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Anne de Geierstein/23

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 307-318).

CHAPITRE XXIII.

LE VOYAGE.

Les affaires qui, comme les esprits forts, marchent à minuit, ont en elles une nature moins commune que celles qui demandent à être traitées au jour.
Shakspeare, Henri VIII, acte v.

L’arrivée de l’intendant fut dès lors attendue hardiment par la petite réunion. Arthur, flatté en même temps qu’animé lui-même par le courage dont Anne avait donné la preuve lorsque la venue de ce personnage avait été annoncée, se hâta de réfléchir au rôle qu’il devait jouer dans la scène qui allait suivre, et résolut prudemment d’éviter toute intervention active et personnelle, jusqu’à ce que la conduite d’Anne lui montrât ce qui pourrait lui être le plus utile ou le plus agréable. Il reprit donc sa première place, mais assez loin de la table sur laquelle on leur avait servi à dîner, et il y resta déterminé à n’agir que selon la manière dont la conduite d’Anne lui prouverait la sagesse et la convenance… en même temps qu’il voila l’inquiétude la plus vive sous une apparence de ce calme respectueux que prennent les personnes de rang inférieur quand elles sont admises en présence de leurs supérieurs. Anne, de son côté, parut se préparer à une importante entrevue. Un air de dignité tranquille succéda à l’agitation qu’elle venait de montrer, et prenant en main un ouvrage de femme, elle parut aussi attendre avec sang-froid la visite qui semblait inspirer tant d’effroi à sa suivante.

On entendit dans l’escalier des pas précipités et inégaux, qui annonçaient également la promptitude et l’agitation ; la porte s’ouvrit, et Ital Schreckenwald entra.

Ce personnage, avec qui le lecteur par suite des détails donnés au vieux Phiiipson par le landamman Biederman doit avoir fait une espèce de connaissance, était un homme grand, bien fait, d’un air martial. Son costume était, comme celui des personnes d’un rang élevé à cette époque en Allemagne, plus varié en couleurs, plus tailladé, plus façonné, plus orné que les habits portés en France et en Angleterre. L’indispensable plume de faucon parait son chapeau, attachée par un médaillon d’or qui servait d’agrafe. Son pourpoint était de buffle pour servir de défense, mais garni, suivant l’expression usitée alors dans l’état de tailleur, de riches festons sur toutes les coutures ; et sur sa poitrine brillait une chaîne d’or, insigne de son rang dans la maison du comte. Il entra d’un pas précipité, l’air préoccupé et offensé, et dit un peu rudement : « Eh bien ! qu’est-ce à dire, jeune dame…. Pourquoi cela ? des étrangers dans le château à cette heure de la nuit ! »

Anne de Geierstein, quoiqu’elle eût été long-temps absente de son pays natal, n’en ignorait pas les habitudes et les usages : elle savait la manière hautaine dont tous ceux qui étaient nobles exerçaient leur autorité sur leurs dépendants. — Êtes-vous vassal d’Arnheim, Ital Schreckenwald, et parlez-vous à la dame d’Arnheim, dans son propre château, la voix haute, l’air insolent, le chapeau sur la tête même dans un appartement ? Connaissez mieux votre place, et quand vous aurez demandé pardon de votre insolence, et énoncé votre mission en termes qui conviennent à votre condition et à la mienne, je pourrai écouter ce que vous avez à dire. »

La main de Schreckenwald, en dépit de lui-même, se porta à son bonnet, et il découvrit son front hautain.

« Noble dame, » dit-il d’un ton un peu plus doux, « excusez-moi si ma précipitation est impolie, mais le péril nous presse. Les soldats du rhingrave se sont mutinés, ils ont déchiré les bannières de leur maître, et levé un étendard indépendant qu’ils appellent le drapeau de Saint-Nicolas, sous lequel ils déclarent devoir se maintenir en paix avec Dieu et en guerre avec tout le monde. Ce château ne peut leur échapper ; car ils réfléchiront que la première chose à faire est de s’emparer d’une place forte. Il faut donc nous mettre en mesure et partir aux premiers rayons du jour : pour le moment ils sont occupés avec les outres des paysans ; mais quand ils se réveilleront le matin, ils marcheront infailliblement contre ce château, et vous courriez risque de tomber entre les mains de gens qui regarderaient les terreurs du château d’Arnheim comme fictions d’un conte de fée, et riraient des prétentions de la maîtresse à l’honneur et au respect. — Est-il impossible de faire résistance ? demanda la jeune baronne. Le château est bien fortifié, et il me répugne de quitter la maison de mes pères sans rien tenter pour notre défense. — Cinq cents hommes, répliqua Schreckenwald, pourraient garder Arnheim, ses créneaux et ses tours. Avec un nombre moindre, ce serait folie que d’essayer à défendre une telle étendue de murailles ; et comment rassembler vingt soldats ? Assurément, je n’en sais rien… Maintenant donc que vous êtes instruite de ce dont il s’agit, permettez-moi, je vous prie, de congédier cet hôte… trop jeune, je pense, pour loger dans le boudoir d’une dame… et je lui indiquerai le plus court chemin pour s’éloigner du château, car nous sommes dans une position où il faut nous contenter de veiller à notre propre sûreté. — Et où vous proposez-vous d’aller ? » répliqua la baronne, continuant à maintenir, à l’égard d’Ital Schreckenwald, cet air de calme et de supériorité absolue qui excitait chez le sénéchal des marques d’impatience telles qu’on en remarque dans un fier coursier que dompte un cavalier habile.

« Je me propose d’aller à Strasbourg… c’est-à-dire, si la chose vous plaît… avec la faible escorte que je pourrai réunir d’ici à demain. J’espère que nous ne serons pas observés par les rebelles ; ou si nous tombons dans une bande de maraudeurs, je pense que nous n’aurons pas de peine à forcer le passage. — Et pourquoi préférez-vous Strasbourg comme lieu d’asile ? — Parce que j’espère que nous y rencontrerons le père de Votre Excellence, le noble comte Albert de Geierstein. — C’est bien. Vous parliez aussi, je pense, signor Philipson, de vous rendre à Strasbourg. Si la chose peut vous convenir, profitez de la protection de mon escorte jusqu’à cette ville, où vous comptez rencontrer votre père. »

On croira sans peine qu’Arthur donna avec joie son assentiment à une proposition qui devait prolonger le temps qu’ils avaient à passer ensemble, et qui pouvait, comme l’en avertissait son imagination romanesque, lui fournir l’occasion, sur une route semée de périls, de rendre quelque important service.

Ital Schreckenwald essaya quelques remontrances.

« Madame ! madame ! » dit-il avec des marques d’impatience.

« Reprenez haleine et donnez-vous le temps, Schreckenwald, vous serez alors plus capable de vous exprimer nettement et avec le respect convenable. »

L’impatient vassal murmura un jurement entre ses dents, et répondit avec une politesse forcée : « Permettez-moi de vous répéter que notre situation exige que nous ne nous chargions de veiller à personne qu’à vous-même. Nous serons déjà assez peu pour vous défendre, et je ne puis permettre à un étranger de voyager avec nous. — Si Je concevais, dit Arthur, que je dusse être un embarras inutile à la retraite de cette noble jeune dame, tous les trésors du monde, seigneur écuyer, ne me feraient pas accepter son offre. Mais je ne suis ni une femme ni un enfant… je suis homme fait, et disposé à prendre avec courage la défense de votre maîtresse. — Si nous ne devons contester ni votre valeur ni votre adresse, jeune homme, répliqua Schreckenwald, qui nous répondra de votre fidélité ? — Il serait dangereux, dit Arthur, de m’adresser ailleurs une pareille question. »

Mais Anne s’interposa entre eux : « Il faut, dit-elle, aller prendre du repos, et nous tenir prêts à être réveillés, peut-être le serons-nous avant la pointe du jour. Schneckenwald, je vous confie le soin de veiller convenablement et de placer des sentinelles… Vous avez assez d’hommes, pour cela du moins… Maintenant, écoutez-moi et ne l’oubliez pas : c’est mon désir et ma volonté que ce jeune homme soit logé dans le château pour cette nuit, et qu’il fasse demain route avec nous. Je répondrai de ma conduite à mon père, et votre rôle consiste seulement à exécuter mes ordres. J’ai long-temps eu l’occasion de connaître et cet étranger et son père, qui furent tous deux hôtes de mon oncle le landamman. Durant la route, vous tiendrez ce jeune homme à côté de vous, et vous le traiterez avec autant de politesse que vous le permettra votre caractère grossier. »

Ital Schreckenwald annonça qu’il obéirait par un regard plein d’une amertume qu’il serait impossible de décrire. Il exprimait le dépit, la mortification, l’orgueil humilié et une soumission involontaire. Il se résigna néanmoins, et conduisit le jeune Philipson dans une chambre décente où se trouvait un lit que la fatigue et l’agitation de la journée précédente lui rendirent très agréable.

Malgré l’ardeur avec laquelle Arthur attendait le lever de l’aurore, son sommeil profond, fruit de la fatigue, le retint jusqu’à l’instant où l’orient commença à rougir, quand la voix de Schreckenwald lui cria : « Holà ! seigneur anglais, levez-vous donc, si vous voulez tenir vos belles promesses. Il est temps de monter en selle, et nous n’attendrons pas les traînards. »

Arthur se jeta en bas de son lit et fut prêt en un instant : il n’oublia point de mettre sa cotte de mailles, et de prendre les armes qui semblaient le plus propres à l’empêcher d’être inutile dans l’escorte. Il se hâta ensuite de descendre à l’écurie pour préparer son cheval. Se dirigeant donc vers l’étage inférieur qui s’étendait sous les corps principaux du vaste bâtiment, il errait dans l’incertitude du chemin qu’il devait suivre, lorsque la voix d’Annette Veilchen se fit doucement entendre : « Par ici, signor Philipson ; je voudrais vous parler. »

La jeune Suissesse lui indiqua en même temps une petite chambre où il la trouva seule.

« N’avez-vous pas été surpris, dit-elle, de voir madame exercer un tel empire sur Ital Schreckenwald, qui inspire tant de crainte à tout le monde avec ses farouches regards et ses dures paroles. Mais l’air de commandant paraît lui être si naturel, qu’au lieu d’être baronne, elle aurait bien pu être impératrice. Cela doit tenir de la naissance, après tout, je crois, car j’ai essayé la nuit dernière de prendre un air imposant à la manière de ma maîtresse, et, vous l’imagineriez-vous, la brute de Schreckenwald m’a menacée de me jeter par la fenêtre ? Mais si jamais je revois Louis Sprenger, je saurai s’il y a de la force dans un bras suisse et de la vertu dans un gourdin helvétique… Mais je reste là à bavarder, et madame souhaite vous voir une minute avant de monter à cheval. — Votre dame ? » dit Arthur en tressaillant ; « pourquoi avez-vous perdu un moment ?… pourquoi ne me l’avoir pas dit ? » — Parce que j’étais seulement chargée de vous faire attendre ici jusqu’à ce qu’elle vînt… et la voici. »

Anne de Geierstein entra en costume complet de voyage.

Annette, toujours disposée à faire pour les autres ce qu’elle aurait voulu qu’on fît pour elle, allait quitter l’appartement, lorsque sa maîtresse, qui avait probablement arrêté d’avance ce qu’elle devait dire, lui commanda positivement de rester. — Je suis sûre, dit-elle, que le signor Philipson comprendra bien les sentiments d’hospitalité… je dirai même d’amitié… qui m’ont empêchée de souffrir qu’on l’expulsât de mon château la nuit dernière, et qui m’ont déterminée ce matin à lui permettre de m’accompagner sur la périlleuse route de Strasbourg. À la porte de cette ville nous nous quitterons, moi, pour rejoindre mon père, vous, pour vous placer sous la direction du vôtre. De ce moment finira toute relation entre nous, et nos souvenirs devront être comme les pensées que nous donnons à nos amis morts. — Tendres souvenirs, » dit Arthur avec passion, « plus chers à mon cœur que tout ce qui nous reste sur la terre ! — Pas un mot sur ce ton, » répliqua la jeune fille : « avec la nuit doivent se dissiper les illusions, et la raison doit s’éveiller avec le jour. Un mot encore… ne m’adressez pas la parole en route ; vous pourriez en le faisant m’exposer moi à des mortifications et des soupçons insultants, vous-même à des querelles et à des dangers… Adieu ! nos gens sont prêts à monter à cheval. »

Elle quitta l’appartement, où Arthur demeura un instant tout-à-fait interdit de chagrin et de désappointement. La patience, la faveur même avec laquelle Anne de Geierstein avait, le soir précédent, écouté sa déclaration, ne l’avaient pas préparé à la retenue sévère qu’elle venait de lui montrer. Il ignorait que les nobles filles, si le sentiment ou la passion a pu les faire un instant dévier du strict sentier des principes et du devoir, s’efforcent d’expier leur faute en y rentrant aussitôt et en s’attachant à suivre avec exactitude le chemin qu’elles ont momentanément abandonné. Il regardait tristement Annette qui, de même qu’elle était entrée avant Anne dans la chambre, prit la liberté d’y rester une minute après son départ ; mais il ne lisait aucune consolation dans les yeux de la confidente, qui paraissait aussi déconcertée que lui-même.

« Je ne puis imaginer ce qui lui est arrivé, dit Annette ; envers moi elle est bonne comme toujours, mais envers les autres personnes elle fait la comtesse et la baronne on ne peut mieux : et voilà maintenant qu’elle commence à tyranniser ses propres sentiments… et… si c’est le propre de la grandeur, Annette Veilchen souhaite de rester toujours une pauvre fille suisse : elle est maîtresse de sa liberté ; elle peut parler à son amant lorsqu’il lui plaît, pourvu que la religion et la modestie qui convient à une vierge ne souffrent pas dans la conversation. Oh ! une seule marguerite entrelacée avec contentement dans les cheveux vaut mieux que toutes les opales de l’Inde, si elles nous forcent à tourmenter et nous-mêmes et les autres, si elles nous empêchent de dire nos pensées, lorsque le cœur aime à s’ouvrir. Mais ne craignez rien, Arthur ; car si elle a la cruauté de songer à vous oublier, vous pouvez compter au moins sur une amie qui, tant qu’elle aura une langue, et Anne des oreilles, la mettra dans l’impossibilité de le faire. »

En parlant ainsi, Annette disparut, après avoir indiqué à Philipson le passage qui le conduirait dans la cour basse du château. Là était son coursier prêt parmi une vingtaine d’autres ; douze d’entre eux étaient équipés de selles de guerre et de fronteaux à l’épreuve, destinés à l’usage d’autant de cavaliers, vassaux de la famille d’Arnheim, que les efforts du sénéchal étaient parvenus à rassembler eu toute hâte ; deux palefrois, assez remarquables par l’élégance de leur harnais, attendaient Anne et sa suivante favorite. Les autres domestiques, qui presque tous étaient des femmes et de jeunes garçons, avaient des chevaux inférieurs. Au signal donné, les hommes d’armes prirent leurs lances et mirent le pied dans l’étrier, attendant que les femmes et les domestiques fussent montés et rangés en ordre : ils se mirent alors en selle et commencèrent leur marche, mais lentement et avec beaucoup de précaution. Schreckenwald conduisait l’avant-garde ayant Arthur Philipson à son côté. Anne et sa soubrette occupaient le centre de la petite troupe, suivies des pacifiques serviteurs, tandis que deux ou trois cavaliers expérimentés formaient l’arrière-garde avec ordre d’empêcher soigneusement toute surprise.

Quand on se fut mis en mouvement, la première chose qui étonna Arthur fut que les pieds des chevaux ne produisaient plus ce bruit aigu et sonore qu’occasionne le choc du fer sur les cailloux ; et comme le jour augmentait, il put remarquer que les sabots et les fers de chaque animal, le sien compris, avaient été soigneusement enveloppés d’une quantité suffisante de laine pour empêcher le bruit ordinaire qui accompagne leur marche. C’était une singulière chose que de voir le petit corps de cavalerie descendre la route pierreuse qui conduisait au château, sans entendre retentir ces sons que nous sommes habitués à considérer comme inséparables de la marche d’un cheval, et leur absence semblait donner une apparence particulière et surnaturelle à la cavalcade.

Ils parcoururent de la sorte le sentier tortueux qui menait du château d’Arnheim au village voisin, et ce village, suivant l’ancienne coutume féodale, était tellement près de la forteresse, que les habitants, lorsque le seigneur les appelait, pouvaient aussitôt accourir à sa défense ; mais il était occupé pour le moment par des personnes d’un autre genre, par les soldats révoltés du rhingrave. Quand les fugitifs venant d’Arnheim arrivèrent à l’entrée du village, Schreckenwald d’un signe ordonna qu’on fît halte, et fut aussitôt obéi par les gens de la suite. Il courut alors lui-même en avant pour reconnaître les lieux, accompagné d’Arthur Philipson seulement, tous deux n’avançant qu’avec fermeté et précaution. Le plus profond silence régnait dans les rues désertes ; on voyait çà et là un soldat qui semblait avoir été mis en faction ; mais toutes les sentinelles étaient endormies.

« Les braves rebelles ! dit Schreckenwald, ils montent là une belle garde de nuit ! Oh ! que je les réveillerais joliment, s’il ne s’agissait pas avant tout de protéger cette jeune entêtée… Attendez-moi ici, étranger, tandis que je retourne vers nos camarades et que je les ramènerai… il n’y a point de danger. »

À ces mots, Schreckenwald laissa Arthur, qui seul dans la rue d’un village plein de bandits, seulement plongés dans une insensibilité passagère, n’avait aucune raison de trouver sa position très agréable. Le refrain d’une chanson de table que quelque riboteur répétait en dormant, ou le grognement de quelque chien du village, semblait un signal auquel une centaine de brigands allaient s’élancer sur lui. Mais dans l’espace de deux ou trois minutes, la cavalcade silencieuse, conduite par Ital Schreckenwald, le rejoignit, et suivant son chef observa la plus grande précaution pour ne pas donner l’alarme. Tout alla bien jusqu’à ce qu’ils eussent gagné le bout du village où, bien que l’homme à la peau d’ours[1] qui était de faction fût tout aussi ivre que ses camarades, un énorme chien couché à côté de lui se montra plus vigilant. Lorsque la petite troupe approcha, l’animal poussa un féroce hurlement, assez retentissant pour rompre le sommeil des sept Dormants[2], et qui en effet réveilla son maître. Le soldat saisit sa carabine et tira, sans trop savoir où ni pour quelle raison. Cependant la balle frappa le cheval d’Arthur, et comme l’animal tombait, la sentinelle se précipita en avant pour tuer ou faire prisonnier le cavalier.

« Marchez ! marchez ! hommes d’Arnheim ! ne songez qu’à la sûreté de votre jeune maîtresse ! » s’écria le chef de la bande.

« Arrêtez, je vous l’ordonne ; secourez l’étranger, sur votre vie ! » répliqua Anne, dont la voix ordinairement faible et douce retentit alors aux oreilles des gens qui l’entouraient, comme un clairon d’argent. « Et je ne bougerai pas avant qu’il soit secouru. »

Schreckenwald avait déjà lancé son cheval pour fuir ; mais s’apercevant de la répugnance d’Anne à le suivre, il revint sur ses pas, et saisissant un cheval qui, bridé et sellé, se trouvait attaché à un piquet près de lui, il jeta la bride à Arthur Philipson ; et poussant son propre coursier en même temps entre l’Anglais et le soldat il força celui-ci, qui tenait Arthur, à lâcher prise. En un clin d’œil, Philipson était remonté, et aussitôt empoignant une hache d’armes qui était suspendue à un arçon de la selle de son nouveau coursier, il terrassa la sentinelle chancelante qui cherchait encore à le saisir. Toute la troupe s’éloigna alors au galop, car l’alarme avait commencé à devenir générale dans le village. On voyait quelques soldats sortir de leurs quartiers, et d’autres commençaient à monter à cheval. Avant que Schreckenwald et sa troupe fussent éloignés d’un mille, ils entendirent plus d’une fois le son des cornets ; et quand ils arrivèrent au sommet d’une éminence qui dominait le village, leur chef, qui durant la retraite s’était placé à l’arrière-garde, fit halte pour reconnaître l’ennemi qu’ils avaient laissé derrière eux. Ce n’était que bruit et confusion dans la rue, mais il ne paraissait pas qu’on voulût poursuivre ; de sorte que Schreckenwald suivit sa route le long du fleuve, avec vitesse sans doute, mais cependant avec assez de lenteur pour ne pas fatiguer le plus mauvais cheval de la troupe.

Quand ils eurent marché deux heures et plus, la confiance de leur chef s’accrut au point qu’il se hasarda à ordonner une halte au bord d’un joli bois qui servait à cacher leur petit nombre, tandis que cavaliers et chevaux prenaient quelques rafraîchissements, grâce au soin qu’on avait eu d’apporter du fourrage et des provisions. Ital Schreckenwald, après avoir conféré un instant avec la baronne, continua à traiter leur compagnon de voyage avec une sorte de politesse bourrue, il l’invita à partager son propre repas qui, à vrai dire, différait peu de celui qui était servi aux autres personnes, mais qui fut assaisonné d’un verre de vin d’un crû plus choisi.

« À Votre santé, frère, dit-il ; si vous racontez fidèlement l’histoire de ce jour, vous avouerez que j’ai agi envers vous en bon camarade il y a deux heures, lorsque nous traversions le village d’Arnheim. — Je ne le nierai pas, beau sire, répondit Philipson, et je vous remercie de votre assistance qui est venue bien à temps, soit qu’elle eût pour motif un ordre de votre maîtresse, soit qu’elle doive être attribuée à votre bienveillance. — Oh ! oh ! mon ami, » répliqua Schreckenwald en riant, « vous êtes philosophe, puisque vous argumentez lors même que votre cheval s’abat sous vous ! et qu’un homme à la peau d’ours brandit son épée sur votre gorge… Eh bien, puisque votre sagacité a fait cette découverte, il est bon que vous sachiez que je n’aurais pas eu beaucoup de scrupule à sacrifier vingt jeunes blancs-becs comme vous, plutôt que de laisser la jeune baronne courir le moindre danger. — La convenance de ce sentiment, dit Philipson, est si exacte et si incontestable que j’y souscris, bien qu’il soit énoncé d’une façon assez impolie à mon égard. »

En répliquant ainsi, le jeune homme, provoqué par l’insolence des manières de Schreckenwald, éleva un peu la voix. La circonstance ne manqua point d’être remarquée, car en un instant Annette Veilchen se présenta devant eux pour leur transmettre l’ordre de sa maîtresse, et cet ordre était de parler bas, ou plutôt de se taire tout-à-fait.

« Dites à votre maîtresse que je suis muet, dit Philipson. — Notre maîtresse la baronne dit, » continua Annette, en appuyant avec emphase sur ce titre, auquel commençait à s’attacher, dans son esprit, une influence magique… « la baronne, disais-je, prétend que le silence importe à notre sûreté ; car il serait fort dangereux d’attirer sur notre petite troupe l’attention des voyageurs qui peuvent passer sur la route pendant cette halte nécessaire : ainsi donc, messieurs, la baronne vous requiert de continuer l’exercice de vos mâchoires aussi vite que possible, et de vous abstenir de celui de vos langues, jusqu’à ce que notre position devienne moins hasardeuse. — Madame est sage, répondit Ital Schreckenwald, et sa soubrette est rusée. Je bois, mademoiselle Annette, cette coupe de rudersheimer à la continuation de sa sagacité et de votre aimable enjouement de caractère. Vous plairait-il, ma jolie demoiselle, de me faire raison avec cette généreuse liqueur ? — Arrière, sac à vin allemand !… arrière, buveur éternel !… Entendîtes-vous jamais parier d’une fille modeste buvant du vin avant d’avoir dîné ? — Demeure donc sans la généreuse inspiration de cette liqueur, répliqua l’Allemand ; et nourris ta veine satirique de ce cidre acide ou d’aigre petit-lait… »

Lorsqu’elle se fut quelque temps reposée, la petite troupe monta à cheval, et déploya tant de célérité qu’elle arriva bien avant midi à la ville fortifiée de Kehl, située en face de Strasbourg, sur la rive droite du Rhin.

Il appartient aux antiquaires locaux de découvrir si les voyageurs passèrent de Kehl à Strasbourg par le célèbre pont de bateaux qui maintenant établit une communication entre les deux rives du fleuve, ou s’ils furent transportés sur l’autre bord par tout autre moyen. Il nous suffira de dire qu’ils traversèrent le Rhin sans malheur, et, lorsqu’ils eurent mis pied à terre, la baronne, soit qu’elle craignît qu’Arthur n’oubliât la recommandation qui lui avait été faite de la quitter en ce lieu, soit qu’elle pensât que le jeune Anglais dût avoir quelque chose à lui dire au moment de leur séparation, la baronne, avant de remonter à cheval, se rapprocha d’Arthur Philipson, qui ne devinait que trop bien ce qu’elle avait à lui annoncer.

« Cher étranger, dit-elle, il faut maintenant que je vous dise adieu ; mais d’abord permettez-moi de vous demander si vous savez où vous retrouverez votre père ? — À l’auberge du Cerf-Volant, » répondit Arthur d’un air abattu ; « mais où est située cette auberge dans une si grande ville ?… je n’en sais rien. — Connaissez-vous l’endroit en question, Ital Schreckenwald ? — Moi, jeune dame ?… non… Je ne connais ni Strasbourg ni ses auberges. Je pense que la plupart de nos gens sont aussi ignorants que moi. — Vous parlez allemand, ainsi qu’eux, je suppose, répliqua la baronne sèchement, et vous pouvez prendre des informations plus facilement qu’un étranger. Allez, monsieur, et n’oubliez pas que l’humanité envers les étrangers est un devoir de religion. »

Avec ce haussement d’épaules qui annonce qu’un ordre ne plaît pas, Ital alla prendre des renseignements, et son absence, si courte qu’elle fût, permit à Anne de dire à demi-voix : « Adieu !… adieu ! acceptez ce gage d’amitié, et portez-le pour l’amour de moi. Puissiez-vous être heureux ! »

Ses doigts délicats lui glissèrent dans la main une très petite boîte. Il se tourna pour la remercier, mais elle était déjà à quelque distance, et Schreckenwald, qui l’avait remplacée à côté de lui, dit avec sa rude voix : « Allons, seigneur écuyer, j’ai découvert le lieu de votre rendez-vous, et je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner comme gentilhomme introducteur. »

Il se mit alors en marche, et Philipson monté sur son cheval de guerre le suivit en silence jusqu’à l’endroit où une large rue joignait ou plutôt traversait celle qui venait du quai où ils avaient débarqué.

« Vous voyez d’ici flotter le Cerf-Volant, « dit Ital en montrant du doigt une immense enseigne qui, entourée d’un grand cadre de bois, traversait presque toute la largeur de la rue ; « il vous serait maintenant impossible de perdre votre chemin avec un tel guide devant vos yeux. »

En parlant ainsi, il détourna son cheval sans plus d’adieux, et s’en alla rejoindre sa maîtresse et les gens de sa troupe.

Les yeux de Philipson restèrent un instant fixés sur le petit groupe, mais bientôt rappelé au sentiment de sa situation par le souvenir de son père, il fit avancer son superbe coursier et gagna l’hôtellerie du Cerf-Volant.



  1. Barenhauter, dit le texte, ce qui signifie vaurien, comme les soldats allemands et barenhaut voulant dire aussi peau d’ours, l’interlocuteur fait ici un jeu de mots. a. m.
  2. Allusion à une légende de ce nom. a. m.