Anthinea/00

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Anthinéa (1901)
Honoré et Edouard Champion (p. i-xi).

PRÉFACE

J’ai fait le voyage d’Athènes au moment des Jeux Olympiques, et, les Jeux terminés, j’ai respiré, aussi longtemps que je l’ai pu, la violette divine entre l’Acropole, Éleusis, l’Hymette et les champs de Colone. Ayant eu au Nouveau Phalère une conversation qui piqua ma curiosité, je passai peu après en Corse, reconnaître une petite ville fondée par des Grecs fugitifs et fidèle à son origine. Je visitai de plus au musée Britannique, sans me soucier de rien d’autre qui fut dans Londres, les neuf salles réservées aux monuments de l’art grec. Un séjour à Florence m’avait appris la ressemblance de la Grèce et de la Toscane en ce qu’elles ont de meilleur.

Plus je les comparais l’une à l’autre, mieux je voyais en quoi elles se distinguent du reste. Quelque avancée que soit la maturité de sa pulpe, le fruit athénien et toscan conserve l’éclat de sa fleur. La perfection n’épuise pas l’élan de la force. Le rythme est pur, pourtant la matière palpite, et l’œuvre d’art respire comme le dernier des vivants.

La parenté des caractères me fil souvenir aussitôt d’une étymologie qui a été proposée en Allemagne pour le nom de la ville et de la déesse athénienne. Athènes nous serait venue d’anthinea[1], qui veut dire fleurie ; Athènes à l’origine dirait en grec ce que dit Florence en latin. Congédions les philologues : les uns veulent qu’Athènes ait signifié la déesse qui n’a pas été en nourrice, étant née grande fille de la tête de Jupiter ; les autres la dérivent d’un vocable albanais qui veut dire figuier. Ni vérité ni fable ne valent contre anthinea. Une tige mystique unit les deux chefs-d’œuvre de la Grèce et de la Toscane. Je ne saurais penser Florence sans souvenir d’Athènes, moderne et barbare sans doute, mais encore capable de soutenir un si beau nom.

Une anthinea[2], fleur du monde, printemps des pensées et des arts, s’élargit nécessairement et nous désigne d’autres lieux qu’Athènes et que Florence. Elle me fit songer tout d’abord à écrire un traité de la conformité du Valois et du Parisis avec l’Attique la plus pure. Aucune terre n’est mieux prise dans l’enceinte d’anthinea que la douce et nerveuse patrie d’un Jean Racine, d’un Voltaire, d’un La Fontaine. Le difficile était de faire sentir comme je le sens le rapport de ce territoire avec nos terrains brûlés du Midi. La gaucherie des mots me découragea et, remettant l’ouvrage à des temps de sagesse et de force supérieure, je me rejetai sur une étude de la Provence. Quelques lieux que je courre, c’est toujours à celui-là que je reviendrai ; c’est là que tout me ramènera mort ou vif.

Platon a écrit de l’Attique : « Notre pays a éprouvé ce qui arrive aux petites îles ; si on le compare dans son état actuel à ce qu’il était autrefois, on le trouvera semblable à un corps malade qui n’a conservé que ses os et, tout ce qu’il renfermait de terre molle et grasse ayant coulé autour du rivage, il ne présente plus que l’apparence d’un corps décharné. Mais, quand il était dans son intégrité… etc. »

Ce paysage d’un trait léger et presque aérien répond parfaitement aux lignes que je trouve gravées sous ma paupière quand je ferme les yeux. Si l’on en veut le nom précis, c’est toute la portion palustre et maritime de l’arrondissement d’Aix. L’indication servira de peu aux touristes. Il est aisé défaire cette course sans y rien voir ; la vraie beauté ne touche que les âmes qu’elle a choisies.

Des intelligences peu avancées me feront le reproche de soumettre la science du beau à la loi des lieux et des races. Mais leur censure me ménage la plus facile des répliques. Ce que je loue n’est point les Grecs, mais l’ouvrage des Grecs et je le loue non d’être grec, mais d’être beau. Ce n’est point parce qu’elle est grecque que nous allons à la beauté, mais parce qu’elle est belle nous courons à la Grèce. Tout en courant, prenons garde de distinguer, en Grèce et hors de Grèce, que la flamme, moins pure, eut quelquefois un moindre éclat. D’ailleurs, choisir n’est pas exclure, ni préférer sacrifier. Un enthousiasme critique est le frein de la complaisance ; une critique enthousiaste donne à la sagesse le frein dont elle a besoin, elle aussi.

Autrefois on étudiait seulement la Grèce classique, celle qui porte le péplos. Ce péplos composait, il figurait tout l’hellénisme. Ce fut le premier stade. On le dépassa. Las du péplos, Renan écrivit la phrase fameuse : « L’ennui, oui, l’ennui… » La Grèce du péplos passa pour ennuyeuse, du moins pour les esprits profondément gâtés entre lesquels Renan se rangeait avec modestie. Et ce fut le deuxième stade. Mais le troisième commença quand on s’aperçut que la Grèce a connu toute sorte de vêtements, de coiffures, de manières, d’ordres, de goûts. On ne nous parla plus d’ennui, et la Grèce devint tout à fait amusante. Avant de trouver l’essentiel et même après l’avoir trouvé, les Grecs ont cueilli tout le reste, l’artificieux, le bizarre et aussi bien le laid. Oui, le laid. Cependant de jeunes lecteurs commencent à bâiller. Quelques-uns se demandent même si rien valait le péplos du commencement. En effet, rien au monde n’est beau comme le beau. Aussitôt que le beau lui cause de l’ennui, un honnête homme s examine et travaille à se corriger.

Le quatrième stade du goût français peut donc s’ouvrir, qui ramènerait au premier et qui remporterait pourtant sur le premier comme une préférence réfléchie sur un bon instinct. Il est bien de sentir qu’une belle colonne dorique, c’est le beau parfait. Il est meilleur de le sentir et de savoir la raison de son sentiment. Le divin péplos restauré, l’esprit classique rajeuni et recompris, quelle source de renaissance ! L’art et même la vie des Grecs ne sont pas d’immobiles objets ayant été une fois, puis ensevelis. Il faut les concevoir dans leur suite perpétuelle, à travers la mémoire et le culte du genre humain. Chacun s’arrête et puise à cette onde jeune et limpide, dont le murmure est divinement accordé à ce que l’homme universel a de plus profond. Parlant de Sophocle, Racine se borne pour toute louange à le mettre dans les imitateurs d’Homère. Que Racine a raison ! Gloire aux seuls homérides ! Ils ont surpris le grand secret qui n’est que d’être naturel en devenant parfait. Tout art est là, tant que les hommes seront hommes.

L’esthétique est la science du sentiment. Si l’on passait sa vie à examiner ce qu’on sent, le naturel disparaîtrait. L’auteur se félicite, bien loin qu’il s’en excuse, d’avoir jeté en ce petit livre beaucoup de réflexions étrangères à l’esthétique.

J’ai visité le peuple hellène moins d’une année avant ses malheurs militaires en Thessalie et en Épire. Il traversait un beau moment d’allégresse patriotique ; j’en ai admiré la verve et la bonne foi. La suite m’a montré que ces vertus précieuses ne suffisent pas à un peuple. Mais la fausse confiance qu’elles inspirent est en outre un fléau public. L’Hétairia des pays grecs, cette brillante Association amicale, qui voulait le bien et qui fit le mal, m’a conseillé une partie de la crainte que je ressens à l’égard de nos bonnes Ligues démocrates et patriotes. Animées d’intentions parfaites, elles menacent d’aggraver nos confusions. La politique du roi Georges donna la Crète à l’hellénisme ; mais la fièvre de ses sujets ne leur valut que désordre et déchirement. Ces résultats sont les grands juges de la politique.

Mon ami Maurice Barrès s’est publiquement étonné que j’eusse rapporté d’Attique une haine aussi vive de la démocratie. Si la France moderne ne m’avait persuadé de ce sentiment, je l’aurais reçu de l’Athènes antique. La brève destinée de ce que l’on appelle la démocratie dans l’antiquité[3] m’a ait sentir que le propre de ce régime n’est que de consommer ce que les périodes d’aristocratie ont produit. La production, l’action demandait un ordre puissant. La consommation est moins exigeante : ni le tumulte, ni la routine ne l’entrave beaucoup.

Des biens que les générations ont lentement produits et capitalisés, toute démocratie fait un grand feu de joie. Mais une flamme est plus prompte à donner des cendres que le bois du bâcher ne l’avait été à mûrir… L’énormité de notre capital national ne doit pas engendrer de trompeuse sécurité, litre nationaliste et vouloir la démocratie, c’est vouloir à la fois gaspiller la force française et l’économiser, ce qui est, je crois, l’impossible.

Les notes de Florence furent écrites plusieurs mois avant le second éclat de l’affaire Dreyfus. On trouvera à la fin du Génie Toscan quelques lignes que je ne récrirais plus aujourd’hui, mais je les réimprime pour qu’elles soient, s’il est possible, les humbles monuments d’une très haute vérité. Tout particulier est sujet à des accès de mélancolie nihiliste comme celui auquel succomba ma pensée dans la nuit de San Miniato. Plus fréquemment encore, nous avons nos moments de distraction et d’incurie. Lequel de nous s’occuperait toujours de tous ? Le meilleur l’oubliera. Mais, pendant ces relâches, il sera donc livré, avec la cité tout entière, à la troupe des faiseurs et des parasites. Tout peuple constitué raisonnablement s’est défendu contre ce risque au moyen d’une classe particulière de magistrats déterminés par un pressant intérêt personnel à se former du service public un souci privé quotidien.

De pareils magistrats ne peuvent être élus, tout, magistrat élu étant plus attentif à plaire qu’à servir. L’élection écartée, il reste le sort. Mais, ce sort, ce hasard, s’il est amendé et canalisé, réduit à son moindre degré de risque, c’est le hasard de la naissance, c’est l’hérédité. L’antique institution et magistrature royale fit la France. Elle l’éleva au plus haut point de sa vigueur. Il est évident que la France y sera ramenée dès qu’elle sentira son insuffisance civique et le besoin d’y suppléer afin de vivre.

Veut-elle vivre ? Ou cette France, qu’André Chénier, sous Louis XVI, voulait qu’on adorât comme une déesse immortelle n’est-elle plus que le total des Français aujourd’hui majeurs et électeurs ? Avant cent ans, ils auront succombé jusqu’au dernier. Veut-elle mourir avec eux ?

Dépaysé, tous mes circuits me ramenaient ainsi à réfléchir sur mon pays ou sur moi-même. C’est de la sorte qu’on se fuit et qu’on se retrouve sans cesse, car personne ne peut s’extirper du milieu de soi.

Hoc se quisque modo fugit ; at quom, scilicet, ut fit,
Effugere haud potis est, ingratis hœret……

Lucrèce, qui fait cette observation, y trouve une vive amertume et, toutes les fois que j’en repasse dans ses âpres vers les motifs, je partage le sentiment de sa pitié cruelle devant l’inanité de l’agitation. Cependant, son livre fermé, ce même sujet gai l’irrite ne me semble pas sans douceur.

Qu’un voyage ne soit qu’un déplacement mensonger ; que l’homme y traîne ses passions, ses idées, ses manies, toute sa personne captive ; qu’on ne voie des choses nouvelles que ce qu’on en veut voir et qu’on possédait à l’avance ; qu’après mille lieues faites pour se délivrer de Paris, on se réveille en pleine discussion familière ; qu’on reconnaisse trait pour trait un pays ou l’on ne fait que de débarquer : ces petits malheurs très certains céderont aisément à la volonté souple qui en tirera ses plaisirs. Nous avons tant d’âmes distinctes ! Une fuite sur les horizons de la terre ranime quelque face inaccoutumée de nous-mêmes, et voilà nos vrais mouvements ! Entre ces figures passées, quelques-unes proviennent de notre adolescence ou même de plus loin, et celles-ci ruissellent du charme vigoureux que notre nouveauté communiquait aux décrépitudes du monde. Il y a quelque part un petit garçon de huit ans qui, lorsqu’il lui plaît de renaître, m’apporte dans ses yeux l’allégresse des primitifs.

Je le revois, tel qu’il était sous les tilleuls et les lauriers-roses de sa Provence et penché sur le livre qu’il lisait du matin au soir. L’Odyssée était sa passion. Il en peuplait les jeux, le sommeil, en parlait sans cesse, ne sachant qu’admirer le plus du courage, de la patience ou de l’art du héros. Ce grand calomnié d’Ulysse le fascinait par le nombre de ses talents, la diversité de sa vie, soit qu’il fut consolé par la nymphe marine ou sauvé des sirènes par la protection de Pallas… La grande dignité du langage homérique faisait son impression sur ce tendre cerveau. Il en savait par cœur tous les endroits émouvants et majestueux. Il se les déclamait en riant de plaisir : « Muse, contez-moi les aventures de cet « homme prudent… »

Dessiné par Homère, son jeune univers se parait de divinités inégales, mais uniques de force, de caprice et de volupté. Ayant trouvé dans un album l’aimable figure des Grâces liées de guirlandes de fleurs, les fossettes de leurs nobles académies lui parurent le signe de sa religion.

— Soit, disait-il un peu plus tard au catéchiste, mais pourquoi pas Phœbus-Apollon ou Pallas ?

En souvenir de cet enfant et de la compagnie dans laquelle il me faisait vivre, je n’ai pu me résoudre à dépouiller l’Olympe grec de son ancien masque latin. Sans doute j’aurais dû écrire Zeus à la place de Jupiter, Poséidon au lieu de Neptune. Mais les graves Romains qui embrassèrent l’hellénisme comme le plus doux des devoirs envers la haute humanité ont fait cet amalgame des dieux de leur patrie avec les dieux dont ils appelaient la lumière. Ils ont voulu se mêler au corps de la Grèce. Nous avons mieux à faire qu’à les en écarter. Tous les grands hommes de la France ont continué ce mélange. En le quittant, il faudrait que nous les quittions. Comme la poésie, comme l’amour, la tradition est faite d’une entente délicate d’accords subtils. Un rien la trouble. Pour un rien, vaut-il la peine de troubler notre tradition ?

Une jolie fable de La Fontaine attribue à des hommes d’Attique mon hérésie. On les entend donner le nom de Cérès à leur Démêler :

Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour.
Avec l’anguille et l’hirondelle…
L’assemblée, à l’instant,
Cria tout d’une voix : — Et Cérès, que fit-elle ?

J’aime trop La Fontaine et les plaisirs qu’il répandit, en même temps qu’Homère, sur ma petite enfance pour lui chercher une querelle dont tout le fruit serait de me tirer de sa communion délicieuse. Accordons que sa nomenclature des dieux est entachée de fautes graves et soyons sages, gardons-la. Tenons serré le lien qui nous tient réunis avec les Pères de notre esprit et de notre goût.

J’ai, par piété, inscrit leur nom sur la base d’Anthinea. Qu’ils en soient les héros fondateurs et conservateurs.


  1. Voir la note i à la fin du livre.
  2. Le XVIIe siècle aurait dit anthinée. Notre langue n’a pas retrouvé encore l’audace et le pouvoir de l’assimilation.
  3. Voir la note ii à la fin du livre.