Anne de Geierstein/31

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 409-418).

CHAPITRE XXXI.

LE CARME.

Avez-vous besoin d’un homme qui ait de l’expérience du monde et des affaires ?… en voici un tout exprès, c’est un moine. Il a dit adieu au monde et à ses œuvres, ou plutôt il le connaît passablement bien, et il en sait les artifices, car il est moine.
Ancienne comédie.

L’aube commençait à peine à blanchir lorsqu’Arthur fut réveillé par la force avec laquelle retentissait la sonnette de la porte du monastère, et aussitôt après le portier entra dans la cellule qui lui avait servi de chambre à coucher, pour lui dire que, s’il se nommait Arthur Philipson, un frère de l’ordre lui apportait des dépêches de son père. Le jeune homme sauta à bas de son lit, s’habilla en toute hâte, et descendit au parloir, où il trouva un moine carme de la communauté de Sainte-Victoire.

« J’ai parcouru bien des milles, jeune homme, pour vous apporter cette lettre, dit le moine ; car j’ai promis à votre père de vous la remettre sans délai. Je suis venu à Aix la nuit dernière pendant l’orage, et ayant appris au palais que vous aviez porté vos pas ici, je suis remonté à cheval aussitôt que l’orage s’est calmé, et me voici. — Je vous ai infiniment d’obligation, mon père, dit le jeune homme ; et si je puis récompenser vos peines par quelque petit don à votre couvent… — Non, impossible, répondit le bon religieux ; si je me suis un peu fatigué, c’est par pure amitié pour votre père, et mon propre chemin m’amenait de ce côté. On a amplement pourvu aux dépenses de mon long voyage. Mais ouvrez votre paquet, je puis répondre à loisir à vos questions. »

Le jeune homme se retira donc dans l’embrasure de la croisée, et lut ce qui suit :

« Mon fils Arthur,

« Relativement à la situation du pays, en ce qui concerne la sûreté de ceux qui le parcourent, sachez qu’elle est toujours aussi précaire. Le duc s’est emparé des villes de Brie et de Granson, et a mis à mort cinq cents hommes de garnison qu’il y a faits prisonniers. Mais les confédérés approchent avec des forces considérables, et Dieu décidera du bon droit. Quelle qu’en puisse être l’issue, c’est une guerre terrible où il n’y aura, dit-on, de quartier ni d’un côté ni de l’autre ; c’est pourquoi il n’y a aucune sécurité pour les gens de notre profession jusqu’à ce qu’il arrive quelque chose de décisif. En attendant, vous pouvez assurer la veuve que notre correspondant est toujours disposé à lui acheter la propriété qu’elle a entre les mains ; mais il ne pourra guère en payer le prix avant que ses affaires actuelles soient terminées, et j’espère que ce sera encore assez tôt pour nous permettre d’employer les fonds dans l’avantageuse entreprise dont j’ai parlé à notre amie ; j’ai chargé un moine qui se rendait en Provence de vous remettre cette lettre, et j’espère qu’il y arrivera sain et sauf. Le porteur mérite toute confiance.

« Votre affectionné père, John Philipson. »

Arthur comprit aisément la seconde partie de l’épître, et se réjouit de l’avoir reçue dans un moment si critique. Il questionna le carme sur la force de l’armée du duc ; et le moine dit qu’elle se montait à soixante mille hommes, tandis que les confédérés, malgré tous leurs efforts, n’avaient pas encore pu réunir le tiers de ce nombre. Le jeune Ferrand de Vaudemont s’était joint à leur armée, et avait reçu, pensait-on, quelque secours secret de la France ; mais comme sa renommée militaire n’était pas très brillante, et qu’il avait peu de partisans, le vain titre de général qu’il portait n’ajoutait rien aux forces des confédérés. En résumé, il prétendait que la balance semblait pencher en faveur de Charles, et Arthur, qui regardait son succès comme offrant la seule chance en faveur de l’entreprise de son père, ne fut pas peu charmé de voir qu’il était certain, s’il ne dépendait que de la supériorité du nombre. Il n’eut pas le temps de faire d’autres questions, car la reine entra en ce moment dans le salon, et le carme, apprenant qui elle était, se retira de sa présence en s’inclinant avec respect.

La pâleur de ses joues trahissait encore les fatigues du jour ; mais lorsqu’elle adressa gracieusement à Arthur les salutations du matin, sa voix était ferme, son œil serein et sa physionomie calme. « Je vous revois, dit-elle, non comme je vous ai quitté hier, mais déterminée dans ma résolution. Je suis convaincue que, si René ne renonce pas volontairement à son trône de Provence par quelque démarche comme celle que nous proposons, il en sera arraché avec une violence qui peut-être lui coûtera la vie. Nous allons donc nous mettre à l’œuvre au plus tôt… Le pire est que je ne puis quitter ce couvent que je n’aie accompli les pénitences nécessaires pour avoir visité le Garagoule, et si je ne les accomplissais pas, je ne serais plus une chrétienne. Quand vous retournerez à Aix, demandez mon secrétaire, près duquel ce mot d’écrit vous servira de lettres de créance. J’ai même, avant que cette porte d’espérance me fût ouverte, tâché de me faire une idée de la véritable situation du roi René, et j’ai recueilli tous les documents à ce sujet. Dites-lui de m’envoyer, dûment scellé, et par une voie sûre, le petit coffre cerclé en argent. Les heures de pénitence pour d’anciennes erreurs peuvent être employées à en prévenir d’autres ; et par le contenu de ce coffre, j’apprendrai si je dois, dans cette importante affaire, sacrifier les intérêts de mon père à mes espérances à demi ruinées. Mais au reste, je suis à peu près fixée sur ce sujet. Je puis faire dresser ici, sous ma propre direction, les actes de renonciation et de transfert, et en préparer l’exécution au temps où je retournerai à Aix : or, je compte y retourner dès l’instant que ma pénitence sera achevée. — Cette lettre, ma gracieuse dame, dit Arthur, vous apprendra les événements qui se préparent, et de quelle importance il peut être de se tenir prêt à profiter des circonstances. Remettez seulement ces actes importants entre mes mains, et je courrai nuit et jour jusqu’à ce que j’arrive au camp du duc. Je le trouverai très probablement au moment de la victoire, et le cœur trop enivré pour refuser un secours à sa royale parente qui lui abandonne tout. Nous obtiendrons… nous devons obtenir, à une pareille heure, un appui vraiment digne du prince qui l’accordera ; et nous verrons bientôt si le libertin prince d’York, le sauvage Richard, le traître et parjure Clarence, doivent rester à tout jamais possesseurs de la joyeuse Angleterre, ou s’il leur faudra céder la place à un souverain plus légitime, à un homme meilleur. Mais, ô ma royale dame, tout dépend de la promptitude. — Vous dites vrai… peu de jours peuvent, doivent même voir jeter le dé entre Charles et ses adversaires ; et avant de consommer un si grand sacrifice, il serait bon de s’assurer si l’homme qu’il doit nous rendre favorable est à même de nous secourir. Tous les événements d’une vie tragique et agitée m’ont conduite à reconnaître qu’un ennemi n’est jamais à dédaigner. Je me hâterai cependant, avec l’espérance que dans l’intervalle nous recevrons de bonnes nouvelles des bords du lac de Neufchâtel. — Mais qui emploierez-vous à rédiger ces actes si importants ? »

Marguerite réfléchit avant de répondre : « Le père gardien est complaisant, et je le crois fidèle ; mais je n’accorderai jamais qu’à contre-cœur ma confiance à un moine provençal. Voyons, que je cherche… votre père dit qu’on peut se fier au carme qui a apporté la lettre… c’est l’homme qu’il nous faut. Il est étranger, on lui fermera la bouche avec une pièce d’argent. Adieu, Arthur de Vere… Vous serez traité par mon père avec toute l’hospitalité possible. Si vous recevez encore des nouvelles, ne manquez pas de me les communiquer ; de même, si j’ai des instructions à envoyer, c’est à vous que je les adresserai… Que Dieu vous protège donc ! »

Arthur descendit alors la montagne d’un pas beaucoup plus rapide qu’il ne l’avait montée la veille. Le temps était redevenu d’un calme magnifique, et les beautés de la végétation, dans un pays où elle ne s’endort jamais complètement, étaient vraiment délicieuses et rafraîchissantes. Ses pensées erraient des pics du mont Sainte-Victoire aux rochers du canton d’Unterwalden, et son imagination lui rappelait les moments où ses promenades au milieu des rocs helvétiques n’étaient pas solitaires, où il avait à son côté une vierge dont la beauté simple était gravée dans sa mémoire. Des pensées semblables étaient de nature à le préoccuper, et nous sommes fâché de dire qu’elles lui firent complètement oublier la mystérieuse précaution que lui avait indiquée son père, celle d’avoir soin de ne pas s’arrêter au sens des lettres qu’il recevrait de lui avant de les avoir exposées au feu.

La première chose qui lui rappela cette singulière recommandation fut la vue d’un fourneau de charbon dans la cuisine de l’hôtellerie au bas de la montagne où il trouva un guide et ses chevaux. C’était la première fois qu’il voyait du feu depuis qu’il avait reçu la missive de son père, et il se souvint alors assez naturellement de la précaution que lui avait recommandée le comte. Grande fut sa surprise de voir qu’après avoir exposé le papier au feu comme pour le sécher, deux mots étaient devenus visibles dans un passage important de la lettre, et que la dernière phrase se trouvait être alors : « Le porteur ne mérite aucune confiance. » Accablé de honte et de dépit, Arthur ne put imaginer d’autre remède que de retourner tout de suite au couvent, et d’apprendre à la reine cette découverte dont il espérait encore l’informer assez à temps pour qu’elle ne courût pas risque d’être trahie par le carme. Irrité contre lui-même et avide de réparer sa faute, il rassembla toutes ses forces pour gravir de nouveau la montagne, qui probablement n’avait jamais été gravie en aussi peu de temps que par le jeune héritier de Vere ; car, après avoir marché quarante minutes, il se trouva essoufflé et palpitant en présence de la reine Marguerite, qui fut également surprise de son retour et de son état d’épuisement.

« Ne vous fiez pas au carme ! s’écria-t-il… Vous êtes trahie, noble reine, et c’est par ma négligence. Voici mon poignard… ordonnez-moi de me l’enfoncer dans le cœur ! »

Marguerite demanda et obtint une explication plus précise ; quand il la lui eut donnée, elle dit : « C’est un malheureux hasard ; mais les instructions de votre père auraient dû être plus claires. J’ai communique à ce carme le but des contrats, et je l’ai engagé à les rédiger. Il vient de me quitter à l’instant pour se rendre au chœur : impossible de retirer la confiance que j’ai si malheureusement placée ; mais je puis obtenir du père gardien qu’il empêche ce moine de sortir du monastère jusqu’à ce que nous n’ayons plus à craindre son indiscrétion ; c’est là le meilleur moyen de nous en assurer, et nous veillerons à ce qu’il soit dédommagé par une récompense des désagréments que lui pourra causer sa détention ; en attendant, repose-toi, bon Arthur, et détache le collet de ton manteau. Pauvre jeune homme ! tu es presque épuisé d’avoir tant couru. »

Arthur obéit, et s’assit sur un siège dans le parloir ; car la vitesse qu’il avait déployée le mettait presque hors d’état de rester debout.

« Si je pouvais seulement, dit-il, voir ce coquin de moine, je trouverais bien moyen de lui coudre les lèvres ! — Mieux vaut m’en laisser le soin, répondit la reine ; pour couper court, je vous défends de vous occuper de lui ; la coiffe peut traiter avec le capuchon mieux que le casque ne le ferait. N’en parlons plus. Je vois avec satisfaction que vous portez au cou la sainte relique que je vous ai donnée ; mais quel amulette moresque portez-vous donc à côté ? Hélas ! besoin n’est pas de le demander ; vos joues qui deviennent rouges, presque aussi rouges que quand vous êtes arrivé il y a un quart d’heure, attestent que c’est un gage d’amour. Hélas ! pauvre enfant, as-tu non seulement une part des malheurs de ton pays à porter, mais encore ton propre fardeau d’affliction, qui n’est pas moins poignante à présent pour toi, bien que l’avenir te doive montrer combien elle est vaine ! Marguerite d’Anjou aurait pu jadis aider tes affections, quel qu’en fût l’objet, mais elle ne peut aujourd’hui contribuer qu’à la misère de ses amis, non à leur bonheur. Mais cette dame du gage, Arthur, est-elle belle… est-elle sage et vertueuse… est-elle de noble naissance… et t’aime-t-elle ? » Elle parcourut la figure du jeune homme avec le regard d’un aigle, et continua. « À toutes ces questions tu répondrais oui, si la modestie te le permettait. Aime-la donc en retour, mon brave garçon, car l’amour est le mobile des nobles exploits. Va, mon jeune ami… bien né et loyal, vaillant et vertueux, amoureux et jeune, à quoi ne peux-tu pas parvenir ! La chevalerie de l’ancienne Europe ne vit plus que dans un cœur comme le tien. Va, et que l’éloge d’une reine enflamme ton sein d’ardeur pour l’honneur et les exploits. Dans trois jours nous nous reverrons à Aix. »

Arthur, profondément touché de la condescendance de la reine, prit de nouveau congé d’elle.

Redescendant la montagne avec une rapidité bien différente de celle qu’il avait mise à la monter, il retrouva son écuyer provençal. Ils gagnèrent Aix après une course d’une heure environ, et Arthur, sans perdre de temps, alla trouver le bon roi René, qui le reçut très amicalement, tant à cause de la lettre du duc de Bourgogne que de sa qualité d’Anglais, sujet avoué de la malheureuse Marguerite. Le débonnaire monarque pardonna bientôt à son jeune hôte le manque de complaisance avec lequel il avait refusé d’entendre ses compositions musicales ; et Arthur reconnut bientôt qu’en cherchant à se justifier de l’impolitesse qu’il avait commise sous ce rapport, il s’exposerait à s’en faire dire bien plus qu’il n’aurait la patience d’en écouter. Il ne put se soustraire à l’extrême désir qu’avait le bon roi de réciter ses poèmes et d’exécuter sa musique qu’en lui parlant de sa fille Marguerite. Arthur avait été parfois prêt à douter de l’influence que la reine se vantait d’exercer sur son vieux père ; mais, après plus ample connaissance de René, il se convainquit que l’intelligence puissante et les vives passions de Marguerite avaient inspiré à ce roi, faible d’esprit et facile à conduire, un mélange d’orgueil, d’affection et de crainte, qui se réunissaient pour donner à la fille la plus ample autorité sur son père.

Quoiqu’elle ne l’eût quitté que depuis un jour ou deux, et d’une manière si peu gracieuse, René fut aussi joyeux à la nouvelle de son retour probable et même prochain, que l’aurait été le plus tendre des pères à la perspective d’être réuni au plus respectueux enfant qu’il n’aurait pas vu depuis des années. Le vieux roi attendit avec l’impatience d’un enfant le jour de son arrivée ; et encore étrangement aveuglé sur la différence de son goût et du sien, ce fut avec peine qu’il se décida à abandonner le projet d’aller à sa rencontre sous le costume du vieux Palémon,

Des antiques bergers et le prince et l’orgueil,


à la tête d’une procession arcadienne de nymphes et de pasteurs, dont les danses savantes et les chants devaient être accompagnés par toutes les flûtes et tous les tambourins du pays qu’il avait déjà mis en réquisition. Au reste, le vieux sénéchal lui-même désapprouva hautement cette espèce d’entrée joyeuse ; de sorte que René se laissa enfin persuader que la reine se trouvait encore trop sous l’influence des impressions religieuses qu’elle était allée chercher au couvent, pour que la vue ou les sons de la joie pussent lui causer aucune sensation agréable. Le roi céda à des raisons qu’il ne pouvait comprendre ; et ainsi Marguerite échappa à une réception bizarre qui l’aurait peut-être poussée dans son impatience à retourner sur la montagne de Sainte-Victoire et dans la sombre caverne de Garagoule.

Pendant son absence, tous les jours avaient été employés à la cour de Provence en amusements et en fêtes de toute espèce : charges avec lances émoussées, courses de bague, parties de chasse au lévrier et au faucon, auxquelles assistait toujours la jeunesse des deux sexes, société qui faisait les délices du roi, tandis qu’on passait les soirées à danser ou à faire de la musique.

Arthur ne pouvait s’empêcher de reconnaître que naguère encore une pareille vie l’aurait rendu parfaitement heureux ; mais les derniers mois de son existence avaient développé son intelligence et ses passions. Il était maintenant initié aux affaires réelles de la vie humaine, et il en regardait les amusements avec une sorte de mépris, de façon que, parmi la jeune et gaie noblesse qui composait cette joyeuse cour, il acquit le titre de jeune philosophe, titre qu’on ne lui donnait pas, on peut le supposer, dans l’intention de lui faire un compliment.

Le quatrième jour, il fut annoncé par un exprès que la reine Marguerite ferait son entrée dans la ville d’Aix à l’heure de midi, pour reprendre sa résidence dans le palais de son père. Le roi René parut, lorsque le moment approcha, craindre l’entrevue avec sa fille autant qu’il l’avait d’abord désirée, et communiqua à tous ceux qui l’entouraient sa profonde inquiétude. Il tourmentait son maître d’hôtel et ses cuisiniers pour qu’ils apprêtassent les plats dont ils lui avaient vu manger avec plaisir… il pressait les musiciens de se rappeler les airs qu’elle aimait ; et quand un d’entre eux répliquait hardiment qu’il n’avait jamais ouï dire que Sa Majesté eût écouté aucun morceau avec patience, le vieux monarque menaçait de le mettre à la porte pour calomnier ainsi le goût de sa fille. Le banquet fut demandé pour onze heures et demie passées, comme si, en le pressant, il eût aussi hâté la venue des convives invités ; et le vieux roi, avec sa serviette sous le bras, traversait la salle de fenêtre en fenêtre, accablant chacun de questions qui toutes consistaient à demander si on apercevait la reine d’Angleterre. Précisément au moment où l’horloge sonna midi, la reine, accompagnée d’une suite fort peu nombreuse, formée surtout d’Anglais portant comme elle des habits de deuil, entra à cheval dans la ville. Le roi René, à la tête de sa cour, ne manqua point de descendre, depuis la façade de son magnifique palais jusqu’au bout de la rue, à la rencontre de sa fille. Fière, hautaine et jalouse de ne pas encourir de ridicule, Marguerite ne fut pas contente de cette réception publique au milieu du marché ; mais elle désirait alors expier sa dernière pétulance : c’est pourquoi elle descendit de son palefroi ; et quoique un peu blessée de voir René muni d’une serviette, elle s’abaissa jusqu’à mettre un genou en terre devant lui, le priant de la bénir et de lui pardonner.

« Tu l’as… tu l’as, ma bénédiction, ma tourterelle souffrante ! » dit le simple roi à la plus fière et à la plus irascible princesse qui pleura jamais une couronne perdue… « Et quant à ton pardon, comment peux-tu le demander, toi qui ne m’as jamais offensé depuis que Dieu m’a rendu père d’une si délicieuse enfant ?… Lève-toi, lève-toi, te dis-je… car c’est à moi de te demander pardon… En vérité, je disais dans mon ignorance et je pensais en moi-même que mon cœur m’avait bien inspiré… mais je t’ai fait de la peine : c’est donc moi qui te prie de me pardonner… » et le bon roi René tomba à deux genoux ; et le peuple, qui est ordinairement séduit par tout ce qui peut faire impression, applaudit avec fureur, et les éclats de rire furent bientôt réprimés : situation dans laquelle la royale fille et son père semblaient vouloir répéter une scène de la charité romaine.

Marguerite, extrêmement sensible à la honte, et se doutant bien que sa position présente était suffisamment ridicule, par sa publicité du moins, fit adroitement signe à Arthur, qu’elle aperçut dans la suite du roi, de venir à elle ; et, se servant de son bras pour se relever, elle lui dit tout bas à part et en anglais : « À quel saint dois-je me vouer pour conserver la patience dont j’ai si grand besoin ? — Par pitié, ma royale dame, rappelez votre fermeté d’âme et votre calme, » répondit à voix basse son écuyer, qui se trouva dans le moment plus embarrassé qu’honoré de ses éminentes fonctions, car il put remarquer que la reine tremblait réellement d’impatience et de dépit.

Ils reprirent enfin le chemin du palais, le père et la fille se donnant le bras, situation très agréable à Marguerite, qui pouvait prendre sur elle d’endurer les effusions de la tendresse du vieillard et le ton général de sa conversation, pourvu qu’il ne fût pas entendu par les autres. De même, elle supporta avec une louable patience les attentions fastidieuses qu’il lui prodigua à table, remarqua ses principaux courtisans, s’informa des autres, fit tomber la conversation sur ses sujets favoris, sur la poésie, sur la peinture et la musique, au point que le bon roi René fut autant ravi des politesses inaccoutumées de sa fille que le fut jamais un amant des aveux favorables de sa maîtresse quand, après plusieurs années d’une cour assidue, la glace de son cœur vient enfin à se fondre. Il en coûta à la hautaine Marguerite un grand effort pour se plier à jouer ce rôle… Son orgueil lui reprochait de descendre jusqu’à flatter les faibles de son père pour l’amener à la renonciation de ses domaines… Cependant, comme elle avait entrepris de le faire, comme elle avait déjà tant hasardé pour une descente en Angleterre, la seule chance de succès qui lui restât, elle ne voyait ou ne voulait pas voir d’autre parti à prendre.

Entre le banquet et le bal qui le suivit, la reine chercha une occasion de parler à Arthur.

« Mauvaises nouvelles, mon sage conseiller, dit-elle. Le carme n’est jamais rentré au couvent après la célébration de l’office. Ayant appris que vous étiez revenu en grande hâte, il a conclu, je suppose, qu’il pouvait éveiller des soupçons, et il a quitté le monastère de Sainte-Victoire. — Alors il nous faut hâter l’exécution des mesures que Votre Majesté a résolu de prendre, répondit Arthur. — Je parlerai à mon père demain. En attendant, vous pouvez vous livrer aux plaisirs de la soirée, car pour vous ils peuvent être des plaisirs… Mademoiselle de Boisgelin, je vous donne ce jeune homme pour en faire votre cavalier ce soir. »

La jolie Provençale aux yeux noirs s’inclina avec le décorum voulu, et regarda d’un air de satisfaction le jeune et bel Anglais ; mais effrayée, soit de sa réputation de philosophe, soit de son rang douteux, elle ajouta la clause conditionnelle : « Si ma mère l’approuve. » — Votre mère, mademoiselle, ne pourra, je pense, refuser un partenaire que vous recevez des mains de Marguerite d’Anjou. Heureux privilège de la jeunesse, » ajouta-t-elle avec un soupir, en voyant le jeune couple aller prendre place dans le branle, « qui peut cueillir un fleur, même sur la route la plus épineuse ! »

Arthur s’acquitta si bien de ses devoirs pendant la soirée, que peut-être la jeune comtesse regretta-t-elle seulement qu’un cavalier si aimable et si beau restreignît ses compliments et ses attentions dans les froides limites de cette courtoisie commandée par les règles du cérémonial.