Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/La littérature ukrainienne

La bibliothèque libre.

LA LITTÉRATURE UKRAINIENNE,

son nom, son développement, ses époques.

La littérature ukrainienne est encore fort peu connue du public européen. Seuls les vieux monuments de la période de Kiev ont eu la chance de parvenir à la connaissance des amateurs de littérature russe, parce qu’ils étaient également considérés commet l’origine de cette littérature. Des auteurs ukrainiens plus récents, si l’on en excepte le grand poète Chevtchenko dont un assez grand nombre de productions ont paru en différents langages, ce ne sont que des fragments qui ont été par hasard traduits dans l’une ou l’autre des langues européennes. Nous doutons même que les spécialistes aient pu se faire une idée tant soit peu exacte des belles lettres ukrainiennes, car les abrégés qui prétendaient les leur présenter étaient très incomplets ou bien ne parvenaient pas à se répandre, comme le petit livre de Michel Tyszkiewicz[1], publié naguère, pour ne citer qu’un exemple. Depuis longtemps, d’ailleurs, la politique s’en était mêlée : les travaux de nos littérateurs ont toujours eu à souffrir d’insinuations malveillantes et intéressées, voire de calomnies qui, pour si déraisonnables qu’elles fussent, n’en étaient pas moins arrivées, suivant l’aphorisme bien connu, à semer une certaine méfiance dans l’esprit de ceux qui sentaient s’éveiller en eux de l’intérêt pour la vie ukrainienne.

Nos intellectuels, trop occupés à lutter contre le despotisme russe et les prétentions de l’aristocratie polonaise, pour l’existence même de leur nation, ne pouvaient travailler à dissiper les préjugés du public européen. Ils étaient, du reste, convaincus que les aspirations nationales, auxquelles ils avaient dévoué leurs efforts, ne tarderaient pas à vaincre tous les obstacles et que les faits eux-mêmes donneraient un démenti éclatant à tous les bruits tendancieux dont ils connaissaient bien l’inanité.

Il semble que ce moment soit arrivé. Il est évident que la lutte sans merci, menée par le peuple ukrainien pour avoir le droit de disposer de soi-même, a convaincu tous ceux qui ne s’entêtent pas dans leurs préjugés que les aspirations nationales de ce peuple ne sont point une chimère, mais reposent sur la volonté d’une nation qui compte plus de 40 millions d’âmes, d’établir son indépendance politique et intellectuelle au milieu des autres peuples slaves. Et, grâce aux qualités originales de sa vie nationale, à ses coutumes, au développement de ses idées, à la valeur intrinsèque de ses créations littéraires, il ne manquera pas d’attirer l’attention et l’intérêt du public pensant.

L’Institut Sociologique Ukrainien, considérant comme son devoir de donner la plus grande publicité possible aux œuvres nationales, fait le premier pas dans cette direction en offrant au public une petite anthologie de littérature ukrainienne s’étendant jusqu’au milieu du siècle dernier, jusqu’aux œuvres de Chevtchenko et de ses contemporains, qui sont comme la base du mouvement ultérieur moderne. Puisqu’il ne s’agissait pas tant de fournir des matériaux aux savants spécialistes que de mettre sous les yeux de tous ceux qui s’intéressent à la vie ukrainienne un choix des œuvres les plus marquantes, nous avons évité de donner à cette collection des proportions volumineuses, laissant résolument de côté ce qui présentait un intérêt trop spécial. Mais, d’un autre côté, on y trouvera les éléments suffisants pour se faire un idée claire du développement de cette littérature aux diverses périodes de son histoire, alors qu’on l’appelait simplement russe, puis petite-russienne, jusqu’à ce qu’elle prit l’appellation moderne d’ukrainienne.

Dans l’abrégé de l’histoire de l’Ukraine, déjà édité par l’Institut Sociologique, on a expliqué tout au long les causes de ces changements dans la terminologie, qui n’ont pas peu contribué à jeter la confusion dans les esprits. Nous y renverrons donc le lecteur et nous nous contenterons de donner ici une brève esquisse des conditions dans lesquelles se sont opérés ces changements.

Le nom de « russe » est intimement lié à l’ancien royaume de Kiev ; il servait plus spécialement à désigner le groupe méridional des tribus slaves orientales, d’où sont sortis les Ukrainiens actuels. Il s’est conservé intact dans les contrées habitées par celles de leurs branches qui, par leur voisinage, eurent peu d’occasion de prendre une dénomination propre qui les distinguât de leurs frères d’Orient, tandis que leurs rapports quotidiens les mettaient en contact avec les Polonais, les Lithuaniens, les Roumains ou les Hongrois. Ainsi, dans la Galicie, la Bukowine, et dans les contrées Transcarpathiques, les tribus ukrainiennes ont gardé jusqu’à tout récemment le nom de « russe » ou « ruthène » comme leur appellation nationale, quoique l’on ne puisse soutenir qu’elles n’eussent pas du tout conscience d’une différence qui les séparât des autres nationalités orientales, qui continuaient également à porter le même nom, comme les Blancs-Russes et les Grands-Russes.

Pour des raisons d’ordre hiérarchique et dynastique, le nom de russe s’est étroitement lié à une époque plus récente à la branche grande-russienne des slaves orientaux. La Moscovie s’était formée assez tard grâce à la colonisation par les Slaves de contrées finnoises, mais ses métropolites dérivaient directement leurs fonctions du siège de Kiev, tandis que les princes moscovites mettaient sans cesse en avant leurs droits dynastiques qui leur seraient échus, au dire des politiciens de Moscou, lorsque la vieille dynastie de Kiev s’éteignit à Kiev, en Galicie et dans les autres centres politiques. Cette hérédité légale leur fut reconnue par Byzance, de sorte que l’empereur grec et le patriarche donnèrent le nom de « métropolite de Grande Russie » ou simplement « de la Russie » à celui qui s’était transporté de Kiev à Moscou, tout en étant supposé avoir conservé sous sa puissance son ancien ressort, tandis que le métropolite qui fut créé plus tard pour l’Ukraine Occidentale reçut du patriarche le nom de « métropolite de la Petite-Russie ». Dans la suite, on employa cette dénomination dans les relations du métropolite ukrainien avec le métropolite grand-russien. Mais ces relations furent assez rares, de sorte que la dite appellation fut, en somme, peu usitée. À partir du xive siècle, la vie intellectuelle de ces deux branches slaves se sépare de plus en plus : les intérêts de la Grande-Russie l’attiraient vers le nord et l’orient ; elle était prise dans le système de la horde tartare, sous la domination de laquelle Moscou resta jusqu’à la fin du xve siècle. Au contraire, les contrées ukrainiennes, liées par leur histoire à la Pologne, à la Lithuanie, à la Hongrie et à la Roumainie, entrèrent dans des rapports très étroits avec la civilisation occidentale. Les populations de ces contrées avaient conscience de ces différences nationales qui les séparaient des Grands-Russes, tandis que les facteurs de la vie politique et culturelle les mettaient en contact avec les Blancs-Russes, qui se trouvaient, eux aussi, sous l’influence de l’Occident. Les Grands-Russes sentaient bien, de leur côté, ces différences, car ils commencèrent alors à donner à la nationalité ukrainienne, à sa langue et à sa littérature le nom de « blanc-russe »[2]. Mais, en général, les Ukrainiens ne sentirent pas de longtemps le besoin de se différencier par une appellation spéciale des Grands-Russes ; au contraire, dans leurs conflits avec les éléments catholiques polonais et lithuaniens, ils en appelèrent plus d’une fois à la communauté de religion qui les liait aux Grands-Russes, aussi bien qu’aux Roumains, et, dans les moments difficiles, ils cherchèrent un soutien chez leurs coreligionnaires contre les prétentions lithuano-polonaises.

Il se produisit un changement lorsque, au milieu du xviie siècle, l’Ukraine se réunit politiquement à la Moscovie. Il s’agissait maintenant pour nos ancêtres de maintenir leur autonomie politique contre la centralisation et de défendre leur indépendance intellectuelle contre la censure et les empiétements de Moscou. Il leur fallait mettre en relief leurs droits historiques et nationaux, souligner leurs différences culturelles et nationales, et, puisque les Grands-Russes s’appropriaient exclusivement le nom de « Russes », il leur fallut chercher un autre nom pour s’opposer plus efficacement à Moscou.

À la hâte, on employa l’ancien terme ecclésiastique de « Petit-Russe » qui commença à se répandre dans les classes dirigeantes ukrainiennes, pour désigner leur administration, leur église, leur civilisation, leur langage et qui resta, plus ou moins, en usage jusqu’au xixe siècle. Mais il ne s’implanta point dans la nation ; les classes mêmes qui s’en servaient en reconnaissaient l’insuffisance. Non seulement les contrées ukrainiennes de l’ouest ne l’acceptèrent-elles pas et leurs habitants continuèrent-ils à s’appeler « russes » en opposition à la nation « moscovite », mais encore les provinces ukrainiennes placées sous la domination russe, mais ne faisant pas partie de l’Hetmanat qui s’unit à Moscou en 1648, considéraient l’appellation de « petit-russe » comme leur étant étrangère, puisque c’était un terme spécialement appliqué à l’Hetmanat, c’est-à-dire, aux gouvernements de Tchernyhiv et de Poltava. Les territoires situés à l’est de ces gouvernements — ceux de Charkov et les districts voisins — gardèrent leur nom d’« Ukraine Slobidska », tandis que les contrées à l’ouest du Dniéper n’entendaient pas être « petites-russiennes ».

Il fallut chercher une dénomination générale qui s’appliquât à tous les groupes de cette nationalité dont la vie intellectuelle n’avait cessé au cours des siècles de manifester les mêmes caractères propres, de cette nationalité dont l’unité apparaissait toujours plus clairement dans la conscience des masses. On essaya bien au xixe siècle d’introduire le terme de « iugo-russe », mais celui d’« ukrainien » a fini par l’emporter. Il s’appliquait depuis longtemps aux territoires orientaux et prit de plus en plus un caractère généralement national et politique de la vie nationale. Il fut adopté dès le début par les grands maîtres du xixe siècle, spécialement par Chevtchenko, de sorte que, dans la seconde moitié du siècle, il se répandit promptement et devint la dénomination nationale pour tout le pays.

Mais, tandis que la terminologie nationale, à travers les circonstances que nous venons de relater, restait flottante et assez peu claire, la vie intellectuelle ukrainienne et spécialement la vie littéraire, présente une unité, une continuité de développement assez remarquable, surtout si l’on prend en considération les désavantages extérieurs dont elle eut à souffrir.

La littérature « russe », telle qu’elle s’était développée au berceau historique de la race ukrainienne, à Kiev, sur le fondement d’une langue littéraire commune, née dans les centres intellectuels — les principaux monastères et la chaire métropolitaine — en étroite liaison avec le slavon rituel, apporté de Bulgarie, servit de source et de modèle aux ouvrages locaux, à ces petites littératures qui se développèrent plus tard dans les centres politiques et intellectuels de l’Europe Orientale. Dans les centres kiévois se rassemblèrent les forces culturelles, non seulement des environs immédiats de la ville, mais aussi des contrées éloignées qui étaient soumises à son gouvernement ; le travail littéraire en commun et l’influence d’une langue rituelle commune neutralisèrent les particularités idiomatiques et firent de la langue de Kiev un instrument littéraire général. En partant de la capitale pour aller remplir dans les provinces toutes sortes de fonctions administratives et ecclésiastiques, les membres de ses cercles littéraires et les élèves de ses écoles emportaient avec eux, en même temps que les œuvres littéraires qui devaient servir de modèles, les manières et la langue littéraire kiévoises, qui s’implantèrent dans les centres provinciaux, parmi lesquels, lorsque Kiev fut déchu, devaient se distinguer en première ligne, dans les contrées ukrainiennes, Halitch et Vladimir Volynsky et, au xive siècle, Léopol qui se manifesta alors comme le foyer commercial et industriel le plus important et le centre de la vie intellectuelle de l’Ukraine occidentale.

Une évolution profonde se produisit du xiiie au xve siècle. Les sujets littéraires changent, la langue elle-même se modifie : elle prend plus de coloris local, les dialectes lui donnent plus de variété. Pour remplacer Kiev, il ne se forma pas de centre assez puissant qui pût maintenir l’unité de la langue commune. En même temps, l’influence de l’église orthodoxe s’affaiblit, lorsque les provinces occidentales furent réunies à la Pologne, tandis que celles du centre se joignaient à la Lithuanie : les éléments rituels disparurent de la langue littéraire et l’on vit s’établir la prépondérance du parler laïque, de la langue de l’administration, qui s’était développée sous l’influence marquée des dialectes blancs-russes, voisins des centres administratifs du grand-duché de Lithuanie. Au xvie siècle les lettres ukrainiennes, même au service de l’église, dans un but de popularisation, s’attachant aux exemples donnés par les prédicateurs protestants, se rapprochent autant que possible de la langue parlée. Ainsi des écrivains, comme Hérazime Smotrytsky ou Jean de Vychnia, écrivent à peu près dans la langue usitée de leur temps dans les classes élevées ukrainiennes.

Néanmoins, la conscience d’un lien direct avec la tradition de Kiev, le sentiment d’être les héritiers de sa vieille littérature ne s’éteint pas au milieu de tous ces changements. Les Ukrainiens qui écrivent à cette époque (xivexvie siècles), qu’ils soient orthodoxes ou uniates, ne cessent pas de se regarder comme les continuateurs des vieux auteurs de Kiev, qu’ils considèrent comme leurs maîtres et législateurs. La vieille chronique kiévoise, dans ses diverses versions, continue à servir de fondement à toutes les annales postérieures. Les légendes des saints kiéviens, recueillies du xie au XIIIe siècle dans le « Patericon de Kiev », sans cesse remaniées et amplifiées, restent toujours le livre le plus populaire. L’extrait du mémoire des évêques ukrainiens, que l’on trouvera plus loin (page 20), donne bien la façon de penser des intellectuels de l’époque sur les liens de filiation qui unissent les cosaques contemporains aux anciens russes de Kiev et l’activité des patriotes alors vivant à l’œuvre des Vladimir le Grand et autres protecteurs de la civilisation nationale. Nous retrouvons les mêmes idées chez ceux qui luttaient à Léopol pour la renaissance ukrainienne. Ils considéraient de leur devoir de réparer les fautes des générations antérieures, de remplir les lacunes laissées que les nouvelles luttes religieuses venaient de révéler à tous les yeux, de relever le niveau de l’éducation, et de développer l’activité des citoyens dans les sphères culturelles et nationales. Mais ce que l’on bâtit alors, se bâtit sur les vieux fondements de la civilisation de Kiev. Ce fut là le premier jalon de la renaissance ukrainienne, à la fin du xvie siècle et au commencement du xviie.

À ce moment, Kiev redevient le foyer national ukrainien. Ceux qui travaillaient à la renaissance religieuse et nationale s’y trouvaient plus en sûreté, sous la protection des cosaques, qu’à Léopol qui, au xvie siècle, avait épuisé ses ressources économiques et qui, dans sa décadence, était devenu la proie de la réaction polonaise. Et, en tombant sous l’influence des cosaques, la renaissance ukrainienne se démocratise, se sécularise et, dans son expression extérieure, la langue, se rapproche de plus en plus de l’élément populaire.

Après que l’Ukraine Orientale se fut unie à Moscou, les intérêts confessionnels étaient assurés. Par suite ils cessèrent d’être le levier qui soulevait le mouvement intellectuel et national, le centre de gravité se déplace et au premier plan passent les intérêts politiques. Les grandes luttes nationales, objet de la littérature du temps, avaient été menées par les cosaques contre les Polonais et leur régime aristocratique, maintenant il s’agit d’assurer les droits politiques et sociaux acquis par l’épée, de défendre l’autonomie politique, culturelle et religieuse de l’Ukraine contre les prétentions de la bureaucratie et du clergé moscovite. Il est vrai que la censure moscovite, introduite en Ukraine dès que l’église nationale fut tombée dans le ressort du patriarche de Moscou (1685), avait mis un frein à l’activité des presses ukrainiennes. Les idées politiques, par crainte des répressions, se renferment dans les correspondances privées, dans la littérature manuscrite ; elles prennent, autant que faire se peut, une forme modérée, mais le ton d’opposition est évident. En 1720, le tzar Pierre, sous un prétexte religieux — les intérêts de la pureté de l’orthodoxie ukrainienne — défendit par ukase d’imprimer aucun livre en ukrainien, non seulement d’en éditer de nouveaux, mais de ne réimprimer les anciens que dans une traduction russe. Une censure spéciale fut chargée d’avoir soin que dans les livres ukrainiens il n’y eût « aucune différence » (d’avec le grand-russe), ni « aucun dialecte spécial » ; l’imprimerie de Tchernyhiv, qui ne voulut pas se soumettre à la censure, fut saisie et transportée à Moscou. Ces mesures draconiennes portèrent un coup terrible au mouvement littéraire ukrainien : la production de livres imprimés fut réduite à un minimum et la vie intellectuelle nationale se cacha sous un vernis russe. Mais le résultat final se traduisit par une remarquable démocratisation de la littérature ukrainienne, qui se rapprocha de la vie populaire tant par le fond que par la forme.

La littérature théologique meurt ; elle meurt aussi cette langue savante, proche du peuple, mais point populaire, que l’on avait cultivée dans les écoles du xviie siècle. En revanche, on voit se cristalliser et se répandre cette littérature en langue purement populaire, non encore imprimée, mais qui, à la fin du siècle, devait faire sortir des presses son premier livre « L’Énéide travestie » de J. Kotlarevsky et cela à Pétersbourg. Les imprimeries de la capitale n’étaient pas soumises à la même censure prohibitive que les imprimeries ukrainiennes, ce qui explique que les premiers livres en langue ukrainienne parurent — en Grande-Russie.

Ce fait important — la transition de la langue littéraire, créée par la première renaissance, au parler purement populaire, tel qu’on le trouvait sur les lèvres des masses — assura encore une fois l’hégémonie spirituelle de l’Ukraine orientale sur la vie nationale. Et cela se passa sans bruit, presque inaperçu, sans tous ces débats philologiques, ces manifestes littéraires qui surgirent plus tard en quantités si considérables, lorsqu’il s’agit d’adopter en littérature la langue populaire en Ukraine Occidentale. Au début cette langue n’avait été employée que pour produire, d’après la recette scolastique, des effets comiques. Mais la poésie lyrique se tourna aussi vers elle pour donner une forme plus universellement sensible à ses émotions intimes. Il en résulta, qu’à la fin du dix-huitième siècle, les classes pensantes de l’Ukraine Orientale furent obligées de constater qu’à côté du jargon officiel de l’administration russe, introduit à tous les degrés de la hiérarchie après la suppression de l’autonomie ukrainienne, malgré la russification des écoles, malgré la littérature russe éditée à l’usage des Ukrainiens, principalement à Pétersbourg — il existait une littérature variée assez importante, surtout poétique, dans la langue populaire ukrainienne.

Par le fond comme par la forme, elle était beaucoup plus proche de toutes les classes de la population que la littérature officielle russe ou que la littérature religieuse désuète de la première renaissance, et cela décida de son succès. Une grande partie des classes dirigeantes était portée, par la force de l’habitude, à la considérer comme peu sérieuse et ne pouvant servir d’instrument culturel, aussi cacha-t-elle ses sympathies pour la nouvelle littérature sous le masque de l’ironie. Mais déjà à cette époque, même avant les tendances nouvelles du romantisme occidental, il existait ouvertement des « amateurs de la langue petite-russienne », qui témoignaient d’un véritable enthousiasme pour ses créations, les estimant hautement, les considérant comme les égales des plus belles œuvres européennes, les collectionnant, se les communiquant, et, à la première occasion, ils les publièrent.

Quelques dizaines d’années plus tard, ce culte de la langue et de la tradition nationale, tel qu’il s’était formé à la fin du xviiie siècle, trouva un soutien et une sanction dans les idées romantiques qui arrivèrent alors d’occident. La renaissance slave leur servit souvent d’intermédiaire : Tchèques, Polonais, Slaves des Balkans recueillaient avec ardeur les monuments de la littérature nationale et surtout les créations populaires. En Ukraine, à cette époque, le patriotisme national puisait de nouvelles forces dans l’opposition politique contre le régime russe. Le dernier espoir de restaurer l’autonomie avait disparu ; la perte des droits politiques, confisqués au profit de Moscou, se faisait vivement sentir ; il se manifesta dans les hautes classes ukrainiennes une tendance à se rapprocher du peuple et à chercher un soutien dans cette grande victime de l’autocratie moscovite. La pénible situation économique et sociale de ces masses s’empirait encore, grâce à l’obscurantisme intellectuel, auquel les condamnait l’égoïsme administratif. Les vieilles écoles de langue nationale étaient supprimées, les nouvelles écoles russes étaient inutiles aux allogènes. Il n’existait aucune littérature instructive qui pût servir aux masses, par suite de la proscription de la langue maternelle. Certes, la littérature poétique, telle qu’elle vivait dans le peuple, constituait un facteur moral inestimable pour l’éducation, mais sa richesse même et la profondeur de ses émotions soulignaient encore davantage le manque de connaissances réelles. La création d’une littérature en langue vulgaire devenait indispensable pour relever le niveau intellectuel général par l’éducation nationale. C’est ainsi que les efforts humanitaires des meilleurs citoyens, les traditions politiques de l’Hetmanat et le romantisme national, renforcés des idées congénères venus d’occident, se trouvèrent converger vers le même but. La fondation de la première université sur le territoire ukrainien, à Charkov, devint pour toutes ces tendances le foyer souhaité qui avait manqué jusque-là.

La vieille alma mater ukrainienne, l’académie de Kiev, ne faisait depuis longtemps que végéter. Le désir des Ukrainiens de la changer en université et de fonder, en outre, une autre de ces institutions plus à l’est, s’était toujours heurté au refus de l’administration russe, qui cherchait à attirer les jeunes intelligences vers les seuls centres scientifiques de Pétersbourg et de Moscou. L’autorisation donnée à la noblesse de l’Ukraine Slobidska d’organiser à ses frais une université à Charkov, constitua une remarquable exception à cette politique d’anéantissement intellectuel de l’Ukraine. Cette fondation signifiait, d’ailleurs, un relâchement de la censure, car, d’après les lois alors en vigueur, l’université était le centre de toutes les institutions culturelles de son ressort et il appartenait à son corps enseignant d’y exercer la censure. Avec cela, quoique la nouvelle université fût russe, elle ne tarda pas à réunir les forces intellectuelles de l’Ukraine, elle devint le premier centre de la nouvelle renaissance, qui, dans les circonstances que nous avons relatées, avait commencé à se dessiner dans la première moitié du xixe siècle.

Comme on le voit, elle prit son premier essor en Ukraine orientale, bien loin de toute influence étrangère et de toute excitation politique, comme on a si souvent essayé de le représenter. La première pierre en fut posée, sans le vouloir, par la politique du gouvernement russe lui-même. Les influences occidentales qui agirent sur le développement de la littérature ukrainienne ne lui arrivèrent aussi que par l’intermédiaire des écoles russes et de la littérature russe. Les premiers écrivains se recrutèrent parmi les moyens propriétaires, les employés subalternes, les professeurs, les instituteurs, le clergé, tous gens bien éloignés de n’importe quelles idées « révolutionnaires ». Ce fut un produit de la vie ukrainienne, l’expression de ses besoins.

L’Ukraine Occidentale, appartenant alors à l’Autriche, et qui n’avait eu à souffrir ni des ukases de Pierre Ier, ni des luttes avec la langue russe officielle, n’entra que plus tard dans le mouvement. Les traditions de la première renaissance, dont Léopol avait été le centre, avaient jeté là des racines plus profondes : le désir de suivre la nouvelle littérature de l’Ukraine Orientale et d’adopter la devise du démocratisme, rencontra la désapprobation du haut clergé qui jouait un rôle prépondérant dans la vie locale. L’administration autrichienne regarda ces tendances « pan-ukrainiennes » avec les mêmes yeux que le clergé uniate : c’était une apparition peu désirable et dans ses conséquences même dangereuse. La lutte entre les idées nouvelles et les anciennes se tira en longueur. Ce ne fut que dans la seconde moitié du xixe siècle que la Galicie et la Bukowine se joignirent au mouvement déjà ancien en Ukraine Orientale. Et pour l’Ukraine transcarpathique on ne peut en dire autant, même aujourd’hui.

Tout cela bien considéré, on voit qu’une histoire de la littérature ukrainienne, et, par conséquent, une anthologie qui veut donner une idée de son évolution, ne peut se borner à la littérature moderne qui s’est développée organiquement, quoique sous de nouvelles influences, de la « littérature petite-russienne » du xviiie siècle. On ne peut pas non plus prendre comme point de départ l’époque cosaque, car elle se fondait sur les idées et le matériel littéraire de la première renaissance, dont elle refondit lentement le contenu sous de nouvelles formes. Et cette première renaissance, en dépit d’éléments nouveaux, n’était, en somme, qu’une résurrection des anciennes traditions de Kiev et de Galicie, après le dépérissement de l’église orthodoxe, qui était considérée comme l’égide de la vie et la civilisation nationale. Elle vécut des souvenirs de la gloire des anciens princes, de Vladimir le Saint, du sage Iaroslav, de Roman le Grand et de ceux de la magnificence de l’église orthodoxe de l’époque. Elle s’illumina de l’éclat de l’art et de la littérature du temps d’Hilarion, de Théodose et de Nestor ; elle fit revivre des réminiscences des chroniques kiévoises et galiciennes du xie au xiiie siècles, les fondations du roi Danilo et du prince Léon. Séparer la « renaissance littéraire » du xvie siècle de la vie à Kiev et en Galicie aux xiiie et xive siècles, nous serait aussi difficile que de détacher cette dernière époque de la période « pan-russe » des deux siècles précédents. Dans les deux cas il est absolument nécessaire de connaître le passé pour se faire une idée de l’évolution organique.

Pour l’histoire de la littérature grand-russe[3], quoiqu’elle soit liée moins étroitement à la période de Kiev, personne ne songera à l’exposer en commençant par l’époque où elle devint indépendante, à partir du xive siècle, lorsque le siège métropolitain fut transporté à Vladimir de Souzdal et puis à Moscou, faisant de ces villes des foyers de vie intellectuelle. On n’en fixe point les débuts à Novgorod, à Rostov ou à Vladimir aux xie et xiie siècles, mais on prend comme point de départ la littérature de Kiev à la même époque, comme le centre autour duquel se réunissaient toutes les contrées de la « puissance russe ». Et il faut agir de même en ce qui concerne la littérature ukrainienne, avec beaucoup plus de raisons encore, puisqu’elle est plus intimement liée aux anciens monuments de Kiev, qui ont été créés en majeure partie par des forces tirées des contrées ukrainiennes et en étroite relation avec la vie de ces pays.

C’est pourquoi la présente « Anthologie » commence par des extraits des œuvres les plus importantes de la période de Kiev, quoiqu’ils soient peut-être connus du lecteur par l’histoire de la littérature russe. Nous nous bornons, d’ailleurs, à donner quelques passages peu nombreux des anciennes chroniques kiévoises, qui ont servi dans la suite de prototype à tous les ouvrages de ce genre ; ces annales ont constitué, pour ainsi dire, le squelette de la littérature ukrainienne des temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Nous reproduisons des exemples de la rhétorique usitée dans le panégyrique d’Hilarion, les sermons de Cyrille de Tourov, et qui a servi de modèle à la prose artistique des époques postérieures. Parmi des œuvres poétiques, le poème sur l’expédition d’Igor et le panégyrique de Roman traitent un sujet particulièrement vivant qui devient l’un des thèmes principaux de la poésie ukrainienne ; les combats de la steppe, la lutte de la civilisation slave contre les dévastations des nomades. Nous trouvons les échos attardés de cette littérature, aux xive et xve siècles, dans le poème sur la résurrection de Lazare qui se ressent de l’influence du poème d’Igor et dans l’épître de Missaël, un des derniers adeptes de la rhétorique qui florissait dans les sermons d’Hilarion.

En ce qui concerne la première renaissance, qui se concentra surtout autour de « l’Académie d’Ostrog » et de la Confrérie de Léopol, nous donnons tout d’abord la parole à deux tribuns de l’époque, qui s’élevèrent contre l’oppression par le catholicisme polonais de la conscience de leurs compatriotes, centre l’étranglement de l’église nationale, de la tradition et de l’histoire : Hérazime Smotrytsky, de l’académie d’Ostrog, Jean de Vychnia, de la Galicie. D’une époque un peu postérieure, nous donnons les lamentations de Melety Smotrytsky sur le malheureux état de la vie nationale et de l’église orthodoxe un peu avant que les cosaques apparussent pour les protéger. Le mémorandum des évêques ukrainiens qui suit, ne se contente pas de donner une appréciation sur ces nouveaux défenseurs des libertés nationales, mais il manifeste aussi la conscience historique de l’époque considérant les ouvriers de la renaissance comme les véritables descendants des champions d’autrefois[4]. Deux pièces de vers donneront un exemple des productions des nouvelles écoles organisées par la renaissance sur le modèle occidental. Malgré leur rudesse élémentaire, elles ont une place dans la littérature comme exemples de ces productions humoristiques, qui, sous la forme intentionnellement grossière transmise par la tradition scolaire, se sont conservées jusqu’au xixe siècle.

Après la première partie consacrée à la première renaissance, nous avons dédié quelques pages à la poésie populaire sur le développement de laquelle l’époque cosaque avait laissé la forte empreinte qu’elle porte encore aujourd’hui, ou, plus exactement, qu’elle portait dans la première moitié du xixe siècle, quand on recueillit avec piété les productions populaires, car, aujourd’hui, il ne reste que bien peu de choses des anciennes créations dans la bouche du peuple.

On sait que la poésie populaire ukrainienne devança de longtemps la poésie écrite et que, pendant neuf siècles, elle se développa parallèlement avec elle, tout en changeant les thèmes dont ces deux littératures, écrite et orale, se fécondaient réciproquement. Elle a donc eu son histoire particulière qui nous échappe malheureusement en grande partie, car nous ne pouvons saisir que les phases de son évolution les plus récentes qui portent indubitablement le sceau des périodes de la vie nationale qui y correspondent. C’est l’époque des princes et des boïards, puis le christianisme, les luttes avec les hordes, qui, sous l’influence des chanteurs serbes errants finirent par se cristalliser autour des Turcs et des Tartares. Plus tard, ce fut la cosaquerie, les guerres contre les Turcs et les Tartares, la servitude sous les Polonais. En tenant compte de cela, on peut diviser le répertoire poétique populaire de la façon suivante :

Le groupe le plus ancien ou archaïque. Ce sont de vieilles créations qui ne rappellent ni le christianisme, ni le régime des princes et des boïards ; hors les additions plus récentes, mécaniquement enchâssées, elles reproduisent des inventions d’un caractère évidement plus ancien.

Les pièces qui manifestent une influence organique de l’époque des princes et des boïards, comme plusieurs Noëls, chansons de noce etc.

Le groupe à sujets chrétiens.

Les chansons sur les invasions des hordes et des Turcs, l’esclavage chez l’ennemi, les évasions etc. Quelques-unes des poésies de ce cycle ont un arrangement caractéristique qui provient, peut-être, de l’imitation des ménestrels serbes, très répandus en Ukraine au xve et xvie siècles.

Les sujets cosaques.

Dans la seconde moitié du xviie siècle et, probablement, sur une plus grande échelle au xviiie siècle, ces sujets cosaques furent remaniés et redonnés sous la nouvelle forme de ce qu’on appelle les « doumy ». Nous en donnons un échantillon à la page 35. Ce cycle s’occupe plus spécialement des guerres de Chmelnytsky, des exploits maritimes des cosaques, de l’esclavage chez les Turcs et des combats dans la steppe avec les Tartares.

Vers cette époque et plus tard, surtout au xviiie siècle et même au commencement du XIXe, sous l’influence, entre autres, de la poésie lyrique ukrainienne contemporaine dont les créations passèrent en grand nombre dans le répertoire verbal des masses, les chansons populaires purement lyriques, ornementées de motifs cosaques, mais non politiques, subirent aussi une nouvelle transformation et il se forma une poésie populaire nouvelle qui devait avoir une très grande influence sur la poésie artistique du XIXe siècle.

Dans cette partie de notre anthologie, nous nous sommes efforcés de donner des spécimens de tous les principaux genres de la poésie populaire, mais, pleinement convaincus qu’une traduction en prose ne pouvait donner qu’une faible idée de leur beauté qui doit beaucoup à la mélodie du rythme, à la plénitude du son, à la rime et à la simple euphonie verbale, nous nous sommes bornés à choisir un petit nombre d’exemples dans l’énorme masse de ces productions qui semblent bien constituer le répertoire populaire le plus riche qui soit au monde.

En ce qui concerne en général les œuvres poétiques, introduites dans la présente anthologie, on pouvait essayer d’en rendre le rythme dans une traduction plus ou moins libre en vers, mais, comme il aurait été impossible de reproduire exactement les beautés de cette invention verbale qui excitait l’enthousiasme des « amateurs de parler petit-russe » dans l’Éneide travestie par exemple, ou dans les poésies d’Artémovsky-Houlak, nous nous sommes contentés d’en donner une simple traduction en prose.

De la littérature du xviiie siècle, de cette époque de transition, dite petite-russienne, entre les deux renaissances, on a choisi ce qui pouvait le mieux caractériser les courants principaux, ce qui formait un chaînon entre l’ancien et le nouveau, comme les exemples de sentiment patriotique des classes dirigeantes ukrainiennes que l’on trouvera dans les vers de Mazeppa, dans la préface de Velytchko et chez l’auteur anonyme de l’histoire de la Petite-Russie. L’humanisme du philosophe moraliste Skovoroda forme un pont entre les ardentes philippiques de Jean de Vychnia et les motifs lyriques du xixe siècle (par ex. « Pidlissié » de Chachkevitsch, ou la « Servante » de Chevtchenko). Les vers burlesques et « l’Éneide travestie » répètent sous une nouvelle forme les vieilles facéties en usage dans les écoles, dont nous trouvons encore des échos jusque dans le siècle dernier. Les intermèdes du xviiie siècle servent d’intermédiaire entre ceux du XVIIe et la première moitié du xixe, tandis que le vénérable « Vertèpe » n’a pas encore disparu des planches.

La renaissance du xixe siècle est représentée par des extraits des principales œuvres littéraires de l’époque. Il aurait été possible de les multiplier et de les compléter par des passages d’ouvrages de second ordre. La rédaction a préféré réserver une plus grande place aux trois grands auteurs du milieu du siècle, la période classique de la littérature ukrainienne.

En attendant l’histoire de la littérature ukrainienne que l’Institut Sociologique se propose de donner au public, ces quelques notes suffiront, peut-être, pour qu’on puisse se faire une idée de l’évolution littéraire jusqu’au milieu du xixe siècle. Une anthologie consacrée à l’époque postérieure fera prochainement l’objet des soins les plus pressants de l’Institut Sociologique Ukrainien.

M. H.
  1. Cte M. Tyszkiewicz, La littérature ukrainienne, Berne, 1919.
  2. En ce qui touche l’évolution des termes de « petit-russe », « blanc-russe » et « ukrainien » voir l’appendice à la fin du volume.
  3. Ce que l’on appelle la « littérature russe », si l’on en excepte la période russe commune de Kiev, ce n’est point une « littérature pan-russe », mais seulement une littérature « grande-russienne », qui s’est développée parallèlement à la littérature ukrainienne ou « petite-russienne ». C’est dans ce sens que s’est prononcée l’académie des sciences de Pétersbourg, dans son mémorandum de 1905, cité par M. Meillet : « Académie Impériale des Sciences sur l’abolition des restrictions de la littérature ukrainienne », 1905, édition officielle.
  4. Les « lamentations » et le « mémorandum » en considération du public auquel ils s’adressaient, furent publiés en polonais. De même « L’Histoire des Russes ou de la Petite-Russie » fut écrite par l’auteur ou les auteurs anonymes en russe. Ce sont les seules œuvre en langues étrangères dont il soit donné des extraits dans cette anthologie.