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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV/VI

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 151-153).

Les réflexions du bonhomme Noël.

Le bonhomme Noël n’est pas sportif au fond… Voilà des années et des années qu’il transporte des joujoux. Or, les joujoux sportifs de diffusion récente sont à ses yeux une des formes du modernisme. Et vous n’attendez pas de lui qu’il soit moderniste, n’est-ce pas ? Non ! les sports lui disent beaucoup moins qu’un chemin de fer démontable ou un théâtre de marionnettes. Aussi grommelait-il un peu, l’an de grâce 1911, en constatant que ses petits amis pensaient apparemment de façon différente puisque le nombre des engins de sport dans le chargement avait encore augmenté de façon très sensible sur l’année précédente. Il y avait de tout en vérité : des aéroplanes en miniature et des bicyclettes pour de vrai, de gros ballons de football ronds et ovales, des patins et même de longs skis encombrants et des carabines et des fleurets avec des masques à treillis… Certainement qu’il y a abus, soupirait le bonhomme Noël ; cela ne durera pas, cette frénésie. Et résigné, il allait de maison en maison en bon commissionnaire exact et rapide.

Précisément devant une jolie petite cheminée d’enfant, il venait de déposer tout un attirail de cavalier : une culotte en drap fin ce qu’il y a de plus « Saumur », des leggings de cuir fauve à courroies, des éperons nickelés et un stick à pommeau d’argent. Il n’y a plus d’enfants, ma parole ! Et le moyen de ne pas monter à cheval crânement avec un si joli équipement. Au moment de se retirer, non sans avoir blamé in petto la faiblesse de la maman, le bonhomme Noël s’aperçut qu’il avait encore quelque chose pour cette maison-là. C’était une raquette de tennis ornée d’un chiffre d’argent et dont la fabrication s’indiquait particulièrement soignée. Mais cette raquette là sûrement n’était pas destinée à un enfant ; son poids semblait n’être pas en rapport avec des forces juvéniles et pour saisir son manche robuste, il faudrait une large main d’homme. Alors quoi ?… le papa après le petit garçon ?… Un comble. Le bonhomme Noël, assis dans le salon un peu en désordre comme à la suite d’un gai réveillon, tournait et retournait l’objet dans ses mains. Mais il n’y avait rien à dire. Le bonhomme Noël était en service commandé ; il devait obéir. Il ouvrit donc une porte et pénétra dans la chambre voisine où dormait d’un bon sommeil équilibré un homme de trente cinq ans environ. C’était pour lui la raquette et, devant la cheminée, le dormeur n’avait-il pas eu le toupet de déposer de fortes chaussures de chasse qui disaient les belles randonnées à travers les labours profonds où la forêt humide et la provision d’appétit et de santé rapportée de ces expéditions-là… Assurément ce n’était pas la première fois que le bonhomme Noël se trouvait muni de cadeaux pour des grandes personnes. Bien qu’hostile à ce genre de gâteries, il s’y prêtait, en général, d’assez bonne humeur et, avec un petit sourire narquois, déposait dans l’âtre les objets dont il était chargé. Mais vraiment cette fois-ci, cela passait un peu les bornes. C’est le petit garçon qui recevait le cadeau… sérieux et son papa qui recevait le joujou. Car pour le bonhomme Noël, une raquette c’est un joujou puisque cela sert à jouer et des éperons c’est une chose sérieuse puisque cela sert à faire galoper un cheval. Où allons-nous ? Mon Dieu ! Où allons-nous ? Voilà les petits garçons qui sont traités en grandes personnes et les grandes personnes qui redeviennent des petits garçons.

Par hasard, cette nuit-là, le bonhomme Noël n’était pas en retard. Rentré dans le salon voisin, il s’y assit sur un pouf et s’abandonna à ses réflexions. Et il vit la jeunesse. Il la vit sous une double forme successive : celle d’une petite frimousse frisée et rieuse épanouie sous un béret marin et celle d’un homme grand et fort, agile et gai avec les mêmes yeux rieurs et en plus une belle moustache blonde. Soudainement il comprit que ces deux être issus l’un de l’autre et séparés par près d’un quart de siècle pouvaient grâce au jeu, se retrouver au même diapason et vibrer à l’unisson. Il se demanda si cela était bon ou mauvais.

Le bonhomme Noël est consciencieux. Quand il se pose une question semblable, il ne permet point à ses préjugés d’y répondre. Il examine en toute justice le pour et le contre et conclut honnêtement d’après ce que son bon sens lui inspire. Eh bien ! il n’y a pas à dire, c’est une bonne chose. Jadis les parents accentuaient de leur mieux la barrière entre eux et leurs enfants ; ils s’imaginaient avoir ainsi aux yeux de ces derniers plus de prestige et de dignité. C’est à savoir. En tous cas, à ce régime là, la confiance, la bonne amitié joyeuse qui n’exclue nullement le vrai respect n’existaient guère. Et le résultat, c’est que deux générations marchaient dans la vie comme en une sorte de parallélisme obscur sans se voir, sans se comprendre. Or, les idées des petits et celles des grands ne peuvent naturellement s’accorder puisque le bagage cérébral n’est point le même. Mais le sport reste identique pour les uns et pour les autres. Jeu des muscles, recherche de l’adresse, dépense de force, sensation d’agilité… le petit et le grand éprouvent au même degré ces bienfaits du sport. Et pour l’un comme pour l’autre, l’effet produit est sain, clair et viril. Il en résulte un charmant rapprochement entre père et fils. Et ce rapprochement là sûrement ne fait pas de mal au fils et fait énormément de bien au père.

Le bonhomme Noël hocha la tête. Il n’avait jamais encore envisagé le problème sous cet angle et cela le rendit songeur. Il dût reconnaître que les joujoux sportifs ont du bon et en envisagea la diffusion avec une certaine sympathie. Justement, il lui restait un jeu de cricket dans sa hotte. Il le considéra en souriant et s’en alla par la cheminée vers la maison voisine.

Revue Olympique, décembre 1911.