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Anthologie (Pierre de Coubertin)/III/II

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/III
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 120-122).
Ouvrez les portes du Temple !

Depuis que les « classes dirigeantes », au cours du xixe siècle, se sont résignées à instruire la Démocratie, elles ont constamment tenu leur effort enfermé dans les limites de l’utilitarisme professionnel. Ce fut un dogme que le travailleur dont le métier doit assurer la subsistance ne saurait être, sans dommage pour la Société, détourné de la voie étroite du perfectionnement technique et qu’aussi bien toute culture générale lui nuirait à lui-même et serait contraire à ses propres intérêts. Les sciences exactes, en ce qu’elles comportent d’applications directes et pratiques, les langues vivantes, commercialement apprises, composèrent la part du patrimoine intellectuel de l’humanité dont la jouissance fut dès lors concédée aux « classes laborieuses ». Et ceux qui les y admettaient s’estimèrent fort généreux et contemplèrent dans leurs miroirs la face du Progrès.

Or, il advint qu’un mouvement irrésistible se dessina qui poussait la Démocratie vers le pouvoir. Elle était le nombre, et le nombre devenait force. Les privilégiés composèrent avec cette force nouvelle, mais ils s’abstinrent de l’éclairer. Le partage des fonctions, passe encore ; le partage des connaissances, non pas. Les portes du Temple demeurèrent closes. Survint la guerre. La Démocratie prouva qu’elle n’avait pas seulement le nombre, mais encore le courage, l’abnégation et la persévérance. Car, sans faire tort à ceux qui les conduisirent et les commandèrent, c’est surtout à la masse des combattants obscurs, on peut bien le dire, qu’ira cette fois l’admiration de l’Histoire.

Quand, la paix rétablie, il faudra remplacer l’édifice que ceux même qui l’avaient construit et s’y carraient à l’aise ont jeté bas par leurs imprudences et leurs excès, on apercevra que l’avènement des gouvernements populaires est proche. Et la Démocratie recevra la garde du Temple sans que, du seuil, elle ait jamais été admise à en contempler le contenu, de ce Temple où sont accumulés les trésors de l’Intelligence et de la Beauté, l’effort des générations écoulées, l’espoir de la civilisation. Et parce que, dressé par un petit nombre d’initiés et selon des formules compliquées, l’inventaire en fut jalousement soustrait aux regards de la foule, voilà que le Temple et ce qu’il renferme se trouveront exposés aux hasards redoutables et aveugles des perturbations économiques et sociales. Et s’il allait être détruit ?…

Ce qu’il y a de plus surprenant dans le passé, ce n’est point la lenteur des progressions intellectuelles, ce sont les défaillances de la mémoire collective. Comment tant d’objets acquis ou réalisés, tant d’entreprises venues à terme, tant de constructions achevées, tant de découvertes enregistrées, comment tout cela a-t-il pu retomber dans le néant, disparaître parfois sans laisser de traces ? Un seul motif en rend compte : l’ignorance du grand nombre, entretenue par l’esprit de caste des privilégiés : une élite avait intérêt à garder pour elle le savoir, afin d’en faire un instrument de règne.

Et tant que l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, n’apportaient pas à l’homme leur concours merveilleux pour la diffusion de toutes choses, un pareil calcul s’excusait, se légitimait presque. Mais de quels arguments honnêtes l’appuyer alors que ces inventions avaient préparé le déplacement de l’axe social ? La pédagogie vint au secours des obscurantistes. Elle inventa une théorie étrange, d’après laquelle l’attention ne saurait se fixer sur un ensemble, l’intelligence le saisir, la mémoire le retenir qu’autant que les détails en ont été l’objet d’une étude préalable approfondie. Regardez-y de près ; tous nos systèmes d’enseignement reposent d’aplomb sur cette doctrine que nul n’ose contredire ni même discuter, et dont les événements actuels soulignent pourtant à nouveau l’absurdité et le néant.

Il faut démolir cette Bastille. La Démocratie doit à son tour recueillir l’enseignement des siècles et prendre contact avec la science désintéressée. Elle est beaucoup mieux préparée à en bénéficier que votre méfiance ne vous le laisse croire. L’air pur des grands courants historiques, la révélation des abîmes cosmiques, les souffles créateurs de l’art allégeront sa marche laborieuse.

Ouvrez les portes du Temple ! Il n’est que temps. L’avenir de l’humanité l’exige.

Pages de critique et d’histoire, 1918.