Anthélia Mélincourt/Le Conseil de guerre

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Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 16-25).


LE CONSEIL DE GUERRE.


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Le lecteur compâtissant, est peut-être en peine pour lord Anophel et son révérend tuteur ; car c’étaient eux que nous avons laissés perchés sur le sommet du rocher, où sir Oran les avait placés. Ils se regardaient, l’un, l’autre, avec étonnement ; ils sentirent, par degré, revenir leur connaissance ; ils purent, enfin, tenir conseil sur la manière de descendre du point élevé où ils étaient arrivés contre leur gré ; descente qui paraissait offrir des difficultés et des dangers. Lord Anophel connaissait, pour la première fois de sa vie, les salutaires effets de la discipline manuelle ; il brûlait de se venger de cet outrage ; pendant que le révérend qui, dès son jeune âge, avait été durement et souvent fustigé, (pratique qui sert merveilleusement à inculquer la science) souffrait cette correction avec beaucoup d’humilité.

— C’est votre faute, Grovelgrub, dit sa seigneurie, en se frottant les épaules, et la punition tombe sur moi.

— Mylord, mon intention était bonne, quoique les résultats en soient fâcheux, la course n’est pas toujours aussi difficile, ni la bataille aussi pénible.

— Oui, mais la perte de la bataille dans cette occasion, a été bien douloureuse ; il m’en souviendra long-temps ; quoique nous ayons commencé à nous enfuir dès les premières approches du danger, et que ce ne soit pas notre faute, si notre course n’a pas été heureuse.

— Il faut convenir que votre seigneurie a déployé une merveilleuse agilité dans cette occasion, et que nous nous en serions tirés, si ce monstre de baronnet n’eut eu encore plus d’agilité que nous ; mais il ne peut nous nommer.

— Nous aurions pu échapper, sans doute, si nous avions pris la direction de nos coquins de valets ; pour ce baronnet muet, qui m’a traité avec tant d’insolence dans diverses occasions, il faut que je m’en venge, et que je le somme de me donner la satisfaction d’un gentilhomme.

— Mylord, quoiqu’il soit à la mode de défendre son honneur avec des pistolets, cependant où serait la vengeance si vous périssiez dans l’action.

— L’un de nous deux doit périr, Grovelgrub, mort ou vengeance ! d’ailleurs, quoiqu’il ne puisse pas parler, notre ennemi sait sans doute lire et écrire, c’est ce que j’éprouverai en lui adressant un cartel.

— Il ne peut pas parler, mylord, cela n’est pas prouvé ; il ne veut peut-être pas parler, il n’y a que les muets qui ne parlent pas. Ne trouvez-vous pas que cet homme éprouve une profonde mélancolie, ou pour mieux dire, l’espèce d’humeur que donne un amour malheureux. Ceux qui sont contrariés dans leur amour, perdent la voix, dit Saint Chrysostôme.

— Alors, je souhaite de tout mon cœur que vous ne soyez pas heureux auprès de votre dame, révérend.

— Mylord, qui nous soudent dans l’adversité ? La voix d’un ami, dit le sage ; mais je laisse ce sujet pour vous parler d’un projet merveilleux, au moyen duquel miss Mélincourt sera en notre puissance et renfermée au château d’Alga, sous peu de jours.

— Grovelgrub, vous connaissez ce vieux proverbe : mieux vaut un fretin dans la main, qu’une carpe dans la rivière.

— Votre seigneurie veut plaisanter ; mais la carpe ne peut m’échapper : j’ai un appât excellent pour la faire mordre à l’hameçon.

— Bien, mais que ce soit à dix milles du muet.

— Vous pouvez réellement compter, mylord, que je mettrai autant de soin que vous à l’éviter.

— Nous sommes très-bien placés sur ce rocher, pour ne pas y être entendus ; mais nous y sommes par votre faute ; cherchez à nous en sortir.

— Mylord, il y a un passage dans Eschyle, très-applicable à notre situation, c’est celui où le chœur souhaite d’être placé dans une situation pareille à la nôtre.

— Alors, je voudrais qu’il y fût, et nous au pied de la montagne.

— C’est un très-beau passage, il mérite votre attention : le roc est parfaitement décrit ; il est comme celui-ci inaccessible de tous les côtés ; comme celui-ci encore, son sommet s’arrondit, et de même que sur le mont où nous sommes placés ; on ne voit que l’image de la solitude et de la désolation, tout est stérile sans culture, et d’affreux précipices en entourent la base, au dire d’Eschyle.

— Je suis bien aise de vous apprendre, Grovelgrub, que si vous citez encore Eschyle, je vous fais casser de votre tutelle, très-positivement.

— Je suis muet, mylord.

— Pensez, je vous prie, à la manière de sortir d’ici ?

— Rien n’est plus aisé.

— Avec des aîles, peut-être ?

— La méthode de votre seigneurie, serait commode et expéditive, comme celle d’Icare. Mais comme en toutes choses il faut chercher ce qui est praticable ; nous descendrons de rochers en rochers, on pourra nous appliquer ce passage de Virgile : Je serai vu de loin suspendu au buisson du rocher : pendere procul de rupe videbor.

— Que le ciel confonde votre grec et votre latin ; vous savez qu’il n’est rien que je haïsse autant, et je pense que vous ne les citez, que pour prouver que vous avez fini votre éducation au collége.

— Je les haïrai mortellement à votre ordre, mylord, et plus qu’aucune chose, excepté, toutefois, la philosophie et le baronnet muet.

Lord Anophel examina le côté du rocher, sur lequel le révérend avait attiré son attention ; il lui parut, comme à son tuteur, être celui qui lui offrait le plus de facilités pour la descente. Il se soumit à la nécessité, et se décida à faire tous ses efforts pour regagner la vallée ; il insista néanmoins, pour que le révérend lui montra le chemin. Celui-ci saisit une main un angle du rocher, et de l’autre, la branche d’un frêne, posa un pied sur une pierre saillante et commença sa descente avec résolution ; il ne levait un pied qu’après avoir trouvé un appui solide pour l’autre ; il avançait ainsi lentement, à la vue de son pupille, qui, encouragé par l’exemple, le suivit avec précaution.

Lord Anophel était arrivé au tiers du chemin, il était encouragé dans sa marche par le froissement des branches qui lui annonçaient les progrès de son compagnon ; quand étant suspendu par la main droite, une épine barbare lui déchira le bras ; il s’arrêta, mais il avait perdu du temps, et bientôt il cessa d’entendre les pas de son guide ; plus d’espoir qu’il lui montra le chemin ; il s’arma de courage, et arriva, en sûreté, au pied du rocher, aux dépens de son visage qui fut égratigné de tous les côtés. Il eut le plaisir de retrouver le révérend assis tranquillement sur une pierre saillante, où il essuyait son front.

— Dieu soit loué ! Grovelgrub, la meilleure partie de notre chemin est faite ; mais il nous faut pourtant encore gagner une auberge, où nous puissions nous remettre de nos fatigues par une excellente chère.

— Le Madère cicatrisera nos blessures, ajouta le tuteur, et nous reverrons, en liberté, à notre plan d’attaque.