Texte validé

Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV/V

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 148-151).

Le faux sportsman.

(d’après Labruyère)

Callimatias estima, dès le moment que les sports furent à la mode, ne pouvoir y rester étranger. C’est pourquoi il s’empressa d’en adopter les différents costumes et d’en parler le langage. On le vit dès le matin en tenue de cheval avec des culottes du dernier modèle, des bottes vernies à se mirer dedans et des éperons formidables. Il attendait, vêtu de la sorte, un cheval qu’on ne lui amenait jamais et qu’il eût été d’ailleurs fort embarrassé de chevaucher si d’aventure l’animal se fût présenté. Cette attente agrémentée de marques d’impatience très vives à l’usage des quelques amis ou même des fournisseurs que le hasard lui amenait à cette heure matinale et qu’il était charmé bien entendu de recevoir — se prolongeait jusqu’au moment de descendre à la salle d’armes. Callimatias avait fait aménager cette salle au rez-de-chaussée de la maison qu’il occupait et l’ameublement en était de tous points admirable. Les murs étaient tendus d’une étoffe unie d’aspect rugueux sur laquelle se détachaient des panoplies superbes. L’acier poli y étincelait. Tout à l’entour fleurets, épées, sabres à gardes italiennes ou allemandes se trouvaient à la disposition des tireurs. Sur le sol de grandes pistes de linoleum s’étendaient dans toute la longueur de la salle. À côté, il y avait un lavabo de marbre avec une douche puis une seconde petite salle réservée à la boxe. Les murs en étaient capitonnés à hauteur d’homme pour préserver les boxeurs contre les horions qu’ils risquaient d’attraper en s’y heurtant, la pièce ayant des dimensions un peu trop restreintes. Dans un angle se balançait un de ces ballons suspendus à une corde que les Américains appellent boxing-bags, et sur lesquels, pour s’exercer, ils ont coutume de frapper à coups répétés.

Callimatias en pénétrant dans cette salle avec un visiteur se trouvait toujours avoir à déplorer quelque foulure, écorchure, ecchymose, froissement de muscle, en un mot un accident survenu au cours d’un récent exploit sportif dont il s’empressait complaisamment à narrer le détail ; cet accident ne manquait point de le mettre dans l’obligation de renoncer momentanément à la boxe et son regard chargé de regrets se posait alors sur les gros gants en cuir fauve dont il faisait admirer au visiteur le rembourrage et la merveilleuse souplesse. En réalité, Callimatias avait constaté que la tenue de boxe ne lui seyait point attendu qu’elle dessinait ses membres trop grêles et accusait la maigreur de son thorax et de ses bras. L’escrime lui était plus favorable. Un tailleur spécial venait lui essayer, plusieurs fois l’an, des costumes où il faisait mettre double épaisseur de toile à voile, étant, disait-il, de ces escrimeurs qui ne se ménagent pas et que la fougue de leur attaque expose continuellement à de mauvais coups. Callimatias s’employait ensuite à maculer discrètement ses costumes neufs à l’aide d’un bouton de fleuret trempé au préalable dans la cendre et frotté contre une plaque de fer fortement rouillée. Il dessinait sous le bras la traînée du coup qui a passé après s’être appuyé un instant ; il semblait par là un de ces tireurs redoutables dont on n’atteint pas facilement la poitrine. Callimatias se tenait chaque matin de dix heures à midi dans sa salle d’armes en compagnie d’un jeune homme timide bien que d’aspect rébarbatif lequel était censé diriger son entraînement. C’était l’heure où il souhaitait principalement qu’on vint le voir et il offrait à ceux qui venaient un vin d’Espagne renommé et des cigarettes de tabac rare.

Callimatias possédait dans son salon une belle photographie représentant un groupe de rameurs en train de replacer leur bateau dans le garage après l’exercice. C’étaient, expliquait-il, ses camarades au temps qu’il étudiait à l’Université de Cambridge ; il s’étonnait qu’on ne le reconnût pas dans l’un d’eux dont le visage malheureusement se trouvait dans l’ombre. Toutefois il prenait garde de trop s’attarder sur ce sujet, tant parce qu’il n’avait jamais été à Cambridge que parce qu’il possédait fort imparfaitement les termes techniques du rowing et n’était pas sûr de pouvoir distinguer une yole d’un outrigger.

La natation le mettait plus à l’aise. On l’entendait sans cesse se plaindre qu’il n’y eût point à Paris de larges piscines d’eau tiède ainsi qu’il en existe à Londres et dans d’autres grandes villes ; il s’élevait de même avec véhémence contre la puanteur des eaux de la Seine, indiquant par là l’impossibilité où il se trouvait de satisfaire son goût pour la natation autrement qu’en été sur les plages du littoral. Rien ne contrariait dès lors l’essor de son imagination et, bien qu’il n’eût jamais affronté d’autre onde que celle de sa baignoire, il en arrivait, à force de les raconter, à croire aux « pleines eaux » dont le récit mouvementé était sans cesse sur ses lèvres.

Des skis gigantesques dressés dans un coin et dont, aux approches de l’hiver, il s’occupait ostensiblement à enduire d’huile de lin cuite au bain-marie la surface lisse lui fournissaient l’occasion d’autres récits consacrés aux sports de neige en attendant ceux que la chasse autorise. À ce dernier sport, il se préparait par l’acquisition de fusils perfectionnés et la recherche bruyante de chiens d’une espèce naturellement introuvable.

Encore que plus d’un parmi ses amis eut percé à jour quelqu’une de ses malices, Callimatias était parvenu de la sorte à se faire passer pour un sportsman et nul n’avait paru s’offusquer de ses vantardises auxquelles on supposait un fonds de vérité. Par malheur il ne sut point s’en tenir au bénéfice acquis par ses efforts et, son audace augmentant avec le succès, il se laissa aller, pour étonner la galerie par la sûreté de sa compétence et de son jugement, à critiquer sévèrement la manière dont Monsieur A montait à cheval et dont Monsieur B tirait l’épée. Ses critiques furent colportées et vinrent aux oreilles des intéressés ; il se fit ainsi de nombreux ennemis.

Un matin, Callimatias, botté et éperonné, lisait tranquillement le journal que son valet de chambre venait de lui apporter ; on lui annonça deux jeunes gens qui, eux-mêmes en tenue d’équitation, lui dirent que, passant devant sa porte, ils avaient eu l’idée de s’offrir à partager sa promenade. « On se rencontre difficilement au Bois, dirent-ils ; partant ensemble, nous serons assurés d’avoir l’agrément de votre compagnie ». Callimatias oublieux des propos qu’il avait tenus sur ces jeunes gens se montra ravi et les remercia chaleureusement ; il s’excusa toutefois de devoir les faire attendre, son cheval étant en retard. Mais au bout de quelques minutes, l’un d’eux penché à la fenêtre s’écria joyeusement : « Voici, je crois, votre cheval ; partons donc vite ». Callimatias pleinement rassuré prit ses gants, son stick et les suivit. Quelle ne fut pas sa stupeur de trouver en bas une monture qui, effectivement, l’attendait. Pris de court, ne sachant plus comment reculer et sentant fixés sur lui les regards de ses compagnons, il se mit maladroitement en selle et partit entre eux au pas. Tout alla bien pour quelques minutes et Callimatias se demandant par quel stratagème il réussirait à terminer une si fâcheuse aventure, venait de se décider à simuler un vertige soudain qu’il allait mettre sur le compte d’un embarras d’estomac lorsque les deux autres cavaliers partirent au galop. Le cheval de Callimatias dont une cravache indiscrète venait, comme par mégarde de chatouiller les hanches fit de même. L’infortuné se suspendit aussitôt aux rênes en même temps qu’il serrait les jambes de toutes ses forces ce qui, on le conçoit, n’était guère propre à calmer l’animal. L’allure des autres chevaux allait d’ailleurs s’accélérant. Bientôt Callimatias, ayant perdu un de ses étriers n’eut d’autre ressource que de s’accrocher à la crinière. Pour comble, son éperon égratignait le flanc de sa monture qui commença de se défendre. Callimatias affolé se décida à implorer la pitié de ses bourreaux, mais ceux-ci, impassibles, faisaient mine de ne rien voir et de ne rien entendre. La cavalcade cependant soulevait sur son passage l’hilarité générale. Ils arrivèrent en cet équipage devant la porte du loueur qui avait fourni les chevaux. Là, les compagnons de Callimatias s’arrêtèrent et le remirent, hâletant et blême, entre les mains d’un palefrenier. Puis, sans mot dire, ils s’éloignèrent au grand trot.

Oncques n’entendit plus parler de Callimatias dans le monde des sports. Mais on rapporte qu’il est maintenant adonné au culte des arts et cisèle de charmantes figurines d’une grâce et d’une élégance rappelant les Tanagra. Toutefois, personne n’a encore été admis à l’honneur de pénétrer dans son atelier.

Revue Olympique, mai 1910.