Anthélia Mélincourt/Arrivée de femmes à la mode

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Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 14-28).


ARRIVÉE DE FEMMES À LA MODE.


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Ce fut à la fin d’un beau jour d’automne, que l’élégante voiture de voyage de mistriss Pinmoney, femme à jamais célèbre dans les annales des mariages, tourna l’angle de l’étroit sentier qui conduisait au château de Mélincourt. Cette dame était accompagnée de sa fille unique, miss Danaretta Contantina, dont le nom était le diminutif des mots italiens danaro contanto, ce qu’on peut traduire par deniers comptans. Elle connaissait toutes les ruses du beau monde, et les manières de faire réussir les mariages ; commerce, que notre génération, libérale et généreuse, proclame le plus lucratif de tous.

La majesté des antiques créneaux du château de Mélincourt, qu’embrassait le lierre ; ces tours qui paraissaient défier encore les siéges, surprirent la plus âgée des dames et lui plurent beaucoup ; sa fille ne s’étonnait plus de rien : elle avait lu une grande quantité de romans, par mode et non par goût, distinction importante à faire : elle pensait avoir acquis par-là, le droit de se montrer sentimentale en paroles, sans se croire obligée de l’être en actions. Elle pouvait ainsi afficher les affections les plus héroïques, sans devenir victime de son feint enthousiasme, sans risquer d’éprouver un sentiment délicat, ou d’entrer dans quelque chemin de générosité pratique.

La jeune miss était la vraie copie de sa mère quoiqu’elles différassent quelquefois légèrement dans l’expression de leurs sentimens. Ainsi, par exemple, si quelques-uns de leurs meilleurs amis, faisaient des pertes, ou étaient ruinés par leur inconduite ; la vieille dame se montrait sévère pour leurs imprudences ; tandis que la jeune s’exprimait très-pathétiquement sur leurs malheurs. Mais conserver quelques liaisons avec eux, ou leur rendre les services qu’aurait commandé l’amitié dans ces circonstances, furent des choses dont on n’accusa jamais, ni l’une ni l’autre de ces dames ; cette conduite eut été trop peu à la mode. L’objet principal de mistriss Pinmoney, était de rencontrer un riche époux pour sa fille ; en cela les vues de miss Danaretta s’accordaient parfaitement avec celles de sa mère ; quoique dans ses conversations spéculatives sur le mariage, elle parla comme toutes les jeunes dames doivent le faire, et énuméra exactement les qualités que devait posséder l’homme qu’elle épouserait. Il était cependant bien connu qu’elle n’exigerait, non plus que sa mère, d’autre titre, si quelqu’un se présentait comme soupirant, que le certificat qui constaterait en bonne forme, certificat signé, par lady Threadmodle-Street, que le gentilhomme qui s’offrait jouissait du droit de chasser sur ses propres terres.

Tel était l’aimable mélange de sagesse mondaine et d’affectation romanesque qui se préparait à envahir le château de l’enthousiaste Anthélia.

— Quelle étrange solitude, dit mistriss Pinmoney, ceci ne ressemble nullement à la demeure d’une jeune héritière. Je suis effrayée ! Ces coquins de postillons ont peut-être le projet de nous livrer à une bande de voleurs ?

— Bandits, voulez-vous dire maman ; voleur est un nom odieux !

— C’est la réalité qui en serait odieuse ; laissons le mot pour ce qu’il vaut ; un fripon est toujours un fripon, quelque nom que vous lui donniez.

— Oh ! certainement, non, répondit miss Danaretta, un misérable sans ressource et sans amis est bien plus fripon que le voleur public que ses marchés ont enrichi ; l’expérience le démontre tous les jours, par la différence que le monde fait de l’un et de l’autre.

— Cela est vrai, comme l’observe fort bien notre révérend ami, le docteur Boski, celui qui maintiendrait le contraire, sanctionnerait un principe entièrement subversif de l’ordre social et des privilèges des gens du bon ton.

La voiture roulait alors sur le pont qui joignait le château aux rocs du voisinage. Le son de la cloche avertit le vieux portier, qui fit tourner la porte sur ses gonds avec une gravité convenable. La voiture entra dans une grande cour, d’une architecture plus récente que l’extérieur du château bâti dans un style qui tenait un heureux milieu entre les temps féodaux, vulgairement appelés barbares, et le dix-neuvième siècle, communément nommé l’âge de lumières ; ce qui n’est pas vrai au dire de bien des gens.

La porte intérieure fut ouverte à son tour par un autre valet également avancé en âge ; avec l’imperturbable décorum et les formalités de la vieille école, il conduisit les dames à travers une élégante colonnade, jusqu’à la bibliothéque, qu’on ne peut décrire qu’en disant que l’appartement était gothique et les meubles grecs.

Les fenêtres, dont les glaces ne paraissaient pas avoir été lavées depuis longtemps, s’ouvraient en partie sur un bois qui invitait à la méditation. Il paraissait, en empêchant la vue de s’étendre trop loin, ajouter à la tranquillité et au repos de l’appartement… Ce bois était presqu’entièrement composé d’arbres toujours verts. Les fleurs flétries de quelques arbrisseaux, déjà dépouillés de leur parure, relevaient encore l’éternelle verdure des cèdres et des pins.

Le vieux domestique sortit pour aller prévenir sa maîtresse. Les deux dames s’étendirent sur un sopha, où elles cherchèrent à prendre des attitudes gracieuses ; elles furent promptement rejointes par Anthélia qui leur fit les honneurs du château, avec une politesse parfaite.

La toilette, le dîner, où furent racontées les nouvelles les plus fraîches et les plus à la mode, genre de discours que les faiseurs de visites pensent être agréable par-dessus tout aux solitaires perdus dans les montagnes, remplirent une partie de la soirée. Quand les dames revinrent de la salle à manger dans la bibliothèque, les fenêtres en étaient fermées, le feu allumé. Les urnes à thé et à café, placées sur la table, laissaient échapper des colonnes de fumée ; vieille mode, assurément assez ridicule, pour qu’une apologie en forme soit due aux lecteurs qui préfèrent que le thé et le café soient apportés presque froids, par un maître d’hôtel, dans de petites tasses et offertes à la ronde aux convives, lorsqu’ils sont à la glace. Malgré cette étrange inconvenance, le thé aurait paru bon à Johnson, et le café aurait satisfait Voltaire.

— Il faut le confesser, ma chère, dit mistriss Pinmoney, votre genre de vie serait assez agréable, si vous n’étiez condamnée à la solitude la plus complète.

— J’ai ici la meilleure compagnie, répondit Anthélia en souriant et en portant les yeux sur les tablettes de la bibliothéque.

— Cela est vrai, les livres sont une bonne chose ; mais on ne peut passer qu’une heure ou deux avec eux. Une trop longue étude fatigue. Si je vivais une semaine comme vous avez vécu une année, j’en mourrais d’ennui.

— Pour moi, maman, je trouve qu’il y a quelque chose de romanesque dans l’existence d’Anthélia, et j’avoue que je voudrais pouvoir, comme elle, chercher sans être vue, à voir au travers le lierre qui couvre les créneaux, un preux chevalier exerçant son éloquence pour déterminer un inflexible portier à lui ouvrir les portes du château qui renferme et dérobe à ses empressemens, la belle pour laquelle il brûle depuis sept ans.

— Grand Dieu ! que dites-vous ; que le ciel vous préserve d’un amant aussi ridicule. Sept ans ! en vérité, il n’a pas fallu autant de semaines pour que M. Pinmoney et moi fussions à jamais liés.

— J’aurai cru qu’un si court espace de temps était à peine suffisant pour acquérir des notions saines, sur les goûts, les sentimens et le caractère de celui que l’on associe à ses destinées. Cette connaissance est l’une des meilleures bases d’un heureux mariage.

— Goût, sentimens, caractère ; quoi, mon amour, vous croyez-vous réellement dans l’âge de la chevalerie, quand ces mots avaient des significations positives. On est plus facile aujourd’hui ; le goût dépend de la mode ; il y a toujours un goût dominant parmi les gens du bon ton ; il existe un goût pour conduire un cheval, un goût pour jouer la comédie, un goût pour les lectures philosophiques, un goût pour le merveilleux, un goût pour le simple, un goût pour le brillant, un goût pour le sombre, un goût pour le tendre, un goût pour le sévère, un goût pour les voleurs, un goût pour l’esprit, un goût pour les danseurs français et les chanteurs italiens, un goût pour les moustaches et les tragédies allemandes, un goût pour jouir de la campagne au mois de novembre et de la ville à la canicule ; un goût pour la chaussure, enfin, un goût pour les peintures pittoresques. Aucun gentilhomme ne serait assez téméraire pour avoir un goût à lui, ou afficher celui de l’hiver précédent. Feu M. Pinmoney était connu pour avoir le dernier goût, il l’adoptait toujours ainsi que l’habit le plus nouveau ; aussi était-il la fleur et le miroir des hommes à la mode.

— Je suis effrayée d’être une créature si loin de la mode, car je n’ai aucun des goûts que vous avez énumérés.

— Seriez-vous assez obstinée pour ne pas reconnaître l’influence de la mode ? Dieu vous préserve de ce malheur. Passons maintenant aux sentimens : vous saurez, ma chère, que la mode ne s’en occupe pas ; ils sont incommodes et contrarient presque toujours nos intérêts, et c’est pour cela seul, qu’ils sont nos ennemis. On ne s’informe donc pas s’il y a sympathie de sentimens ; quant au caractère, celui d’un gentilhomme doit être de surveiller son banquier, ses agents et son maître d’hôtel ; d’avoir un bel équipage, un hôtel en ville et un élégant pied-à-terre à la campagne ; s’il peut donner des dîners et des routs, mettre, enfin, à la tête d’une bonne maison l’objet de son choix ; que pouvez-vous désirer de connaître de plus du caractère d’un époux.

— Je serai plus exigeante ; je voudrais savoir s’il est libre dans ses pensées, vrai dans ses paroles, généreux dans ses actions, ardent en amitié, enthousiaste en amour, désintéressé dans l’un et l’autre de ces cas. S’il est prompt à concevoir et ardent à suivre des projets de bienfaisance ; s’il se déclare le protecteur du faible ; s’il s’oppose à l’oppression ; s’il n’est pas énervé par le luxe, corrompu par l’avarice, intimidé par la tyrannie ou dominé par la superstition ; s’il est plus pressé de répandre que d’amasser des richesses ; d’accroître la liberté que de s’attribuer du pouvoir ; s’il est enfin, plus subjugué par les vertus de l’âme, qu’ébloui par le prestige de la beauté.

— Espérez-vous, réellement, trouver un tel chevalier ? L’âge de la chevalerie est passé.

— Je le crains ; mais son esprit lui a survécu. Le désintéressement, la bienfaisance, fondement de tout ce qui est réellement admirable, dans la chevalerie, ne périront jamais faute de cœurs qui céderont à leur influence, et seront disposés à combattre pour les soutenir. Il n’est pas nécessaire, pour cela, d’être devant un château enchanté, ou de chercher des aventures au sommet des montagnes, au fond des forêts ; toutes les scènes de la vie offrent des développemens à la générosité ; des combats inconnus n’en sont pas moins utiles dans leurs résultats. Je crois qu’il est aussi possible de trouver un vrai chevalier vêtu de brun au dix-neuvième siècle, qu’il était facile de les rencontrer couverts d’armes brillantes, sous le règne du grand Arthus.

— Bien ! bien, ma chère, quand vous aurez un peu plus vu le monde, vous laisserez-là tous vos rêves, et j’espère que vous direz avec moi, qu’il n’est pas dans toute la sphère de la mode, un homme plus élégant, plus spirituel, plus intéressant et plus généreux que mon neveu, sir Télégraph-Paxaret ; que le hasard amène dans cette province et qui, si vous ne le lui défendez positivement, se rendra ici pour m’y prendre.

Ces mots annonçaient clairement, que mistriss Pinmoney, attendait la visite de son neveu pendant son séjour à Mélincourt ; ils donnaient la clef de son déplacement.

Anthélia, suffisamment éclairée par cette conversation, prit une résolution que l’on connaîtra dans le chapitre suivant.