Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Acheter chat en poche

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Acheter chat en poche.

La scène que nous reproduisons ci-dessous fait partie d’un intermède d’auteur inconnu, intercalé dans un mystère de Jacques Havatovytch, intitulé : « Tragédie ou tableau de la mort de Jean le Baptiste », représenté à Kaminka en Galicie, en 1619, et imprimé à la même époque. C’est le spécimen le plus ancien des scènes burlesques que l’on considère comme les avant-coureurs de la comédie ukrainienne du dix-neuvième siècle.

Personnages : Stetzko, portant des pots, Klimko avec sur l’épaule un chat dans un sac.

Klimko :Tiens, te voilà, l’ami,
Qu’est ce que tu fais ici ?
Comment te portes-tu ?
Comment va ta santé ?
Stetzko :Ici je ne fais rien,
Je vais à la maison,
Ces pots-là sur les bras,
Comme avec des voisins.
Klimko :Pourquoi en as-tu tant ?
À ta femme voudrais-tu les jeter ?
Stetzko :Pourquoi ? Ne sais-tu point
Que je tiens à bien vivre ?
Pour la cuisine il faut avoir assez,
Je veux ne me priver de rien,
En tout comme il convient,
À un homme qui a de la substance.
Klimko :Pardieu, tu es un bien brave homme,
As-tu beaucoup d’argent ?
Stetzko :D’argent ? J’en ai.
Klimko :D’argent ? J’en ai. Et des troupeaux ?
Stetzko :De toutes sortes. Ils sont là dans les champs,
Des brebis comme des moutons.
Assez pour traiter un seigneur ;
Et des génisses et des bœufs.
Je ne me souhaite que la santé.
Klimko :Et des champs en as-tu beaucoup ?
Stetzko :J’en ai. Mais pourquoi ta question ?
Klimko :Je voudrais bien servir chez toi
Et avec toi, pour toujours, vivre.
Stetzko :Si tu le veux, mon Dieu, tu peux servir chez moi.
Faire des dettes dans les bouges.

Il suffit que j’aie de l’argent
Pour pouvoir payer tes fredaines ;
Mais je veux que tu sois un serviteur fidèle,
Klimko :Dis donc, quel genre de cuisine
Me feras-tu ?
Stetzko :Me feras-tu ? Comme tu vois
Tous ces pots je les porte chez moi
Les ayant achetés à la foire.
J’ai acheté aussi cette bouteille,
De compagnie nous lui dirons un mot.
Tu demandes ce que nous ferons cuire.
De la soupe dans celui-là,
Dans celui-ci, la crème de gruau,
Et quand nous aurons du poisson
Nous le ferons mijoter dans cet autre.
Dans celui-ci nous ferons les pâtons,
Ici les carpes de carême ;
Là dedans les choux gras au lard,
Dans le dernier nous mettrons les lardons
Pour les pois. Maintenant tu connais tout.
Mais tu pourras t’empiffrer de rissoles
Que nous rissolerons dans un des pots.
Ici nous rôtirons la couenne
Et si tu veux encore quelque chose,
Nous cuirons tout, si nous l’avons.
Klimko :Par ma foi, j’entre à ton service
Si tu me dois si bien traiter.
Mais tu dois avoir bien de la fortune !
Stetzko :À propos, que sais-tu donc faire,
Dis, pour que connaissant mon serviteur
Je puisse lui témoigner mes bontés.
Klimko :Moi, je suis un homme à tout faire,
Je m’entends à chasser les loups,
Pour qu’ils ne fassent pas grand peur aux bêtes
Et ne dispersent le troupeau.
Beaucoup d’autres bêtes aussi
J’attraperai. Tiens, de cette forêt
Je rapporte un renard ;
Il me servira à payer mes dettes.
Stetzko :J’ai bien besoin d’un homme tel que toi

Déjà je me réjouis de t’avoir.
Tu auras, certes, de la chance
Et bientôt tu peux commencer.
Klimko :De la chance ! Cette bestiole
Achète-là. Ce n’est pas cher.
Tu y trouveras un chapeau.
Stetzko :Fais voir que je la regarde !
Klimko :C’est qu’elle est vive, venant du bois,
Du sac elle m’échapperait.
Tu la verras à la maison,
Pour sûr tu la trouveras belle.
Stetzko :Et combien crois-tu qu’elle vaille ?
Klimko :Je te la donne pour six sols.
Stetzko :Tu la comptes rudement cher !
Klimko :Qu’en donnes-tu ? Je te la laisse.
Stetzko :Moi, je la prendrais pour trois sols.
Klimko :Donnes-en cinq,
Stetzko :Donnes-en cinq, Non,
Klimko :Donnes-en cinq, Non, Bonne affaire !
Stetzko :C’est trop.
Klimko :C’est trop. Voudrais-tu l’acheter
À quatre. Nous vivrons ensemble.
D’abord j’irai payer ma dette.
Et je te suis avec les pots
Sur les talons.
Stetzko :Sur les talons. C’est beaucoup trop
que tu demandes.
Klimko :que tu demandes. Mon Dieu, c’est pour rien.
D’autant plus que ma dette est grosse
Ayant pinte en compagnie.
Stetzko :Eh bien ! Prends-les tes quatre sols
Et reviens bientôt, mon brave homme.
Klimko :Parfait, je te laisse le sac
Je ne lambinerai pas trop en route.

(Klimko sort, et, resté seul, Stetzko veut regarder le renard.)
Stetzko :Regardons un peu ce renard,

Pourra-t-on en faire des gants
Outre le bonnet de fourrure.

(Le chat s’échappe.)

Foin de malheur, ma pauvre tête !
Et mes gros sous sont envolés.
L’homme n’a laissé que ce sac
Quand j’achetais ce chat en poche.
Mais pourquoi suis-je donc si bête.
De ne point regarder le sac
Et voir ce qui était dedans.
Le diable emporte la besace !
On l’a dit : il ne faut se fier à personne,

(Il cherche les pots.)
Et mes pots, les voilà partis.

Pauvre homme, qu’ai-je donc gagné
À cette foire de malheur !
J’ai un sac en guise de pots,

(Il cherche son manteau qu’il avait posé sur les pots.)
Mon bon manteau aussi n’est plus.

Que me reste-t-il donc à faire ?
Foin de malheur, ma pauvre tête.
Ma mère, m’as-tu mis au monde
Pour que je perde tout mon bien !