Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XLI

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 101-103).

Simon Bolivar.

Dès la fin du xviiie siècle, dans ces domaines seize fois grands comme elle que l’Espagne possédait au nouveau-monde, on sentait se manifester une certaine effervescence. En 1780, une révolte avait été fomentée par le fils d’un cacique élevé à Cuzco où il s’était familiarisé avec la culture européenne. Mais celui-ci ayant refusé d’associer les créoles à son initiative, le mouvement n’avait pas eu de suites. Lorsque la révolution française s’affirma, les nouvelles venues de Paris semèrent l’agitation. La France était populaire. Établie à Cayenne dès 1700, ses vaisseaux avaient commencé de bonne heure à paraître dans les eaux de l’océan Pacifique ; une série de missions scientifiques l’avaient en outre mise en vedette. La Déclaration des Droits de l’Homme fut imprimée en secret à Bogota. Ce qui, plus que la rigueur despotique des autorités, retarda la rebellion, ce furent la difficulté des communications intercoloniales et l’absence de chefs déterminés. L’Espagne jouissait d’ailleurs d’un prestige séculaire. Mais lorsque sa vieille dynastie eut été renversée au profit d’un Bonaparte, les fonctionnaires furent comme frappés de stupeur. Un ébranlement profond se produisit. Tandis que le curé Hidalgo soulevait le Mexique, des insurrections éclatèrent à La Paz et à Quito (1809). Elles furent réprimées. La junte municipale de Caracas s’étant peu après saisie du pouvoir la révolution reprit à Quito et gagna toute la Nouvelle Grenade. À Buenos-Ayres une assemblée de notables fut convoquée ; le Chili s’insurgea (1810). Alors se dessina la noble et vaillante — mais parfois un peu déconcertante — figure de Simon Bolivar. Né à Caracas en 1785, il avait été élevé à Madrid par les soins de son oncle le marquis de Palacios. La douleur d’un veuvage prématuré et de fructueux voyages en Europe et aux États-Unis avaient mûri rapidement l’âme du jeune gentilhomme qui semblait promis à une existence facile. On dit qu’à Rome, sur le Mont-Sacré, il avait fait le serment de se vouer à l’émancipation de sa patrie. Le serment fut tenu avec une persévérance admirable car, au début, les échecs furent multiples. La désunion des créoles, l’indifférence des indigènes, la difficulté de combiner les coups entre groupements séparés par d’énormes distances, tout conspirait contre l’effort autonomiste. Lima demeurait le centre de la résistance monarchique. La restauration de Ferdinand vii sur le trône métropolitain découragea le parti de l’indépendance. Le Mexique était retombé sous le joug. Il ne resta bientôt plus de libre que la province de Buenos-Ayres et des divisions intestines y faisaient le jeu des royalistes (1814).

Mais Bolivar demeurait ferme. Avec la tolérance anglaise, il organisa à la Jamaïque une expédition qui pénétra par l’Orénoque. D’Angostura, son quartier général, Bolivar tint la campagne avec une sombre énergie. Les Llaneros, ces bouviers de la pampa, cavaliers incomparables et combattants farouches d’abord enrôlés par les royalistes, leur avaient maintenant faussé compagnie et se rangeaient sous les drapeaux du « libérateur ». Alors, tandis que le congrès de Tucuman proclamait l’indépendance des « Province-unies du rio de la Plata » deux hauts faits furent accomplis que nul manuel d’histoire n’a le droit de passer sous silence. En Janvier 1817, avec une audace magnifique, le général San Martin parti de Mendoza à la tête de quelques trois mille cinq cents hommes, franchit les Andes par le col d’Uspalata (haut de quatre mille mètres), descendit vers le Pacifique et ayant défait les royalistes, entra à Santiago et assura l’indépendance du Chili. Dix-huit mois plus tard, Bolivar après avoir consolidé sa situation, se dirigea à son tour à marches forcées d’Agostura vers la Nouvelle-Grenade et, ayant accompli en pleine saison des pluies la traversée terrible des montagnes, s’empara de Bogota.

Il fallait maintenant conquérir le Pérou. À Lima les soldats du vice-roi résistaient. Ils espéraient des renforts d’Espagne. Mais les vingt mille hommes réunis par Ferdinand VII s’étant mutinés marchèrent sur Madrid au lieu de s’embarquer pour l’Amérique (1820). San Martin aidé par l’amiral anglais Cochrane passé au service du Chili s’empara enfin de Lima (1821). Cette même année, Bolivar réoccupa Caracas et Carthagène. Le Vénézuela et la Nouvelle-Grenade avaient été unis sous le nom de république de Colombie. Le nouveau gouvernement fut aussitôt reconnu par les États-Unis et signa des traités avec le Chili, le Pérou, le Mexique et la Plata. Et ce fut la fin. Le 6 décembre 1824 les dernières troupes espagnoles furent mises en déroute dans la plaine d’Ayacucho entre Cuzco et Lima. L’Espagne trouvait son Waterloo en ces lieux , trois siècles plus tôt, s’était abattu sous ses coups l’empire des Incas.