Anthélia Mélincourt/L’Amour et la Pauvreté

La bibliothèque libre.
Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 126-132).


L’AMOUR ET LA PAUVRETÉ.


Séparateur


Nous allons bientôt, dit sir Fax, comme ils continuaient leur voyage, passer près d’une cabane dont j’ai connu, il y a deux ans, les malheureux habitans. La vue de l’intérieur et de l’extérieur de cette chaumière, exposée dans toutes les places publiques du royaume, avec un léger commentaire serait, par la terreur qu’elle inspirerait, la meilleure dissertation en faveur de mon système de population ; ce tableau aurait l’avantage de mettre sous les yeux de la génération qui s’élève les conséquences déplorables, de ces mariages imprudens, et les résultats nécessaires de ces passions romanesques, qui ne comptent pour rien, la seule chose qui peut rendre le mariage supportable, je veux dire l’argent. Cela est, cela doit être ainsi ; la constitution de la société le demande impérieusement ; le monde réel n’est pas le monde imaginaire ; quand un amant épouse des lèvres de corail, des dents de perles, des yeux d’azur, il doit savoir que ce n’est pas le tout, et qu’aucun fournisseur ne s’engagera sur ces trésors.

Je soutiens, au contraire, avec l’Émile de Rousseau, que dussent s’amasser toutes les calamités possibles sur deux cœurs tendres et unis, ils se trouveront plus heureux en souffrant ensemble que s’ils possédaient toutes les richesses en devant vivre séparés.

— La désunion des cœurs est un mal d’une autre espèce ; il n’est rien en comparaison des maux que je désirerais détruire ; que deux riches époux joints par des nœuds indissolubles et se haïssant cordialement, soyent malheureux, cela est certain ; mais que deux pauvres que l’amour ou d’autres motifs ont conjoints, habitant dans un taudis, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, soyent dans une situation infiniment plus malheureuse ; c’est ce que je pense, c’est ce qu’on ne peut nier. La peinture que vous vous faites d’une cabane, vous offre un couple brillant de santé et de jeunesse, vêtu d’habits propres, quoique grossiers ; vous croyez voir des meubles de bois simples, quoique bruts ; mais osez entrer dans l’enceinte des habitations du pauvre, vous y trouverez toujours les maux qui marchent à la suite de l’infortune, les passions, la faim, le mépris, l’abandon, une demi-douzaine de malheureux enfans, dont les seuls habits sont, peut-être, taillés dans les restes d’une couverture, des dettes ; les officiers de justice en perspective, et un long séjour dans les murs humides et malsains d’une prison.

— Vos tableaux sont exagérés !

— Je vous ai entendu déclamer fortement contre ceux qui soutiennent que les malheureux doivent avoir été imprudens.

— Assurément, cette assertion fournit une excuse, aux cœurs froids ; dire que la misère est le fruit de l’imprudence, c’est bannir l’humanité du monde ; la bonne et la mauvaise fortune dépendent de beaucoup de circonstances imprévues. La prudence et l’industrie n’assurent pas toujours le succès, et le résultat des actions les plus folles, peut quelquefois nous être favorable.

— Persuader au riche que tous les malheurs viennent de l’imprudence, serait un grand mal ; mais ce serait un plus grand tort que de laisser croire au pauvre, que la folie peut avoir un aussi heureux résultat que la prudence ; car ce qui est vrai dans une circonstance, est faux dans mille autres. Ce n’est pas assez que de posséder de l’industrie et des talens, il faut être placé de manière à pouvoir les développer ; une population trop considérable, doit nécessairement avoir des membres qui souffrent ; même parmi les individus les plus industrieux, la misère les accable quelquefois, malgré tous leurs efforts pour l’éviter. On ne devrait donc permettre de se marier qu’à ceux qui pourraient prouver qu’ils ont de quoi vivre.

— Il me semble injuste que tous les biens de la terre soient destinés au riche ; si vous bannissez l’amour de la cabane du pauvre, que lui resterait-il ? Il n’a ni plaisirs, ni amis, nuls moyens d’exercer sa bienfaisance, rien qui puisse remplir le vide de son cœur. La société dans la pauvreté, vaut mieux que la richesse dans l’isolement ; mais la pauvreté et la solitude sont plus que n’en peut supporter l’homme.

— Voici, si je me le rappelle, la chaumière dont je vous ai parlé. L’habitation que sir Fax désignait, tombait en ruines et ne paraissait plus habitée ; son toit était abattu ; son jardin sans haie et sans culture. Que peuvent être devenus ses malheureux habitans, s’écria sir Fax ?

— Quels sont ceux que vous, regrettez ?

— Des infortunés pour qui la nature avait beaucoup fait et la fortune rien ; j’entrai dans leur chaumière pendant un orage ; j’y vis le tableau que vous croyez imaginaire, et la réalité en était peut-être plus affreuse encore. C’était la misère au dernier degré. Un observateur passant auprès d’eux les eût jugés de la classe la plus abjecte ; mais leur physionomie indiquait mieux. Je fus long-temps sans pouvoir leur arracher un seul mot, et quand j’y parvins, je fus étourdi de découvrir dans une situation si pénible, dans cette demeure ruinée, des êtres riches des sentimens les plus généreux, et doués de l’esprit le mieux cultivé. Ils redoutaient le monde, qu’ils ne connaissaient pas. Ce ne fut que peu à peu que j’obtins leur confiance. Le mari me raconta leur histoire, que je vais vous redire, dans ses propres mots, si je le puis.