse, et non dans l’intention de garder le secret. En présence du vieux Philipson, ils discutaient librement les prétentions du duc de Bourgogne, les moyens que possédait leur pays de conserver son indépendance, et la ferme résolution de la ligue Helvétique de défier les forces les plus redoutables que le monde pourrait déployer contre elle, plutôt que de se soumettre à la moindre insulte. Sous d’autres rapports, leurs vues paraissaient encore sages et modérées, quoique le banneret de Berne, ainsi que l’important bourgeois de Soleure, parussent considérer les conséquences de la guerre plus légèrement que ne le faisaient le prudent landamman d’Unterwalden, et son vénérable compagnon, Nicolas Bonstetten, qui souscrivait à toutes ses opinions.

Il arrivait souvent que la conversation, quittant ces sujets, venait à tomber sur d’autres qui étaient moins intéressants pour leur camarade de voyage. Les signes du temps, la fertilité comparative des dernières années, les modes les plus avantageux de disposer leurs vergers ou de serrer leurs moissons, toutes choses fort attrayantes pour les montagnards eux-mêmes, n’amusaient pas Philipson plus qu’il ne fallait ; et quoique l’excellent meinherr Zimmerman de Soleure fût disposé à lier avec lui conversation sur le commerce et les marchandises, néanmoins l’Anglais, qui ne vendait que des articles d’un petit volume et d’une valeur considérable, qui traversait mers et terres pour faire son négoce, ne pouvait guère trouver de sujets communs à discuter avec le marchand suisse, dont le commerce ne s’étendait que dans les districts voisins de la Bourgogne et de l’Allemagne, dont les marchandises consistaient en grossières étoffes de laine, en futaines, cuirs, pelleteries, et autres articles ordinaires.

Mais, de temps à autre, pendant que les Suisses discutaient quelque chétif intérêt de commerce, décrivaient quelque procédé tendant à améliorer leur pauvre culture, ou parlaient de la rouille des grains et de la mortalité des bestiaux, avec toute cette naïve minutie de petits fermiers et de négociants pauvres, qui se rencontrent à une foire de campagne, un lieu bien connu, qui rappelait le nom et l’histoire d’une bataille à laquelle avaient assisté plusieurs d’entre eux (car il n’y avait personne dans la troupe qui n’eût fréquemment pris les armes) et les détails militaires qui, dans d’autres contrées, faisaient les seuls sujets d’entretiens des chevaliers et des écuyers qui y avaient joué un rôle, ou pour les savants clercs qui cherchaient à les consigner par écrit : ces détails étaient, dans ce pays singulier, des sujets de discussions ordinaires et familiers à des hommes que leurs paisibles occupations semblaient placer à une distance incommensurable du métier de soldat. Cette circonstance rappela à l’Anglais les anciens habitants de Rome, où l’on échangeait si aisément la charrue pour l’épée, et la culture d’une petite ferme pour la direction des affaires publiques. Il communiqua ce rapprochement au landamman qui fut naturellement charmé du compliment adressée son pays, mais qui répliqua sur-le-champ : « Puisse le ciel continuer parmi nous ces vertus domestiques des Romains, et nous préserver de leur amour des conquêtes et de leur fureur pour le luxe étranger ! »

La marche lente des voyageurs, encore retardée par différents motifs qu’il n’est pas nécessaire d’exposer ici, obligea la députation à passer deux nuits sur la route avant d’arriver à Bâle. Les petites villes ou villages, dans lesquels ils s’arrêtèrent, les reçurent avec toutes les marques d’hospitalité respectueuse que leurs faibles moyens leur permettaient, et l’arrivée des ambassadeurs était toujours le signal d’une petite fête dont les chefs de la commune les honoraient.

En ces occasions, tandis que les anciens du village traitaient les députés de la confédération, les jeunes gens de l’escorte étaient aussi reçus par ceux de leur âge qui, pour la plupart, sachant d’ordinaire qu’ils approchaient, ne manquaient presque jamais de se joindre à eux pour la partie de chasse du jour, et de faire connaître aux étrangers les endroits où le gibier était le plus abondant.

Les festins ne se prolongeaient pas fort avant dans la nuit, et les friandises les plus succulentes qui les composaient étaient différents plats de mouton, de chevreau et de gibier, produit des montagnes. Il sembla pourtant à Arthur Philipson et à son père que les avantages d’une bonne chère étaient plus prisés par le banneret de Berne et le bourgeois de Soleure, que par leur hôte le landamman et le député de Schwitz. Il ne se commettait aucun genre d’excès, comme nous l’avons déjà dit ; mais les députés sus mentionnés connaissaient évidemment l’art de se choisir les meilleurs morceaux, et étaient connaisseurs en bon vin, surtout pour ceux des crus étrangers dont ils les arrosaient avec plaisir. Arnold était encore trop sage pour censurer une chose qu’il n’avait pas moyen de corriger ; il se contentait d’observer lui-même une diète rigoureuse, ne vivant presque que de légumes et d’eau claire, en quoi il était scrupuleusement imité par la vieille barbe grise Nicolas Bonstetten, qui semblait se proposer pour but unique de suivre l’exemple du landamman en toute chose.

Ce fut, comme nous l’avons déjà dit, le troisième jour seulement, après le commencement du voyage, que la députation suisse arriva dans le voisinage de Bâle, ville qui était alors une des plus considérables de l’extrémité sud-ouest de l’Allemagne, et où les voyageurs se proposaient de passer la nuit, ne doutant en aucune façon d’une réception amicale. Cette cité ne faisait pas alors, il est vrai, et même ne fit que plus de trente ans après, partie de la confédération suisse, à laquelle elle ne se joignit qu’en 1501 ; mais c’était une ville libre et impériale, unie à Berne, Soleure, Lucerne, et d’autres cités helvétiques, par des intérêts communs et de constantes relations. L’objet de la députation était de négocier, s’il était possible, une paix qui ne pourrait pas être plus avantageuse à la Suisse qu’à la cité de Bâle elle-même, vu les interruptions de commerce qui devaient être occasionnées par une rupture entre le duc de Bourgogne et les cantons, et l’immense profit que retirerait cette ville en gardant la neutralité, située comme elle l’était entre ces deux puissances ennemies.

Ils s’attendaient donc, de la part des autorités de Bâle, à un accueil non moins cordial que celui qu’ils avaient reçu partout sur le territoire de leur propre confédération, puisque les intérêts de cette ville étaient si intimement liés aux objets de leur mission. Le chapitre suivant montrera comment cette attente se réalisa.



  1. Mot allemand qui veut dire droit du poing. a. m.