Anne de Geierstein/35

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 456-469).

CHAPITRE XXXV.

LA SOMMATION.

Voici maintenant une arme qui épouvantera un général vainqueur dans sa tente, un monarque sur son trône, on atteindra un prélat, quelques saintes que soient ses fonctions, alors même qu’il sera à l’autel.
Ancienne comédie.

À partir de cet instant, tout reprit une nouvelle activité à la cour et à l’armée du duc de Bourgogne. On recueillit des fonds, on leva des soldats, et on n’attendit plus que des nouvelles positives sur les mouvements des confédérés pour entrer en campagne. Mais quoique Charles fût, à l’extérieur et en apparence, aussi actif que toujours, néanmoins les gens qui approchaient plus immédiatement de sa personne étaient d’avis qu’il ne déployait plus cette fermeté d’âme ni cette énergie de jugement qu’on avait admirées en lui avant ses malheurs. Il était encore sujet à des accès de mélancolie fantasque, semblables à ceux qui s’emparaient de Saül, et il entrait dans une rage épouvantable lorsqu’on essayait de l’en tirer. Le comte d’Oxford lui-même semblait avoir perdu l’influence qu’il avait d’abord exercée sur lui. Bien plus, quoique en général Charles lui témoignât toujours de la reconnaissance et de l’affection, il se sentait évidemment humilié par le souvenir du spectacle qu’il avait donné à l’Anglais de son état d’impuissance et d’accablement ; et il craignait si fort que le comte ne fût supposé diriger ses desseins, qu’il repoussait son avis simplement, à ce qu’il semblait, pour montrer sa propre indépendance d’esprit.

Campo-Basso encourageait encore le duc dans ces humeurs chagrines. Ce traître rusé voyait alors la puissance de son maître incliner vers sa ruine, et il résolut de mettre la main à l’œuvre pour se créer un titre à partager les dépouilles. Il regardait Oxford comme un des meilleurs amis et des conseillers les plus capables qui entouraient le duc ; il croyait lire dans ses regards que le comte avait deviné son projet de trahison, et en conséquence il le haïssait et le redoutait. En outre, pour colorer peut-être à ses propres yeux l’abominable perfidie qu’il méditait, il affecta d’être excessivement courroucé contre le duc à cause des châtiments qu’il avait naguère infligés aux maraudeurs appartenant à ses bandes italiennes ; il pensait qu’on n’avait eu recours à cette sévérité que d’après les conseils d’Oxford ; et il soupçonnait que la mesure avait été par lui appuyée dans l’espérance qu’on découvrirait que les Italiens n’avaient pas pillé pour leur propre compte seulement, mais encore pour celui de leur chef. Persuadé qu’Oxford lui était ainsi hostile, Campo-Basso aurait promptement trouvé moyen de s’en débarrasser, si le comte n’eût pas jugé prudent de prendre quelques précautions ; et les seigneurs de Flandre et de Bourgogne, qui le chérissaient par les mêmes raisons qui le faisaient haïr de l’Italien, veillaient à sa sûreté avec un soin qu’il ignorait lui-même, mais qui certainement parvint seul à lui conserver la vie.

On ne devait pas supposer que Ferrand de Lorraine ne chercherait pas à profiter enfin de sa victoire ; mais les Suisses confédérés, qui composaient en grande partie sa force, insistaient pour que les premières opérations eussent lieu en Savoie et dans le pays de Vaud, où les Bourguignons avaient de nombreuses garnisons qui, bien qu’elles n’eussent pas reçu de renforts, devaient être néanmoins difficiles et longues à réduire. En outre, les Suisses n’étaient, comme la plupart des soldats nationaux de l’époque, qu’une espèce de milice. Presque tous retournèrent dans leurs foyers pour faire la moisson ou déposer leur butin en lieu de sûreté. Ferrand, quoique porté à poursuivre ses succès avec toute l’ardeur d’un jeune chevalier, ne put donc faire aucun nouveau mouvement avant le mois de décembre 1476. Pendant ce temps-là, les forces du duc de Bourgogne, pour être moins à charge au pays, étaient cantonnées dans les villes les plus éloignées de ses provinces, où tout était mis en œuvre pour perfectionner la discipline des nouvelles levées. Le duc, abandonné à lui-même, aurait précipité l’instant de la lutte en rassemblant de nouveau ses forces et en pénétrant sur le territoire helvétique. Mais, quoiqu’il écumât intérieurement de rage au souvenir de Granson et de Morat, la mémoire de ces désastres était trop récente pour permettre un pareil plan de campagne. Cependant les semaines se succédaient, et le mois de décembre était déjà fort avancé, lorsqu’un matin que le duc tenait conseil, Campo-Basso entra tout-à-coup, la physionomie animée d’un air de ravissement extraordinaire, qui différait singulièrement du sourire froid, régulier et fin, dénotant d’ordinaire ses plus grandes dispositions à la joie. « Guantes[1], dit-il, Guantes, pour ma bonne nouvelle, s’il plaît à Votre Altesse. — Quel est donc le bonheur qui nous arrive ? demanda le doc. Il me semble que la fortune a oublié le chemin de notre porte… — Elle y est pourtant revenue… avec la permission de Votre Altesse… portant sa corne d’abondance pleine des dons les plus précieux, et prête à verser ses fruits, ses fleurs, ses trésors sur la tête du souverain de l’Europe le plus digne de les recevoir. — Le sens de tout ceci ? s’écria le duc Charles ; les énigmes sont bonnes pour des enfants. — Le jeune fou, ce jeune écervelé de Ferrand, qui ajoute de Lorraine à son nom, s’est précipité du haut des montagnes à la tête d’une armée dérisoire de vagabonds comme lui ; et qu’en dites-vous ?… ah ! ah ! ah ! ils envahissent la Lorraine, et ont pris Nanci… ah ! ah ! ah ! — Sur ma bonne foi ! sire comte, » dit Contay, surpris de l’humeur gaie avec laquelle l’Italien traitait un événement si sérieux, « j’ai rarement entendu un fou rire plus gaîment d’une plus mauvaise plaisanterie, que vous ne riez, vous homme sage, de la perte de la principale ville d’une province pour laquelle nous combattons. — Je ris, répliqua Campo-Basso, au milieu des lances, comme mon cheval de bataille gambade… ah ! ah !… au milieu des trompettes. Je ris encore du plaisir que nous aurons à détruire l’ennemi, et à partager le butin, comme des aigles crient de joie en faisant le partage de leur proie ; je ris… — Vous riez, » dit le sir de Contay s’impatientant, « quand il n’y a que vous qui trouviez à rire, comme vous faisiez après nos pertes de Granson et de Murten, — Paix, monsieur ! dit le duc. Le comte de Campo-Basso envisage la chose absolument comme moi. Ce jeune chevalier errant s’aventure à quitter la protection de ses montagnes ; et que le Ciel ne me pardonne pas de manquer à mon serment, lorsque je jure que le premier champ de bataille où nous nous rencontrerons verra l’un de nous deux mort ! Nous sommes dans la dernière semaine de la vieille année, et avant les Rois nous verrons qui de nous deux trouvera la fève dans le gâteau… Aux armes, messeigneurs ! que notre camp soit aussitôt levé, et que nos troupes se dirigent vers la Lorraine. Envoyez en avant la cavalerie légère italienne et albanaise, ainsi que les stradiotes, pour balayer d’avance le pays… Oxford, tu porteras les armes dans cette campagne, n’est-ce pas ? — Sûrement, répondit le comte. Je mange le pain de Votre Altesse ; et quand des ennemis vous attaquent, l’honneur m’ordonne de combattre pour votre cause comme si j’étais né votre sujet. Avec la permission de Votre Altesse, j’enverrai un poursuivant d’armes porter une lettre à mon ancien et cher hôte, le landamman d’Unterwalden pour l’informer de ma résolution. »

Le duc donna sans peine son assentiment, et le poursuivant, qui partit aussitôt, revint au bout de peu d’heures, tant les ennemis s’étaient rapprochés les uns des autres. Il rapportait une lettre du landamman, lettre conçue en termes polis et même affectueux, où il exprimait combien il était affligé qu’une cause sacrée le forçât de porter les armes contre son nouvel ami, pour lequel il disait avoir conçu beaucoup d’estime. Le même poursuivant eut aussi à offrir les compliments de la famille des Biederman à leur ami Arthur, et une lettre séparée à lui remettre, laquelle contenait ce qu’on va, lire :

« Rudolphe Donnerhugel désire donner au jeune marchand Arthur Philipson une occasion de finir le marché qui est resté jadis en train dans la cour du château de Geierstein. Il le désire d’autant plus vivement qu’il a su que ledit Arthur lui avait porté préjudice en s’emparant du cœur d’une certaine demoiselle de rang, à qui lui, Philipson, n’est et ne peut être autre chose qu’une connaissance ordinaire. Rudolphe Donnerhugel préviendra Arthur, par un mot, du lieu où ils pourront se rencontrer pour combattre à armes égales sur un terrain neutre. En attendant il sera, aussi souvent que possible, au premier rang dans les escarmouches. »

Le cœur du jeune Arthur battit violemment lorsqu’il lut ce défi, dont le ton piqué montrait l’état des sentiments de celui qui l’écrivait, et dénotait assez le désappointement de Rudolphe au sujet d’Anne de Geierstein, et ses soupçons qu’elle avait répondu à la tendresse du jeune étranger. Arthur trouva moyen d’envoyer une réponse au cartel du Suisse, l’assurant du plaisir avec lequel il attendrait ses ordres, soit au front de la ligne, soit ailleurs, suivant que Rudolphe le désirerait.

Cependant les deux armées s’approchaient toujours davantage l’une de l’autre, et les troupes légères se rencontraient parfois. Les stradiotes du territoire vénitien, espèce de cavalerie qui ressemblait à celle des Turcs, faisaient alors, du côté de l’armée bourguignonne, ce genre de service auquel ils eussent été admirablement propres, si on avait pu compter sur leur fidélité. Le comte d’Oxford observa que ces hommes, qui étaient sous le commandement de Campo-Basso, rapportaient toujours pour nouvelle que l’ennemi était en assez mauvais ordre et en pleine retraite. De plus, ils ne cessaient d’annoncer que divers individus, contre qui le duc de Bourgogne nourrissait une haine personnelle et particulière, et qu’il désirait vivement avoir en sa puissance, s’étaient réfugiés à Nanci. Ce fait augmentait beaucoup l’ardeur du duc à reprendre cette place, et cette ardeur devint impossible à maîtriser lorsqu’il apprit que Ferrand et ses alliés avaient emporté une position voisine appelée Saint-Nicolas. À la nouvelle de son arrivée, la plus grande partie des conseillers bourguignons, de même que le comte d’Oxford, protestèrent contre le projet d’assiéger une place aussi forte, quand une armée redoutable était assez proche pour la secourir. Ils représentèrent au duc le petit nombre de ses soldats, la rigueur de la saison, et la difficulté de se procurer des provisions ; ils soutinrent à Charles qu’après avoir fait un mouvement qui avait forcé l’ennemi à reculer, il devait remettre toute opération décisive au printemps. Charles essaya d’abord de répondre et de réfuter ces arguments ; mais quand ses conseillers lui rappelèrent qu’il allait se placer, lui et son armée, dans la même position qu’à Granson et à Murten, il devint furieux à ces souvenirs, écuma véritablement, et se contenta de répondre, avec des jurements et des imprécations, qu’il serait maître de Nanci avant les Rois.

En conséquence, l’armée de Bourgogne s’établit devant Nanci, dans une position forte, protégée par le lit d’un cours d’eau, et couverte par trente pièces de canon, que Colvin avait mission de diriger.

Après avoir ainsi satisfait à son caractère entêté par l’arrangement de l’expédition, le duc sembla faire un peu plus de cas des avis de ses conseillers relativement à sa sûreté personnelle, et permit au comte d’Oxford, ainsi qu’à son fils et à deux ou trois autres officiers de sa maison, tous gens d’une fidélité connue, de coucher dans sa tente, sans qu’on diminuât cependant la garde ordinaire.

On n’était plus qu’à trois jours de Noël ; le duc était toujours devant Nanci, lorsque, le soir même de ce jour-là, survint un tumulte qui parut justifier les craintes qu’on avait conçues pour sa vie. Il était minuit, et tout dans le pavillon ducal reposait, quand un cri de trahison s’éleva. Le comte d’Oxford, tirant son épée et saisissant une lumière qui brûlait à côté de lui, se précipita dans l’appartement du duc, et le trouva debout au milieu, tout nu, mais son épée en main, et frappant autour de lui et avec tant de fureur, que le comte lui-même eut peine à éviter ses coups. Tous les autres officiers arrivèrent bientôt, lames au poing, et leurs manteaux entortillés autour de leur bras gauche. Quand le duc se fut un peu apaisé et qu’il se vit entouré d’amis, il les informa, dans la plus vive agitation, que les officiers du tribunal secret, en dépit des vigilantes précautions prises, avaient trouvé moyen de pénétrer dans sa chambre, et l’avaient sommé, sous les peines les plus rigoureuses, de comparaître devant la sainte vèhme dans la nuit de Noël.

Les assistants écoutèrent cette histoire avec étonnement, et quelques uns d’entre eux ne savaient pas s’ils devaient la regarder comme une réalité ou comme un songe de l’imagination irritable du duc ; mais on trouva la citation sur sa toilette, écrite, suivant la règle, sur parchemin, signée de trois croix, et clouée à la table avec un poignard ; une écharde de bois avait été même enlevée de la table. Oxford lut attentivement la sommation : elle désignait, comme d’ordinaire, un endroit où le duc était cité à venir sans armes ni escorte, et d’où il était dit qu’on le conduirait au lieu du jugement.

Charles, après avoir examiné la pièce quelque temps, exhala sa colère en paroles.

« Je sais de quel carquois vient cette flèche, dit-il ; elle est lancée par le noble dégénéré, ce prêtre apostat, ce complice de sorciers, cet Albert de Geierstein. Nous avons entendu dire qu’il fait partie de cette maudite troupe d’assassins et de proscrits que ce petit-fils du vieux musicien de Provence a rassemblés autour de lui. Mais, par saint George de Bourgogne ! ni capuchon de moine, ni casque de soldat, ni chapeau de conjuré, ne le préserveront après une insulte comme celle-ci. Je le dégraderai de la chevalerie, je le pendrai au plus haut clocher de Nanci, et sa fille choisira entre le dernier rustre de mon armée et le couvent des Filles repenties ! — Quels que soient vos projets, monseigneur, dit Contay, il vaudrait assurément mieux garder le silence, attendu que, d’après cette apparition, nous pouvons conjecturer qu’il y a autour de nous plus d’oreilles que nous ne savons ouvertes pour nous entendre. »

Le duc parut frappé de cet avis et se tut, ou du moins murmura seulement des imprécations et des menaces entre ses dents, pendant qu’on faisait la plus stricte recherche de l’imprudent qui était venu troubler son repos ; mais ce fut vainement.

Le duc continua ses perquisitions, irrité d’une audace dépassant ainsi toutes les bornes, et telle que n’en avaient jamais montré les sociétés secrètes qui, quelque terreur qu’elles inspirassent, n’avaient pas encore tenté d’atteindre des souverains. Un fidèle détachement de Bourguignons fut envoyé, la nuit de Noël, surveiller l’endroit indiqué dans la sommation, qui était une place où quatre chemins se rencontraient, et faire prisonniers tous ceux sur lesquels il pourrait mettre la main. Le duc n’en continuait pas moins à imputer l’offense qu’il avait reçue à Albert de Geierstein. Sa tête fut mise à prix, et Campo-Basso, toujours prêt à flatter les caprices de son maître, promit que quelques uns des Italiens, suffisamment expérimentés pour de tels exploits, lui amèneraient le coupable baron, mort ou vif. Colvin, Contay et autres sourirent en secret des promesses de Campo-Basso.

« Tout adroit qu’il est, dit Colvin, il attirera le sauvage vautour du ciel avant de faire tomber Albert Geierstein entre ses mains. »

Arthur, à qui les paroles du duc n’avaient pas causé une médiocre inquiétude relativement à Anne de Geierstein et à son père pour l’amour d’elle, respira plus librement quand il entendit traiter si légèrement ces menaces.

Deux jours après cette alarme, Oxford se sentit le désir d’aller reconnaître le camp de Ferrand de Lorraine, attendu qu’il doutait fort qu’on leur dît l’exacte vérité touchant sa position et sa force. Il obtint le consentement du duc pour ce projet, et Charles, à cette occasion, leur fit présent, à lui et à son fils, de deux nobles coursiers remarquables par leur vigueur et leur vitesse ; qu’il estimait beaucoup lui-même.

Aussitôt que le bon plaisir du duc fut communiqué au comte italien, il témoigna la plus vive joie d’avoir le secours de l’âge et de l’expérience d’Oxford pour aller en reconnaissance, et choisit une centaine de stradiotes d’élite qu’il avait, disait-il, envoyés quelquefois faire l’escarmouche à la barbe même des Suisses. Le comte se montra fort satisfait de la manière active et intelligente avec laquelle ces hommes remplissaient leur devoir, chassaient devant eux et même dispersaient quelques escadrons de la cavalerie de Ferrand. À l’entrée d’un petit vallon assez raide, Campo-Basso communiqua au noble Anglais que, s’ils pouvaient avancer jusqu’à l’extrémité, ils auraient pleine connaissance de la position des ennemis. Deux ou trois stradiotes coururent alors examiner ce défilé, et, revenant bientôt, rendirent compte dans leur propre langue à leur commandant, qui déclara le passage sûr, et invita le comte d’Oxford à le suivre. Ils traversèrent le vallon sans apercevoir un ennemi ; mais, en débouchant dans une plaine, au point marqué par Campo-Basso, Arthur, qui était dans l’avant-garde des stradiotes et séparé de son père, vit en effet le camp du duc Ferrand à une distance d’un demi-mille. Un corps de cavalerie venait d’en sortir, et se dirigeait au galop vers la gorge du vallon qu’il avait lui-même traversée. Il allait tourner bride et s’en retourner au plus vite ; mais, comptant sur la grande agilité de son cheval, il crut pouvoir se hasarder à rester encore un moment pour examiner les lieux avec plus de soin. Les stradiotes qui l’accompagnaient n’attendirent pas ses ordres pour se retirer, mais prirent la fuite, comme c’était réellement leur devoir quand ils étaient attaqués par des forces supérieures.

Cependant Arthur avait observé que le chevalier qui paraissait commander l’escadron ennemi montait un vigoureux cheval qui faisait trembler la terre sous ses pas, portait sur son bouclier l’ours de Berne, et avait d’ailleurs l’apparence et la taille énorme de Rudolphe Donnerhugel. Il en fut persuadé lorsqu’il vit le cavalier ordonner halte à sa troupe et s’avancer seul vers lui, la lance en arrêt et à pas lents, comme pour lui donner le temps de se préparer. Accepter un tel défi dans un pareil moment, c’était dangereux ; mais le refuser eût été déshonorant. Et tandis que le sang d’Arthur bouillait à l’idée de châtier un insolent rival, il ne fut pas fâché au fond du cœur que leur rencontre à cheval lui donnât un avantage sur le Suisse, grâce à sa parfaite connaissance de la pratique des tournois, dans laquelle Rudolphe devait être supposé plus ignorant.

Ils se rencontrèrent, suivant l’expression de l’époque, en hommes sous le bouclier. La lance du Suisse effleura le casque de l’Anglais contre qui elle était dirigée, tandis que la pique d’Arthur, poussée au milieu du corps de son adversaire, fut si bien ajustée et si heureusement secondée par la force avec laquelle il se précipitait, qu’elle perça non seulement le bouclier suspendu au cou du malheureux guerrier, mais encore une cuirasse et une cotte de mailles qu’il portait dessous. Traversant tout le corps sans obstacle, la pointe d’acier de l’arme ne fut arrêtée que par l’armure qui recouvrait le dos de l’infortuné Rudolphe, lequel tomba la tête la première de son cheval, comme frappé par la foudre, roula deux ou trois fois sur la poussière, déchira la terre avec ses mains, et rendit le dernier soupir.

Un cri de rage et de douleur s’éleva parmi les hommes d’armes dont Rudolphe venait de quitter les rangs, et plusieurs inclinèrent leurs lances pour courir le venger ; mais Ferrand de Lorraine, qui était présent en personne, leur ordonna de faire prisonnier, mais de ne blesser aucunement le champion vainqueur. Cet ordre fut exécuté, car Arthur n’eut pas le temps de tourner bride pour fuir, et la résistance aurait été folle.

Lorsqu’il fut amené devant le duc de Lorraine, il leva sa visière et dit : « Est-il bien, monseigneur, de retenir captif un brave chevalier pour avoir fait son devoir en acceptant le défi d’un ennemi personnel ? — Ne vous plaignez pas, sir Arthur d’Oxford, répondit Ferrand, avant d’avoir souffert une injustice… vous êtes libre, sire chevalier. Vous fûtes, votre père et vous, fidèles à ma royale tante Marguerite, et quoiqu’elle fût mon ennemie, je rends justice à votre fidélité envers elle ; et par respect pour sa mémoire, elle qui fut déshéritée comme je le suis, non moins que pour plaire à mon aïeul qui, je crois, vous honore de son estime, je vous donne la liberté. Mais je dois aussi veiller à votre salut pendant que vous retournerez au camp de Bonrgogne. Sur ce versant-ci de la montagne nous sommes tous gens loyaux et francs ; sur l’autre ils sont traîtres et meurtriers… Vous, sire comte, vous verrez, je crois, avec plaisir notre captif hors de péril. »

Le chevalier à qui Ferrand s’adressait, homme grand et robuste, s’avança pour accompagner Arthur, tandis que celui-ci exprimait au jeune duc de Lorraine les sentiments que lui inspirait sa conduite chevaleresque. « Adieu, sir Arthur de Vere, dit Ferrand. Vous avez mis à mort un noble champion, un ami qui m’était fort utile et très fidèle ; mais vous avez agi noblement et au grand jour, à armes égales, sur le front des lignes : que la faute en retombe sur celui qui le premier a cherché querelle à l’autre ! » Arthur s’inclina sur sa selle ; Ferrand rendit le salut, et ils se séparèrent.

Arthur et son nouveau compagnon commençaient à gravir l’éminence quand l’étranger parla ainsi :

« Nous avons été déjà camarades de voyage, jeune homme ; cependant vous ne me reconnaissez pas. »

Arthur tourna les yeux sur le cavalier, et remarquant que le cimier qui ornait son casque présentait l’image d’un vautour, d’étranges soupçons s’emparèrent de son esprit, qui furent confirmés lorsque le cavalier, levant sa visière, lui montra les traits sombres et sévères du prêtre de Saint-Paul.

« Le comte Albert de Geierstein ! s’écria Arthur. — Lui-même, quoique vous l’ayez vu sous un autre costume et avec une autre coiffure. Mais la tyrannie force tout le monde à porter les armes, et j’ai repris, avec permission et par ordre de mes supérieurs, celles que j’avais mises de côté. Une guerre contre la cruauté et l’oppression est aussi sainte que celle de Palestine, où des prêtres endossent l’armure. — Monseigneur comte, » dit Arthur avec chaleur, « je ne puis trop tôt vous supplier de rejoindre l’escadron de sire Ferrand de Lorraine. Ici vous êtes exposé à un péril auquel ni force ni courage ne peuvent vous soustraire. Le duc a mis votre tête à prix, et toute la contrée d’ici à Nanci est couverte de stradiotes et de cavalerie légère italienne. — Je me moque d’eux. Je n’ai pas vécu si long-temps dans un monde de tempêtes, parmi les intrigues de la guerre et de la politique, pour tomber sous les coups de soldats aussi vils qu’eux. D’ailleurs je suis avec vous, et j’ai vu tout à l’heure que vous saviez vous comporter noblement. — Pour votre défense, monseigneur, » répliqua Arthur qui ne voyait plus dans son compagnon que le père d’Anne de Geierstein, « j’essayerais de faire de mon mieux. — Quoi ! jeune homme, » repartit le comte en ricanant d’un air sombre, sourire particulier à sa physionomie, « défendriez-vous donc l’ennemi du maître sous la bannière de qui vous servez, contre les soldats à sa solde ? »

Arthur fut un peu déconcerté du tour ainsi donné à son offre gratuite d’assistance, pour laquelle il s’était au moins attendu à des remercîments ; mais il se remit aussitôt et répliqua : « Monseigneur comte Albert, il vous a plu de vous mettre en péril pour me protéger contre les gens de votre parti… je suis également tenu à vous défendre contre ceux du mien. — C’est heureusement répondu, dit le comte… Je crois cependant qu’il existe un petit partisan aveugle dont parlent les troubadours et les ménestrels, à l’instigation de qui je pourrais, en cas de besoin, devoir le grand zèle de mon protecteur. »

Il ne laissa point à Arthur, qui était passablement embarrassé, le temps de répondre, mais continua : « Écoutez-moi, jeune homme… votre lance a fait aujourd’hui une action funeste à la Suisse, à Berne et au duc Ferrand, en tuant leur plus brave champion. Mais, pour moi, la mort de Rudolphe Donnerhugel est un événement agréable. Sachez qu’à mesure que ses services devenaient plus indispensables, il devenait aussi plus importun à solliciter le duc Ferrand pour qu’il m’engageât à lui donner la main de ma fille ; et le duc lui-même, fils d’une princesse, ne rougissait pas de me demander que j’accordasse le dernier rejeton de ma famille, car les enfants de mon frère sont des métis dégénérés, à un présomptueux jeune homme dont l’oncle était domestique dans la maison du père de ma femme, quoiqu’il se vantât de quelque parenté dont la source était illégitime, je crois, mais dont Rudolphe ne manquait pas de se glorifier, attendu qu’elle favorisait ses vues. — Assurément une union où l’une des parties était si inférieure pour la naissance et beaucoup plus sous tous les autres rapports, était trop monstrueuse pour qu’on y consentît. — Tant que j’aurais vécu, jamais une pareille alliance ne se serait formée, il m’aurait fallu immoler de ma propre main et l’amant et l’amante, pour préserver d’une tache l’honneur de ma maison. Mais quant à moi… moi dont les jours… dont les heures même sont comptées, quand je ne serai plus, qui pourrait empêcher un hardi prétendant, soutenu par la faveur du duc Ferrand, par l’approbation générale de son pays, et peut-être par la malheureuse prévention de mon frère Arnold, d’atteindre son but en dépit de la résistance et des scrupules d’une pauvre fille seule en ce monde ? — Rudolphe est mort, dit Arthur, et puisse le Ciel lui pardonner ses crimes ! mais s’il était vivant, et recherchait les affections d’Anne de Geierstein, il verrait qu’il y a encore un combat à livrer… — Combat qui a été déjà décidé, répondit le comte Albert. Maintenant, faites bien attention, Arthur de Vere : ma fille m’a parlé de ce qui s’est passé entre vous et elle ! vos sentiments et votre conduite sont dignes de la noble maison dont vous descendez, qui, je ne l’ignore pas, tient rang parmi les plus illustres de l’Europe. Vous êtes, il est vrai, déshérité, mais Anne de Geierstein l’est aussi, sauf telle partie des domaines de son père que son oncle peut lui accorder. S’il vous plaît de la partager avec elle jusqu’à des jours meilleurs, en supposant toujours que votre noble père y donne son consentement, car ma fille n’entrera dans aucune famille contre le gré de son chef ; ma chère enfant sait qu’elle a d’avance mon assentiment et ma bénédiction. Mon frère sera aussi informé de ma résolution, et il approuvera mon dessein, car quoique mort aux pensées d’honneur, de chevalerie, il vit encore pour les sentiments sociaux ; il aime sa nièce, il a de l’amitié pour vous et votre père. Qu’en dites-vous jeune homme ? consentez-vous à prendre une comtesse sans fortune pour vous aider dans le voyage de la vie ? Je crois… je prédis même, car je suis tellement sur le bord de la tombe qu’il me semble que je puis voir au delà, qu’il viendra un jour, long-temps après que j’aurai fini ma vie incertaine et orageuse, où un éclat nouveau brillera sur les couronnes des comtes de Vere et des Geierstein. »

De Vere se précipita à bas de son cheval, saisit la main du comte Albert, et allait se répandre en remercîments ; mais le comte insista pour qu’il se tût.

« Nous allons nous quitter, dit-il ; le temps est court… l’endroit est dangereux. Vous m’êtes à moi, personnellement parlant, moins que rien. Si un seul des nombreux projets d’ambition que j’ai poursuivis m’avait conduit à un succès, le fils d’un comte banni n’eût pas été le gendre que j’aurais choisi. Levez-vous et remontez à cheval… les remercîments sont désagréables quand ils ne sont pas mérités. »

Arthur se releva, et, montant à cheval, il tâcha de faire comprendre au comte tout son ravissement sous une forme qui lui fût moins indifférente. Il s’efforça de peindre combien son amour pour Anne et sa sollicitude pour la rendre heureuse prouveraient sa reconnaissance pour le père de son épouse ; et observant que le comte écoutait avec un certain plaisir le tableau qu’il traçait de leur vie future, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Et vous… monseigneur… vous qui aurez été l’auteur de toute ma félicité, n’en serez-vous pas témoin, ne la partagerez-vous pas ? Croyez-moi, nous parviendrons à adoucir les rudes coups dont la fortune vous a frappé, et si un rayon de lumière meilleure brille sur nous, il nous sera d’autant plus précieux si vous pouvez en jouir aussi. — Bannissez ce fol espoir, répliqua le comte Albert de Geierstein. Je sais que ma dernière heure approche… Écoutez et tremblez : le duc de Bourgogne est condamné à mort ; les juges invisibles qui rendent en secret leur sentence et l’exécutent en secret ont remis la corde et le poignard entre mes mains. — Oh ! jetez loin de vous ces infâmes symboles ! » s’écria Arthur avec enthousiasme ; « qu’ils prennent des bouchers et des assassins ordinaires pour remplir un pareil office, et ne déshonorez pas le noble comte de Geierstein. — Silence, jeune insensé, répliqua le comte. Le serment qui me lie est plus haut que les nuages du ciel, plus profondément enraciné que ces montagnes que nous voyons là-bas. Ne pensez pas non plus que mon action soit celle d’un assassin, quoique je puisse me prévaloir du propre exemple du duc. Je n’envoie pas des mercenaires, comme le sont ces infâmes stradiotes, chercher à lui ôter la vie, sans exposer la mienne. Je ne donne pas à sa fille… innocente de ses crimes… le choix entre un mariage déshonorant et une honteuse retraite hors du monde. Non, Arthur de Vere, je cherche Charles avec la détermination d’un homme qui, pour arracher la vie à son adversaire, s’expose à une mort certaine. — Je vous en supplie, ne parlons plus sur ce sujet, » dit Arthur avec instance, « songez que je sers actuellement le prince que vous menacez… — Et que vous êtes tenu, interrompit le comte, à lui rapporter ce que je vous dis. Je désire que vous le lui rapportiez ; et quoiqu’il ait déjà négligé une sommation du tribunal, je m’estime heureux d’avoir cette occasion de lui envoyer un défi personnel. Dites à Charles de Bourgogne qu’il a injurié Albert de Geierstein. L’homme blessé dans son honneur n’attache plus aucun prix à la vie, et le mépris qu’il en fait lui assure celle de son ennemi. Conseillez-lui de bien se garder de moi, puisque, s’il voit deux soleils de la nouvelle année s’élever au dessus de ces Alpes lointaines, Albert de Geierstein sera parjure… Et maintenant pars, car j’aperçois un détachement qui s’avance sous la bannière de Bourgogne. Il garantira ta sûreté, mais si je demeurais plus long-temps, la mienne se trouverait en péril. »

En parlant ainsi, le comte de Geierstein tourna bride et s’en retourna au galop.



  1. Guantes, mot employé par les Espagnols, comme les Français disent étrennes, et les Anglais handsell ou luckpenny, termes dont se servent les inférieurs envers leurs patrons pour leur annoncer de bonnes nouvelles. Handsell, veut dire étrenne, et luckpenny, sou de bonheur. a. m.