Aller au contenu

Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Avant-propos

La bibliothèque libre.

AVANT-PROPOS.

L’étendue et la puissance de l’empire des Romanovs, le développement immense que la Russie a pris à l’Orient sous leur règne, l’originalité de la littérature grand-russienne au xixe siècle, tout s’est réuni pour donner aux Européens occidentaux le sentiment que la Russie se résumait dans le gouvernement de Moscou et de Saint Pétersbourg.

Ceux qui ont étudié le passé des populations de langue russe savent que leur noyau historique est bien à l’ouest de Moscou : le nom même de Moscou n’apparaît pas dans l’histoire avant 1147, la fondation de Nijni-Novgorod est de 1220. La Grande-Russie presque toute entière est un pays colonisé par les Russes depuis le xie siècle. Comme il arrive souvent, les pays colonisés ont pris rapidement une grande importance : ce sont les colonies grecques, d’Asie Mineure, de Grande Grèce, de Sicile qui ont le plus fait d’abord pour créer la grande civilisation grecque ; il a fallu la pression de l’étranger pour concentrer, au ve siècle av. J.-C., la culture grecque dans la Grèce continentale et en particulier à Athènes. Les colons sont en général les éléments les plus actifs d’une nation ; et, placés dans un pays neuf, à ressources abondantes, à vastes espaces, ils prospèrent aisément.

Les populations russes ont gardé néanmoins jusqu’à une époque peu ancienne une grande unité, dont la langue porte témoignage. Dans leur grammaire, du reste intéressante, de la langue ukrainienne (Grammatik der ruthenischen [ukraïnischen] Sprache, Vienne, 1913), MM. St. Smal-Stockyj et Th. Gartner se sont efforcés de démontrer que la langue ruthène, ukrainienne ou petite-russienne est un idiome entièrement distinct du grand-russe. S’ils ont voulu établir que le ruthène littéraire actuel, très influencé par les parlers de Galicie, diffère du grand-russe, ils n’ont fait qu’affirmer un fait évident au premier coup d’œil. Mais s’ils ont voulu conclure de là que le grand-russe et le petit-russien sont des idiomes aussi différents que le grand-russe l’est du serbe et du polonais, ils ont commis une grave erreur : tous les traits par où se classent les dialectes slaves attestent l’unité initiale du grand-russe, du petit-russe et du blanc-russe. La représentation par oro, olo de l’ancien or, ol, qui est représenté par ra, la en slave méridional, par ro, lo en polonais, marque fortement cette unité ancienne des parlers russes.

L’événement décisif qui a travaillé contre l’unité russe a été la conquête lituanienne. La nation lituanienne, si étrangement archaïque, avait conservé jusqu’au xiiie et au xive siècles les usages, la religion, et même la mentalité indo-européennes. Elle a pu, profitant des difficultés de la Russie, étendre sa domination jusqu’au delà de Kiev et se soumettre des populations russes dont le nombre dépassait de beaucoup celui des Lituaniens.

Demeurés jusqu’en plein moyen-âge au stade de civilisation des vieux Indo-Européens, les Lituaniens étaient tout prêts à recevoir de leurs sujets la culture qui leur manquait. C’est de Russie que les Lituaniens ont reçu d’abord la civilisation, et le vocabulaire de civilisation du lituanien est, en grande partie, composé d’emprunts aux parlers russes voisins de la Lituanie, les parlers blancs-russes.

Mais l’union personnelle de la Pologne et de la Lituanie, depuis Iagellon, en 1386, et le baptême de Iagellon dans l’église occidentale mettaient sous l’influence de l’Occident tous les Russes que s’étaient soumis les Lituaniens. Dès lors les parlers ukrainiens ont eu leur développement propre, indépendant de celui des parlers grands-russes. Ne servant qu’à l’usage local et n’ayant au dehors aucun rayonnement, ils ont évolué relativement vite, si bien que, par rapport à l’état de choses ancien, ils offrent beaucoup d’innovations ; une notable partie des voyelles et des consonnes ont pris des prononciations nouvelles. L’espacement des relations entre les Russes d’occident et ceux d’orient a eu peur conséquence que les parlers des deux régions ont pris des aspects très différents sans aucune réaction d’un côté ni de l’autre. Les influences de civilisation ont été très différentes aussi : le grand-russe a subi, plus qu’aucune autre langue slave, l’action du slavon d’église auquel il a emprunté une large part de son vocabulaire abstrait ; le russe d’occident, au contraire, a pris au polonais beaucoup de mots, si bien que le ruthène et le polonais semblent souvent avoir un vocabulaire commun.

Le résultat est que, avec le temps, le grand-russe et le ruthène, qui continuent un seul et même type de parlers slaves, le type russe, sont, par suite de l’indépendance de leurs développements, devenus des langues distinctes. Les linguistes de l’Académie de Pétrograd l’ont proclamé nettement. Mais deux langues slaves, même de types éloignés, diffèrent moins entre elles, on le sait, que deux langues romanes, même voisines. Et ce qui, au premier abord, frappe l’étranger qui compare le grand-russe et le ruthène, ce ne sont pas tant les différences que les ressemblances.

Toutefois, si l’unité ancienne du russe transparaît nettement aux yeux du linguiste, et si elle est encore une force qui peut et qui doit rendre de grands services, la différence actuelle des parlers est telle que les littératures fondées sur les deux langues sont distinctes. Les deux groupes de populations ont d’ailleurs un passé si différent, un tour d’esprit, une sensibilité si distincts que les deux littératures ne se ressemblent guère.

La littérature du grand-russe est bien connue ; elle a exercé au xixe siècle une grande action sur l’Europe. Masquée par la Russie orientale d’une part, par la Pologne de l’autre, la littérature de langue ruthène est peu connue au dehors. Le recueil qui est maintenant soumis au public fera entrevoir, pour les Russes de l’occident, qu’on les nomme Petits-Russes, Ruthènes ou Ukrainiens, à la fois leurs vieux titres de noblesse intellectuelle et la fraîcheur, la force d’expression de la littérature des temps modernes. On verra quelle en est la savoureuse originalité.

A. Meillet.