Anne de Geierstein/26

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 347-355).

CHAPITRE XXVI.

L’ESPION.

… Je remercie humblement Votre Altesse, et je m’estime heureux de rencontrer cette bonne occasion pour me faire complètement vanner, afin que mon blé se sépare de ma paille.
Shakspeare.

Colvin, l’officier anglais auquel le duc de Bourgogne, avec une bonne paie et de riches appointements, avait confié le commandement de son artillerie, était propriétaire de la tente désignée pour le logement de l’Anglais, et reçut le comte d’Oxford avec le respect dû à son rang et selon les ordres spéciaux du duc à ce sujet. Il avait été lui-même partisan de la maison de Lancastre, et par suite il se trouvait bien disposé en faveur d’un de ces hommes distingués et peu nombreux qu’il avait connus personnellement, et qui avaient gardé une constante fidélité à cette famille, malgré la longue série d’infortunes sous lesquelles peu s’en fallait qu’elle n’eût entièrement succombé. Un repas que son fils avait déjà entamé fut offert au comte par Colvin, qui ne manqua point de recommander, par précepte et par exemple, le bon vin de Bourgogne dont le souverain de la province était lui-même obligé de s’abstenir.

« Son Altesse, dit Colvin, possède sous ce rapport un grand empire sur lui-même. Car, je vous le dis tout bas et comme on cause entre amis, son caractère devient trop fougueux pour supporter la chaleur qu’une coupe de cette liqueur cordiale donne au sang : aussi fait-il sagement de se résigner à des breuvages qui peuvent plutôt refroidir qu’enflammer le feu naturel de son caractère. — J’ai pu m’en apercevoir, répondit le noble lancastrien. Lorsque je fis la connaissance de l’illustre duc, qui était alors comte de Charolais, son caractère, quoique toujours passablement impétueux, était la douceur même, si l’on compare les emportements qui se manifestent à présent chez lui à la moindre contradiction. Telle est la suite d’un cours non interrompu de prospérités. Il s’est élevé par son propre courage, et grâce à des circonstances favorables, de la situation incertaine de prince feudataire et tributaire au rang des plus puissants princes de l’Europe, même jusqu’à se déclarer roi indépendant. Mais j’espère que les nobles étincelles de générosité qui compensaient les caprices et les bizarreries de son naturel ne sont pas devenues plus rares qu’autrefois. — J’ai de bonnes raisons pour croire qu’elles ne sont pas moins nombreuses, » répliqua le soldat de fortune, qui comprenait le mot générosité dans le sens restreint de libéralité. « Le duc est un noble maître, qui a toujours la main ouverte. — J’espère qu’il n’accorde ses bontés qu’à des hommes qui sont aussi fermes et aussi fidèles à son service que vous, Colvin, vous l’avez toujours été. Mais je vois un changement dans votre armée. Je connais les bannières de la plupart des anciennes maisons de Bourgogne… comment se fait-il que j’en aperçoive si peu dans le camp du duc ? J’observe bien des guidons, des étendards, des drapeaux ; mais à mes yeux mêmes qui sont accoutumés depuis si long-temps aux insignes des nobles de France et de Flandre, toutes ces armoiries sont inconnues. — Noble comte d’Oxford, répliqua l’officier, il convient mal à un homme qui vit de la paie du duc de censurer sa conduite ; mais Son Altesse, suivant moi, accorde depuis un certain temps trop de confiance aux bras soldés des troupes étrangères, et trop peu à ses sujets naturels, à ses propres vassaux. Il croit qu’il vaut mieux entretenir à sa solde des corps considérables de soldats mercenaires allemands et italiens, que se fier aux chevaliers et aux écuyers qui lui sont attachés par droit d’allégeance et par serment de fidélité. Il ne recourt à ses sujets que pour exiger d’eux les sommes énormes dont il a besoin pour solder ses troupes. Les Allemands sont d’assez honnêtes coquins lorsqu’on les solde régulièrement ; mais le ciel me préserve des bandes italiennes du duc et de ce Campo-Basso, leur chef, qui n’attend qu’un bon prix pour vendre Son Altesse, comme on vend un mouton pour la boucherie ! — Pensez-vous si mal de lui ? demanda le comte. — Oui, vraiment, et si mal que je crois, répondit Colvin, qu’il n’est pas de genre de trahison que la tête puisse inventer et le bras accomplir, qui ne trouve son âme prête à l’adopter, et sa main à l’exécuter. Il est pénible, milord, pour un honnête Anglais comme moi, de servir dans une armée où de pareils traîtres commandent. Mais que puis-je faire, à moins que je ne retrouve une occupation de soldat dans mon pays natal ? J’espère souvent qu’il plaira au ciel miséricordieux de renouveler ces nobles guerres civiles dans ma chère Angleterre, où l’on ne combattait que loyalement, où l’on n’entendait jamais parler de trahison. »

Le comte d’Oxford fit comprendre à son hôte qu’il y avait possibilité que son pieux désir de retourner vivre et mourir dans son propre pays, et dans l’exercice de son état, vînt à se réaliser. En attendant, il le pria de lui procurer pour le lendemain à la pointe du jour un passeport et une escorte pour son fils, qu’il était forcé d’envoyer à Aix, résidence du roi René.

« Quoi ! dit Colvin, le jeune comte d’Oxford va-t-il prendre un grade à la cour d’amour ? car on ne s’occupe dans la capitale du roi René que d’amour et de poésie. — Je ne suis pas ambitieux d’une telle distinction pour lui, mon cher hôte, répondit Oxford ; mais la reine Marguerite est auprès de son père, et il est convenable qu’il aille baiser la main de sa souveraine. — En voici assez, dit le vétéran lancastrien ; quoique l’hiver approche à grands pas, la Rose-Rouge peut, j’espère, fleurir au printemps. »

Il conduisit alors le comte anglais dans la partie de la tente qu’il devait occuper, et où se trouvait aussi une couche pour Arthur ; leur hôte (comme nous pouvons appeler Colvin) les assurant qu’à la pointe du jour des chevaux et des hommes sûrs seraient prêts à accompagner le jeune homme durant son voyage.

« Arthur, lui dit son père, il faut donc nous séparer encore une fois. Je n’ose te donner, dans ce pays de périls, aucune communication écrite pour ma maîtresse la reine Marguerite ; mais tu lui diras que j’ai trouvé le duc de Bourgogne fermement attaché à ses propres intérêts, mais assez bien disposé pourtant à les confondre avec les nôtres. Tu lui diras que je doute peu qu’il nous accorde le secours que nous demandons ; mais qu’il faudra sa propre renonciation et celle du roi René. Tu diras encore que je n’aurais jamais conseillé un pareil sacrifice pour la chance précaire de renverser la maison d’York, si je n’étais pas convaincu que la France et la Bourgogne planent comme des vautours sur la Provence, et que l’un ou l’autre de ces deux princes, ou peut-être tous deux, sont prêts, aussitôt que son père sera mort, à s’élancer sur des possessions qu’ils n’ont épargnées qu’à grand regret durant sa vie. Un accommodement avec le duc de Bourgogne peut donc d’une part assurer son active coopération dans l’entreprise d’Angleterre ; et de l’autre, si notre fière princesse n’accède pas à la demande de Charles, la justice de sa cause n’ajoutera rien à la validité de ses droits héréditaires sur les domaines de son père. Prie donc la reine Marguerite, à moins qu’elle n’ait changé de plan, d’obtenir du roi René un acte de cession dans les formes, qui transmette la possession de ses états au duc de Bourgogne, avec le consentement de Sa Majesté. Les revenus nécessaires au roi et à elle-même seront fixés suivant son bon plaisir, ou peuvent être laissés en blanc. Je puis attendre de la générosité de Charles que ces points seront convenablement réglés. Tout ce que je crains, c’est que Charles ne s’embarrasse…. — De quelque sotte guerre indispensable à son honneur et à la sûreté de ses domaines, » répondit une voix de derrière la tapisserie qui partageait la tente, « et en le faisant, ne serve pas ses propres intérêts plus que les nôtres ? Hein, seigneur comte ? »

Au même instant le rideau fut tiré, et un homme entra avec le pourpoint et le bonnet d’un simple soldat de la garde wallonne, et en qui cependant Oxford reconnut aussitôt les traits durs du duc de Bourgogne, et ses yeux si fiers qui brillaient sous la fourrure et la plume dont sa coiffure était ornée.

Arthur, qui ne connaissait pas le prince personnellement, tressaillit à son entrée, et porta la main à son poignard ; mais son père l’invita par signe à ne point le tirer, et il regarda avec surprise le respect solennel que le comte rendait au soldat qui se gênait si peu. Les premiers mots lui expliquèrent ce dont il s’agissait.

— Si vous avez eu recours à ce déguisement pour éprouver ma foi, dit l’Anglais, permettez-moi de vous dire, noble duc, que vous avez pris une peine inutile. — Assurément, Oxford, répondit le duc, j’ai été un espion courtois ; car j’ai cessé d’écouter à votre porte au moment même où j’ai eu raison de croire que vous alliez dire quelque chose d’offensant pour moi. — Aussi vrai que je suis chevalier, monseigneur duc, si vous étiez resté derrière la tapisserie, vous n’auriez entendu dire que des vérités que je suis prêt à répéter en présence de Votre Altesse, quoiqu’il puisse se faire qu’elles eussent été exprimées avec un peu moins de ménagements.

— Eh bien ! répétez-les donc, et dans les termes qu’il vous plaira d’employer… Ils mentent par la gorge ceux qui disent que Charles de Bourgogne se fâche toujours quand un ami bien intentionné lui donne un conseil… — Je voulais donc dire, répliqua le comte anglais, que Marguerite d’Anjou avait seulement à craindre que le duc de Bourgogne, précisément lorsqu’il endosse son armure afin de conquérir pour lui-même la Provence, et de lui assurer à elle un puissant secours pour faire valoir ses droits en Angleterre, ne se laisse détourner d’un but si élevé par le projet, imprudemment formé, de punir des affronts à lui faits, comme il le suppose, par certaines confédérations de montagnards des Alpes, lorsqu’une guerre ne peut offrir ni avantage ni honneur, et qu’au contraire ou court le risque d’y perdre l’un et l’autre. Ces hommes habitent au milieu de rochers et de déserts qui sont presque inaccessibles, et leur existence est si rude que le plus pauvre de vos sujets mourrait de faim s’il était soumis à une diète pareille. Pour l’amour du ciel ! n’allez pas les chercher ; mais suivez plutôt les plans plus nobles et plus importants que vous avez adoptés, sans troubler un nid de guêpes qui, une fois en mouvement, peuvent vous piquer à vous rendre fou. »

Le duc avait promis d’être patient, et s’efforçait de tenir sa parole ; mais les muscles gonflés de son visage et ses yeux étincelants montraient combien il avait de peine à maîtriser sa colère. — Vous êtes mal informé, milord, dit-il ; ces hommes ne sont pas les bergers et les paysans inoffensifs qu’il vous plaît de supposer. S’ils étaient tels, je pourrais prendre sur moi de les dédaigner ; mais enflés d’orgueil par quelques victoires remportées sur les lâches Autrichiens, ils ont secoué tout respect pour l’autorité ; ils prennent des airs d’indépendance, forment des ligues, font des invasions, prennent des villes d’assaut, jugent et exécutent, suivant leur bon plaisir, des hommes de sang noble… Tu es stupide, comte, car tu as l’air de ne pas me comprendre. Pour échauffer ton sang anglais, et te faire sympathiser avec mes sentiments à l’égard de ces montagnards, sache que ces Suisses sont de véritables Écossais pour ceux de mes domaines qui avoisinent leurs confins : pauvres, fiers, féroces, faciles à s’offenser, parce qu’ils gagnent toujours à la guerre ; difficiles à s’apaiser, parce qu’ils gardent long-temps rancune ; toujours prêts à saisir le moment favorable, et à attaquer un voisin lorsqu’il est engagé dans d’autres affaires. De même que les Écossais sont pour l’Angleterre des ennemis inquiets, perfides, acharnés, de même les Suisses le sont pour la Bourgogne et mes alliés. Qu’en dis-tu à présent ? puis-je rien entreprendre d’important avant d’avoir rabaissé l’orgueil d’un pareil peuple ? Ce sera l’affaire de peu de jours. J’empoignerai le porc-épic des montagnes, malgré toutes ses pointes, avec mon gantelet d’acier. — Alors Votre Altesse en finira plus vite avec eux, répondit le noble exilé, que nos rois d’Angleterre n’en ont fini avec l’Écosse. Les guerres ont toujours duré si long-temps, et ont toujours été si sanglantes, que les gens sages regrettent qu’elles aient jamais commencé. — Non, répliqua le duc, je ne déshonorerai pas les Écossais en les comparant sous tous les rapports à ces grossiers montagnards des cantons. Les Écossais ont du sang et de la noblesse chez eux, et nous en avons vu maints exemples. Ces Suisses ne sont qu’une pure race de paysans, et le petit nombre de nobles par naissance dont ils peuvent se vanter cachent leur illustre origine sous des vêtements et des manières de manants. C’est à peine, je pense, s’il tiendront contre une charge de mes lances de Hainaut. — Non, pourvu que vos lanciers puissent trouver moyen de courir sur eux ; mais… — Eh bien ! pour imposer silence à, vos scrupules, » dit le duc en l’interrompant, « sachez que ces peuples encouragent, par leurs secours et leur protection, la formation des plus dangereux complots dans mes domaines. Regardez ici… Je vous disais que mon officier, sir Archibald d’Hagenbach, fut assassiné lorsque la ville de La Ferette fut traîtreusement prise par ces Suisses qui vous semblent si innocents ; et voici un rouleau de parchemin qui annonce que mon serviteur a été exécuté par arrêt du tribunal véhmique, bande d’assassins mystérieux auxquels je ne veux pas permettre de se réunir en aucune partie de mes états. Oh ! si je pouvais seulement les surprendre sur terre avant qu’ils aillent se cacher dessous, ils apprendraient ce que vaut la vie d’un noble ! Puis, remarquez l’insolence de leur attestation ! »

Le parchemin portait, avec le jour et la date, que la peine de mort avait été prononcée contre Archibald d’Hagenbach pour tyrannie, violence et oppression ; et qu’il avait été exécuté par ordre de la sainte vèhme, et par les officiers de cette cour, qui n’étaient responsables de leurs actes que devant leur tribunal seul. Il était contre-signé en encre rouge, avec le sceau de la société secrète, représentant un rouleau de cordes et un poignard nu.

« J’ai trouvé ce document cloué à ma toilette avec un poignard, dit le duc, autre tour par lequel ils donnent du mystère à leur jonglerie homicide. »

La pensée de ce qu’il avait souffert dans la maison de John Mengs, et des réflexions sur l’étendue et l’omniprésence de ces associations secrètes, causèrent même au brave Anglais un frisson involontaire.

« Pour l’amour de tous les saints du ciel ! dit-il, gardez-vous, monseigneur, de parler de ces terribles sociétés, dont les membres sont au dessus, au dessous et autour de nous ; aucun homme n’est sûr de sa vie, si bien gardée qu’elle soit, quand elle est poursuivie par un homme peu attaché à la sienne. Vous êtes environné d’Allemands, d’Italiens et d’autres étrangers… combien d’entre eux peuvent être attachés par ces chaînes secrètes qui les dégagent de tout autre lien social pour les unir par un pacte inextricable, quoique secret ? Songez, noble prince, à la position où se trouve votre trône, quoiqu’il déploie encore toute la splendeur de la puissance, et conserve encore les fondements solides qui appartiennent à un si auguste édifice. Je dois, moi, l’ami de votre maison, dût ma franchise me coûter la vie, je dois vous dire que les Suisses menacent votre tête comme une avalanche, et que les associations secrètes travaillent sous vos pas comme les premières commotions d’un tremblement de terre qui se prépare. Ne provoquez pas la guerre, et la neige restera tranquille sur le flanc de la montagne… L’agitation des vapeurs souterraines sera assoupie ; mais un seul mot de défi, une seule étincelle d’indignation dédaigneuse peuvent changer leurs terreurs en actes d’agression. — Vous parlez, répliqua le duc, avec plus de crainte pour une bande de manants nus ou une troupe d’assassins nocturnes, que je ne vous en ai jamais vu montrer pour un véritable péril. Pourtant je ne mépriserai pas votre conseil… j’écouterai patiemment les envoyés suisses, et je ne laisserai pas voir, si je peux y parvenir, le mépris avec lequel je ne puis que regarder leur prétention à être traités comme états indépendants. Quant aux associations secrètes, je garderai le silence jusqu’à ce que les circonstances me donnent les moyens d’agir de concert avec l’empereur, la diète et les princes de l’empire, pour les chasser toutes à la fois de leurs terriers…. Hein, seigneur comte, n’est-ce pas bien dit ? — C’est bien pensé, monseigneur, mais peut-être malheureusement exprimé. Vous êtes dans une position où un mot entendu par un traître peut amener mort et ruine. — Je ne vois pas de traîtres autour de moi. Si je pensais qu’il s’en trouvât dans mon camp, j’aimerais mieux mourir tout de suite sous leurs coups que de vivre dans un état perpétuel de terreur et de soupçon. — Les anciens camarades et serviteurs de Votre Altesse pensent défavorablement du comte de Campo-Basso qui tient un si haut rang dans votre confiance. — Oui, » répliqua le duc avec calme, « il est facile de décrier le plus fidèle serviteur dans une cour en lui opposant la haine unanime de tous les autres. Je gage que votre obstiné compatriote Colvin aura médit du comte autant que des autres, car Campo-Basso ne remarque aucune négligence dans aucun service, qu’il ne la dénonce sans crainte ni espoir de faveur. Et puis ses opinions sont tellement jetées dans le même moule que les miennes, que je ne l’amène jamais qu’avec peine à s’expliquer sur ce qu’il comprend mieux, lorsque nos idées viennent à différer sous quelque rapport. Ajoutez à cela noblesse, grâce, gaîté, adresse, dans les exercices de la guerre et dans les arts de la paix, qui font les ornements d’une cour, tel est Campo-Basso ; et tel étant, n’est-il pas une perle dans le cabinet d’un prince ? — Voilà bien tout ce qu’il faut pour faire un favori, répliqua le comte d’Oxford ; mais il manque un peu de ce qui constitue un fidèle conseiller. — Oh ! que tu es donc méfiant ! Faut-il que je le dise le véritable et grand secret sur cet homme, ce Campo-Basso, et que j’y sois forcé pour imposer silence à ces soupçons chimériques que ton nouvel état de marchand voyageur t’a porté à concevoir si témérairement ? — Si Votre Majesté m’honore de sa confiance, je puis seulement dire que ma fidélité la méritera. — Sache donc, homme incrédule, que mon bon ami et frère Louis de France m’a fait avertir en secret par intermédiaire, par un personnage non moins important que son fameux barbier Olivier-le-Diable, que Campo-Basso avait, pour une certaine somme, offert de remettre ma personne entre ses mains, vive ou morte… Vous tressaillez ? — Oui, je tressaille… réfléchissant que Votre Altesse a coutume de sortir à cheval, légèrement armé et avec peu d’escorte, pour reconnaître les lieux et visiter les avant-postes : aussi, combien ne serait-il pas facile de mettre à exécution le dessein homicide que pourrait former un traître ? — Bah ! répondit le duc… tu vois le danger comme s’il était réel, tandis qu’il n’y a rien de plus sinon que, si mon cousin de France eût jamais reçu une pareille offre, il aurait été la dernière personne à m’avertir de me mettre en garde contre son accomplissement. Non… il connaît le prix que j’attache aux services de Campo-Basso, et il a forgé l’accusation pour m’en priver. — Et cependant, monseigneur, répliqua le comte anglais, si vous suivez mon conseil, Votre Altesse ne jettera point de côté, sans besoin ou par impatience, son armure à l’épreuve, et ne sortira point sans être escortée de quelques vingtaines de ses fidèles Wallons. — Chut ! l’ami, tu voudrais donc faire un vrai charbon d’un misérable fiévreux comme moi entre l’acier poli et le soleil brûlant. Mais je serai prudent, quoique je plaisante ainsi… Et vous, jeune homme, vous pouvez bien assurer à ma cousine Marguerite d’Anjou que je m’occuperai de son affaire comme si elle m’était personnelle ; et n’oubliez pas, mon fils, que les secrets des princes sont de funestes dons lorsque ceux à qui ils sont confiés les divulguent ; mais, convenablement gardés, ils enrichissent le dépositaire. Et vous aurez lieu de m’en croire, si vous rapportez avec vous d’Aix l’acte de renonciation dont a parlé votre père… Bonne nuit… bonne nuit !… »

Il quitta la tente.

« Vous venez de voir, dit le comte d’Oxford à son fils, une esquisse de ce prince extraordinaire, tracée par lui-même. Il est facile d’enflammer son ambition ou sa soif de pouvoir, mais presque impossible de la restreindre dans les justes bornes où elle doit probablement s’arrêter. Il est toujours comme le jeune archer qui perd le but, en voyant une hirondelle lui passer devant les yeux, même lorsqu’il tend sa corde. Tantôt soupçonneux à l’excès et sans raison… tantôt prodigue de sa confiance sans réserve… ennemi naguère de la maison de Lancastre, et allié de son terrible adversaire… maintenant, dernier espoir, unique soutien de cette maison. Dieu arrange tout pour le mieux !… Il est cruel de voir jouer la partie, de voir même comment on la pourrait gagner, quand un caprice des autres nous empêche de recourir à notre propre adresse. Combien tout dépend de la décision que va prendre demain Charles, et combien je suis peu à même de l’influencer, soit pour sa propre sûreté, soit pour notre avantage ! Bon soir, mon fils ; abandonnons les événements à celui qui seul peut les conduire. »