Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XXXVI

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 89-95).

Charles-Quint, François ier et Henri viii.

Fondateurs du néo-impérialisme européen, Charles-Quint d’Autriche, François ier de France et Henri viii d’Angleterre ont déclenché la crise longue de quatre siècles des conséquences de laquelle l’Europe lutte encore pour se dégager. Cet impérialisme se distingue de ceux qui l’avaient précédé par son caractère essentiellement fantaisiste. Les empires du passé — asiatiques aussi bien que méditerranéens — s’étaient érigés dans un esprit différent. Quelque important qu’apparaisse le rôle joué dans leurs annales par l’initiative du souverain, celle-ci demeurait toujours plus ou moins subordonnée aux directives posées par l’intérêt collectif où les passions traditionnelles des peuples. On ne peut nier que l’épopée d’Alexandre n’ait été imprégnée d’hellénisme ni que celles de Taï-tsong ou d’Akbar ne se soient déroulées dans le plan chinois ou hindou. Comment ne pas reconnaître également que les césars, même les plus tyranniques, se sentirent incités, souvent malgré eux, à conformer leurs actes aux conditions dans lesquelles s’opérait l’évolution normale du monde romain ? Enfin, la politique d’un Charlemagne et d’un Othon le grand dessinèrent des courbes franque et germanique dont l’inspiration ethnique se laissa constamment apercevoir. Mais ici nous sommes en présence d’un nouvel élément dominant : le bon plaisir du prince. Les édifices qu’on tentera d’élever rappelleront les constructions de dominos que les enfants s’évertuent à mettre debout au mépris des lois de l’équilibre mécanique. Les entreprises de Charles-Quint, de François ier et d’Henri viii relèvent de ce style architectural.

Pourquoi les a-t-on laissé faire ? Maints historiens ont expliqué ce phénomène par une sorte de marasme national qui se serait alors répandu en occident. Il est exact qu’à la suite de tant d’épreuves subies existait en Allemagne, en Angleterre, en France une tendance à se désintéresser du fonctionnement des institutions, voire du principe même de ces institutions. La formule impériale germanique, la Grande charte anglaise, le recours français aux États Généraux tendaient à perdre dans chacun des trois pays le caractère de palladium des privilèges et des libertés. Sans dénier la justesse de ce point de vue, il en est un autre toutefois plus important à prendre en considération : c’est la part que joua le hasard en faisant surgir simultanément sur la scène occidentale, aux premières années du xvie siècle, trois jeunes monarques de vingt ans, ambitieux et sportifs, vrais « virtuoses » selon la recette mise à la mode par l’Italie de la Renaissance.

Le virtuose, ce favori du jour, c’était l’audacieux qui se propose de maîtriser la fortune par n’importe quel moyen. On ne réclamait de lui ni respect du droit ni scrupules de conscience, mais d’incessantes manifestations d’un arrivisme sans frein. Il suffisait qu’il témoignât de ses aptitudes à tout oser pour que l’emploi parallèle de la ruse et de la violence lui fut permis car on le jugeait « supérieur aux lois communes ». On admettait donc que le mobile prédominant sinon unique de ses actions fut le besoin de satisfaire ses appétits personnels. Le virtuose par ailleurs n’était pas nécessairement un mécréant ; l’on trouvait bon qu’il s’occupât à l’occasion de mettre Dieu de son côté. Il est difficile de se rendre compte à quel degré ce type — que Machiavel, en le décrivant, munit d’un code à l’usage des imitateurs — était devenu populaire. Ceux-là même qui condamnaient les crimes d’un César Borgia, admiraient secrètement les « contours superbes » de son énergie. Non seulement la péninsule avait retenti du bruit de ses aventures, mais l’écho s’en était propagé bien au-delà des frontières italiennes. Les âmes des dirigeants de ce temps étaient comme saturées de cynisme. C’est un point de vue qu’il ne faut jamais négliger si l’on cherche à interpréter de façon sûre leurs calculs et leurs espoirs.

Né à Gand l’an 1500, le futur Charles-Quint se trouvait être l’arrière petit-fils du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire dont la fille unique, Marie, était morte en 1482 laissant à son mari Maximilien d’Autriche, un fils appelé Philippe. D’ordinaire ces généalogies princières ne valent pas qu’on les relève en détail, les évènements ultérieurs en neutralisant plus ou moins la portée. Mais ici ce n’est pas le cas. En 1493, Maximilien était devenu empereur d’Allemagne et, en 1496, Philippe avait épousé Jeanne, fille unique de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne. Or, dix ans plus tard, Philippe mourait et Jeanne sa femme, devenait folle. Ainsi sur le front juvénile de leur fils premier-né Charles, allaient se poser de multiples couronnes. Rien n’atteste mieux, il faut bien le dire, l’infériorité théorique du principe monarchique héréditaire. Qu’en serait-il de cet enfant porteur de pareilles responsabilités !

Il grandit sans parents, sans foyer et, peut-on ajouter, sans patrie. Roi d’Espagne, il ne serait jamais espagnol, sinon que, sur le tard, il se laisserait pénétrer par la religiosité sombre et inquiète qui, en ce pays, était celle de beaucoup de ses sujets. Moins encore serait-il allemand même après qu’une élection âprement disputée l’aurait mis en possession du trône impérial (1519). Ce sont les Flandres dont il préférerait le séjour, le langage, la civilisation. Sans doute, est-ce avec la Bourgogne qu’il se sentit d’abord le plus d’affinités. On dirait parfois qu’il aspira à venger Charles le Téméraire et que, s’il avait eu le choix, c’est à Dijon qu’il eût voulu régner. Mais comment aurait-il eu la possibilité de prendre racine nulle part ? Au cours de sa vie impériale et royale, il devait faire neuf séjours en Allemagne, sept en Italie, dix en Flandre sans compter deux « croisades » en Afrique. Sur quarante années, il n’en passerait pas quinze en Espagne. En lui tout était contradictoire. Les données infécondes de sa naissance semblaient se refléter en sa personne. D’aspect faible et maladif, c’était pourtant un cavalier intrépide dont les exploits équestres enthousiasmaient ses soldats et qui dressa son énergie jusqu’à descendre dans l’arène pour affronter le taureau, comme vieilli, il la dresserait à surmonter ses souffrances corporelles. À la fois hésitant et déterminé, lent et précipité, la colère et la maîtrise de soi s’alternaient en lui. Et malgré que l’orgueil et la soif de domination fournissent vraiment la trame de sa nature, il devait pour finir étonner ses contemporains en abdiquant l’une après l’autre toutes ses dignités : retraite d’ailleurs pleine de grandeur et dans laquelle, tout en continuant à s’intéresser aux choses de ce monde, il médita sur l’approche de l’au-delà sans pour cela s’abandonner aux superstitieuses terreurs qui avaient ridiculisé la vieillesse de Louis XI de France.

Bien différente s’affirme la personnalité de François Ier. Cousin et héritier de Louis XII dont au reste il épousa la fille, Claude, son adolescence s’était écoulée au cœur de la France, au château d’Amboise. Choyé par sa mère, Louise de Savoie et par sa sœur aînée Marguerite, il n’avait connu, entouré de joyeux compagnons, que les plaisirs et la vie facile. Il demeura toujours « Enfant gâté », mais avec assez de charme pour conquérir ceux qui l’approchaient ou le suivaient du regard. Intelligent, d’esprit rapide et malgré, dit un contemporain, qu’il n’aimât guère « à fatiguer son esprit à réfléchir plus qu’il ne faut », il savait unir la grâce de la parole à la séduction de sa beauté. De sorte que sa popularité se maintint à travers les vicissitudes d’une politique extérieure et d’une politique intérieure également déraisonnables. Le reflet de Marignan ne cessa de plus d’auréoler sa physionomie. Cette victoire de hasard, vrai hors-d’œuvre historique, remportée six mois après son avènement sur les Suisses qui s’étaient laissé persuader de barrer la route du Piémont, valut au jeune monarque une facile renommée. On lui a fait non moins aisément honneur des beaux édifices élevés ou embellis sous son règne, tels que les châteaux de Blois, de Chambord, de Fontainebleau. Il aimait les arts, en effet, et sut encourager le mouvement esthétique qui, né au siècle précédent en Italie, en Flandre et en France s’épanouit tout naturellement à l’appel d’un prince de goûts raffinés et fastueux.

Le « plus heureux des trois » eût dû être Henri VIII. Nulle aube de règne ne fut jamais apte à susciter autant d’espérances. Doué comme François Ier de brillants avantages physiques, d’un abord attrayant, appliqué et lettré, sachant le latin, le français, l’espagnol et l’italien, jouant « divinement » du luth et de l’épinette, ce gentilhomme d’aspect accompli héritait d’un royaume unifié, pacifié, prospère et d’une situation politique claire et simple. Quelle supériorité n’était-ce pas là sur des souverains placés en face de problèmes compliqués et multiples ! Mais tandis que les qualités de François ier et de Charles-Quint leur appartenaient réellement, on vit bientôt que celles d’Henri viii constituaient une façade derrière laquelle il n’y avait que dureté, égoïsme et grossière vanité. L’Angleterre émergeait d’une époque où les appétits avaient longtemps étouffé tout idéal. Le précédent roi, Henri vii, avait su du moins développer le commerce, l’industrie, encourager la marine et remplir les coffres de l’État. Son fils avait la tâche facile. Oxford maintenant aspirait à redevenir un centre de culture. John Colet, Érasme et Thomas More s’y rencontraient. Il n’était pas jusqu’aux architectes qui ne se révélassent prêts à instaurer ce « style Tudor », dont la chapelle de Westminster atteste le remarquable élan initial. Au lieu de s’appliquer à faire fructifier tant de germes heureux, Henri viii se jeta dans l’imbroglio des querelles continentales. Un moment il pensa devenir empereur d’Allemagne ; plus tard, il se vit roi de France. Il finit par se faire pape anglican et termina son existence manquée en apoplectique sanguinaire.

Autour de ces trois figures centrales, se tiennent des comparses de relief inégal mais dont le groupement, comme il arrive, aide à la compréhension générale. Ce ne sont pas à proprement parler des collaborateurs. La seule à mériter ce titre serait la mère de François ier, Louise de Savoie, pleine d’amour, de dévouement et d’orgueil maternels en puisant dans ces sentiments d’ingénieuses inspirations au point qu’on en vient à se demander si ce qu’il y eût de bon dans le gouvernement de son fils ne lui fut pas dû presque exclusivement. François fut d’ailleurs bien servi par son chancelier, Duprat, qui avait dirigé son instruction, homme discret et tout à sa dévotion. Il le fut moins bien par les jeunes seigneurs qui avaient partagé ses jeux et qu’il appela à des postes au-dessus de leurs moyens. L’un d’eux se mua en un traître de marque, le fameux connétable de Bourbon qu’il avait eu l’imprudence d’investir de cette charge supérieure restée vacante depuis 1488 et qu’il commît la maladresse de laisser échapper quand on pouvait encore se saisir de sa personne.

Charles-Quint n’eut point de confident attitré si l’on en excepte dans les tout premiers temps ceux qui avaient dirigé son éducation d’orphelin, à savoir, l’évêque d’Utrecht qui devait devenir pape sous le nom d’Adrien vi, et le comte de Croy, gouverneur des Pays-Bas et très porté à tout subordonner à l’intérêt flamand, par conséquent à maintenir la bonne intelligence avec la France et l’Angleterre. Mais l’influence de l’un et de l’autre s’effaça lorsque Charles fut devenu roi d’Espagne et empereur. L’homme qui eût pu lui être le plus utile à son arrivée dans la péninsule ibérique et qu’il écarta injustement était le cardinal Ximénès, l’ancien ministre d’Isabelle, personnage de grande envergure, d’une probité rigide et sans doute peu maniable, mais généralement bien inspiré quand il s’agissait d’assurer la grandeur et le progrès de l’Espagne. La solide armée permanente de 40.000 hommes qu’il avait formée lui avait permis de tenir en respect la turbulence de la noblesse. Il avait, en outre, créé à Alcala une université modèle et, en 1509, conduit en Afrique une expédition qui s’était emparé d’Oran, en vue de créer là une sorte de Marche protectrice contre les retours offensifs de l’Islam. Le rapprochement de ces trois initiatives suffit à faire saisir la valeur de l’homme d’État. Charles, en somme, lui devait son trône mais l’entourage du jeune roi était enclin naturellement à redouter l’influence du cardinal. Celui-ci, fort âgé du reste, mourut peu après. Charles par la suite utilisa volontiers la bonne volonté et les services des membres de sa famille mais sans laisser aucune direction se substituer à la sienne. Sa tante Marguerite, sœur de son père, fut chargée par lui de gouverner les Pays-Bas en son nom lorsqu’il les quitta et à diverses reprises, il lui confia les négociations à conduire, principalement avec Londres et Paris. Son frère Ferdinand lui servit de régent en Allemagne. Deux de ses sœurs, reines de Portugal et de Hongrie, eurent aussi part intermittente à sa politique. Enfin, dans les derniers temps, il s’associa plus ou moins son fils Philippe auquel il voulait laisser l’Espagne et les Pays-Bas.

En Angleterre, deux figures encadrent celle du roi, le cardinal Wolsey et Thomas Cromwell, favoris successifs presque également cyniques dans leur aisance à mêler le spirituel et le temporel et à sacrifier toute justice aux caprices de leur maître. Wolsey était fils d’un riche bourgeois de Norwich ; sa carrière ecclésiastique s’annonçait modeste quand Henri viii, s’étant entiché de lui, le fit à la fois chancelier et archevêque d’York. Prélat mondain et fastueux, mais peu instruit, il se fit beaucoup d’ennemis par ses façons hautaines et se complut dans toutes les intrigues susceptibles de le conduire à la papauté. Lorsque Léon x mourut, il eut l’imprudence, en posant sa candidature, de promettre publiquement de fortes sommes aux membres du Sacré Collège. Après sa disgrâce en 1530, Thomas Cromwell qui avait été receveur des revenus du cardinal, le remplaça dans la faveur royale. C’était un homme rude et retors qui avait fait tous les métiers : soldat, commis en Italie et en Flandre, fabricant de draps… Sûrement, il ne s’était pas attendu à finir dans la peau d’un « vicaire général du chef suprême de l’Église anglicane »..…