Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Kvacha

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Kvacha.

Voici un spécimen de la poésie populaire burlesque, cultivée par les maîtres et surtout par les élèves des écoles ecclésiastiques, organisées à l’époque de la première renaissance sur les modèles occidentaux. La Kvacha, espèce de brouet fermenté, servait de nourriture habituelle aux écoliers indigents et jouait surtout un grand rôle en carême. Elle a souvent servi de thème à plaisanterie.

Vous ne savez, Messieurs, ce qui m’est arrivé.
Il faut donc vous conter toute ma malechance.
Que puis-je faire, moi, n’étant pas né coiffé,
Sinon chanter au chœur pour ma maigre pitance.
À fêter la Noël je m’étais préparé,
Mais il n’est mauvais tour que sorcière ne fasse.
Un grand pot de Kvacha j’avais fait apprêter ;
J’aurais à le manger bien invité Vos Grâces.
Sans doute quelque femme avait dû m’envoûter
Et privé ma Kvacha de couler dans vos panses ;
À peine sur le feu fut-elle à fermenter
Que nos clercs effrayés s’enfuirent à distance.

Elle déverse. Hapon, la voyant s’épancher,
Veut l’arrêter de force et s’arme d’une pelle,
Mais la Kvacha sautant comme un être animé
S’élance contre Hapon, le prend par les semelles,
Le poursuit dans les coins, le jette sur le sol
Et, après cet exploit, elle enfonce la porte
Comme un bélier. Messiers, admirez cet envol !
Tous les clercs accourus pour nous prêter main forte,
N’en peuvent mais. L’un crie : « Amenez un esquif,
On ne peut patauger dans cette poix du diable ! »
Mais la Kvacha déferle hors de son lieu natif.
Un cochon, attiré par l’odeur délectable,
Veut la happer. Hélas ! Il ne put faire : ouf,
Les quatre fers en l’air sur le terrain il roule.
Et la Kvacha grossit sur cet énorme pouf,
Nous laissant ébaubis, bayant comme des moules.
Je ne sais quel désastre eut fait ce flot vermeil,
C’était un ouragan, une trombe d’eau grasse.
Quelqu’un nous conseilla d’y mettre un peu de sel,
Peine perdue : on ne pouvait quitter la place,
Car nous avions été tellement arrosés,
Et la Kvacha si bien empâté nos dehors
Que not’ propre mère n’eût pu nous retrouver,
Tant nos habits gluants nous collaient sur le corps.

Je vous en prie, Messieurs, ne nous oubliez pas,
Envoyez-nous ce soir beaucoup de friandises.
De vous entre-donner vous ne vous privez pas,
Mais qui donc d’entre vous pense à notre maîtrise ?
Qui donc aurait songé à nous porter du lard ?
Vous n’avez qu’une peur : qu’on vous draine vos poches ;
Mais à Dieu, mais à nous, vous y songez trop tard,
Pour de lointains pays quitterons-nous nos proches ?
De l’église quel est le plus bel ornement,
Qui élève vos cœurs à des hauteurs divines ?
Ne sont-ce pas, Messieurs, les hymnes et les chants
De notre religion la parure sublime ?
Ces chants pieusement nous en chantons les stances,
En priant Dieu pour vous au pied des saints autels,
Pour qu’après vous avoir fait vivre en abondance,
Jésus vous garde encore un petit coin au ciel.