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Anthélia Mélincourt/Le Barouche

La bibliothèque libre.
Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 26-35).


LE BAROUCHE.


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Le lendemain de l’élection, sir Oran et sa société, prirent congé de l’écuyer Sarcastic, après que sir Forester lui eut fait promettre de se trouver à la fête qu’il devait donner à la société ennemie du sucre. Le barouche, décoré de rubans, traversa la cité de Novote, aux acclamations de la multitude ; ceux que sir Oran avait le mieux rossés, ne furent pas les derniers à faire éclater leur enthousiasme. Le mystère de cette conduite peut être expliqué par la forte distribution de bière qui avait eu lieu pendant la nuit, pour effacer le souvenir de l’imprudence du nouvel-élu.

L’automne touchait à sa fin ; mais les jours étaient encore beaux et le soleil serein. Sir Télégraph demanda à son ami Forester, s’il ne trouvait pas que leur manière de voyager était très-agréable ?

— Je n’ai jamais eu l’idée de le nier, répondit celui-ci.

— Votre question eut, peut-être, dû se borner à savoir si on peut se la permettre avec justice, dit sir Fax.

— Assurément, tout homme a le droit d’employer, comme il lui plaît, sa fortune.

— Un droit légal, sans doute ; mais pour un droit moral, non ; la possession du pouvoir, ne justifie pas celui qui en abuse ; la quantité d’argent, de denrées, et le nombre des animaux qui les consument, forment un triangle équilatéral dont les proportions sont toujours lès mêmes, malgré les variations du temps et des circonstances. Maintenant il faut considérer que chacun des chevaux que vous entretenez pour voire plaisir, dévore la part de deux hommes.

— Réellement, Forester, vous êtes un singulier personnage, et je, suis tout étonné, en vous écoutant, de ne pas vous voir un habit de prédicateur. Où diable avez-vous pêché ce que vous débitez-là ? ce n’est sûrement pas au collège.

Sir Fax prit la parole, l’espèce de luxe la plus pernicieuse, est celle qui applique les fruits de la terre à une autre destination qu’à la nourriture de l’homme ; toute espèce de luxe est fatale, par sa tendance à énerver un petit nombre et en assujettir un très-grand ; mais le luxe qui, en addition de ces maux, ajoute celui de détourner les fruits de la terre de leur véritable destination, doit être marqué d’une réprobation plus forte. Si dans la société humaine, un individu meurt de besoin, tandis qu’un autre consume au-delà de ce qui lui est utile, ce dernier ne doit-il pas être regardé comme coupable de la mort du premier ?

— Assurément, vous ne pensez pas ce que vous dites-là, s’écria Télégraph.

— Je le pense vraiment ; que diriez-vous d’une famille de quatre personnes, dont deux ne se contenteraient pas de consommer leurs provisions journalières ; mais qui, abusant de leur force physique, voudraient consommer la portion des autres, ou la gaspiller ?

— Je trouverai qu’ils agissent d’une manière abominable.

— Qu’est-ce que la société ? Une grande famille. Qu’appelle-t-on devoirs moraux ? Une conduite qui tend à procurer le plus de bonheur possible à chacun de ses membres ; ce devoir n’est-il pas ouvertement violé par celui qui s’approprie la substance nécessaire à douze personnes ; tandis que dans son voisinage, peut-être, elles meurent de faim ? J’ai vu un tel homme entrer tête levée à l’église, et écouter de sang-froid un sermon dont le texte était : faites aux autres ce que vous voudriez qu’il vous fût fait.

— Bien, dit Forester, vous n’avez pas oublié le texte des sermons que nous avons entendus au collège.

— Supposons, reprit sir Fax, que dix mille arpens de terre, nourrissent dix mille personnes pendant un temps déterminé ; si le nombre des arpens se réduit à cinq mille, ou si le nombre des individus est doublé, les conséquences nécessaires de cette diminution, seront une détresse générale.

— Et si quelques-uns, ajouta Forester, si beaucoup meurent de besoin, leur mort ne doit-elle pas être attribuée à ceux qui ont pris le double de la nourriture qui leur était nécessaire. Cette conduite ne doit-elle pas être considérée, sans hésiter, comme la plus odieuse de toutes.

— Il faut pourtant nous garder de la chimère de la loi agraire, des doctrines révolutionnaires, de l’égalité des richesses, toujours impraticable.

— Je n’aime pas les révolutions, répliqua Forester, je ne suis pas avocat des changemens arbitraires de la société, et je ne blâme pas la manière dont la propriété est distribuée ; mais je veux que le riche sache qu’il est seulement l’économe du pauvre, et non un vil égoïste. Il doit être simple dans ses habits, encourager les arts utiles, et surtout favoriser l’indépendance de ses semblables, pour être digne de sa fortune.

— D’après cela, toute espèce de luxe, ou dans les demeures, ou dans les habits, serait bannie, demanda sir Fax ? vous avez tort, car le luxe favorise l’industrie.

— C’est une fiche de consolation pour moi, dit Télégraph, j’avais peur que vous n’eussiez fini par me convaincre que j’étais le plus grand coquin de l’Angleterre. Sérieusement, Forester, pensez-vous que ce soit un tort d’avoir des chevaux de luxe.

— J’en suis si persuadé que je n’en ai point moi-même.

— Convenez pourtant que les miens sont quatre beaux animaux, et que vous seriez fâché s’ils n’existaient pas, ou s’ils n’avaient pas un genre de vie heureux.

— Pour pouvoir répondre à votre question, il faudrait comparer le cheval sauvage dans les déserts qui l’ont vu naître, plein de feu, de santé et d’énergie, il faudrait le comparer avec ces malheureux et inutiles animaux qui passent leur vie renfermés dans l’étable, qui n’ont jamais un moment de liberté, qui toujours sont soumis aux caprices de leurs tyrans ; nous pourrions alors décider si la vie du cheval civilisé est préférable à l’indépendance du cheval sauvage.

— Tous les chevaux ne sont pas également heureux, j’en conviens, mais les chevaux de luxe ?

— Le mal est quelquefois plus grand pour eux, répliqua Forester. Les chevaux s’usent, et que deviennent-ils sur leur retour ?

— Sur ma parole, vous voudriez me priver de mon barouche ; mais que deviendrai-je, et à quoi pourrais-je désormais employer mon temps ?

— À lire d’anciens livres, véritables sources de jouissances et d’instructions.

— Lire d’anciens livres ! la chose peut être agréable pour quelques personnes ; mais vous oubliez que j’ai été à l’académie, que j’ai fini mon éducation et que pour compagnon de voyage, j’ai le vieux Pindare.

— Pindare a écrit des odes sur la manière de conduire un char, comme Anacréon en a fait sur les plaisirs de la table ; mais l’un ne peut pas plus être cité pour la moralité des coups de fouets, que le second pour la tempérance. Certes, il ne peut y avoir de comparaison entre nos cochers, petits-maîtres, et les courses olympiques. Bien, Forester, je me rappellerai des sujets contre lesquels je vous ai entendu déclamer, et je vous promets que quand nos évêques imiteront la tempérance et l’humilité des premiers apôtres ; quand les hommes en place seront conduits par les principes qu’ils professaient avant leur élévation ; que les électeurs ne vendront plus leurs suffrages ; que les universités ne seront pas d’un siècle en arrière des connaissances des gens véritablement savans ; que les jeunes dames diront ce qu’elles pensent ; qu’enfin, les ennemis de l’esclavage se priveront de sucre pour contribuer de tout leur pouvoir à anéantir le commerce des noirs ; alors, moi aussi, je renoncerai à mon barouche.