Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Contre l’oppression des paysans

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Jean de Vychnia

Contre l’oppression des paysans.
(D’une lettre aux évêques.)

Jean de Vychnia, originaire de Galicie et moine du Mont Athos, est l’auteur de nombreuses lettres, écrites surtout à l’occasion de l’union des églises. Il est le mieux doué des écrivains de cette époque. Ascète rigoureusement orthodoxe, il se distingue par l’ardeur de ses polémiques et la vigueur de son tempérament.

Dites-moi, ô vous qui contractez l’union, quel est celui d’entre vous qui s’est soumis aux premières exigences de la foi, bâtie sur un fondement inébranlable et qui s’est trouvé en remplir les commandements ? N’est-ce pas Vos Grâces qui ont détruit cette foi par leurs mauvaises actions ? N’est-ce pas Vos Grâces qui, par leur cupidité et avarice, par leur amour des jouissances mondaines, ont fait jaillir en elles-mêmes une source de luxure, et qui ne pouvant plus se satisfaire, mais ayant encore plus faim et plus soif de jouissances et de richesses, en sont devenus malades ? Dites-moi, ô vous qui contractez l’union, quel est celui d’entre vous qui, vivant dans le monde, a rempli les six commandements que le Christ a érigé en lois : donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, accueillir les pèlerins, habiller ceux qui sont nus, soigner les malades, visiter les prisons ? N’est-ce pas Vos Grâces, qui non seulement ont détruit ces six commandements dans le monde laïque, mais qui encore ne cessent de les détruire maintenant dans le monde prétendu religieux ? N’est-ce pas Vos Grâces qui affamez ceux qui ont faim et soif, qui rendez misérables vos sujets, faits tout aussi bien que vous à l’image de Dieu, qui arrachez aux orphelins de l’église le patrimoine donné par de pieux chrétiens et qui traînez chez vous les gerbes et les meules de leurs aires ? Et vous-mêmes, vous vous nourrissez de la sueur et du travail des malheureux, vous passez votre vie assis ou couchés au milieu de vos serviteurs, riant, vous amusant et goinfrant. Vous distillez des eaux-de-vie fortes, vous brassez de l’excellente bière triple, que vous versez dans le gouffre insatiable de vos ventres. Vous-mêmes, vous faites des excès de mangeaille avec vos invités, tandis que les orphelins de l’église ont soif et ont faim et que vos pauvres serfs n’arrivent pas à pouvoir payer leur redevance annuelle : leurs propres enfants leur sont à gêne, ils se refusent le nécessaire, craignant de ne pas avoir assez de pain pour arriver à la prochaine récolte !

Quel est celui d’entre vous qui a reçu les pèlerins, dans sa maison, les a fait reposer, a pourvu à leurs besoins et, comme Abraham, leur a lavé les pieds ? N’est-ce pas Vos Grâces, qui, dans votre état soi-disant ecclésiastique, insultez les pèlerins[1], vous moquez d’eux, en médisez, les haïssez, les calomniez, en faites votre risée ? N’est-ce pas de ces lèvres, qui contractent cette puante union des églises, que sont sortis des blasphèmes comme celui-ci : « Et que sont donc les patriarches et les évêques grecs ? Des mendiants, des va-nu-pieds, des imposteurs. » Là voilà bien votre sage hospitalité !

Quand avez-vous vêtu ceux qui étaient nus ? N’est-ce pas Vos Grâces qui enlevez les chevaux, les bœufs, les moutons des étables, qui extorquez des redevances sonnantes de vos pauvres serfs, qui leur arrachez une partie des produits de leur sueur et de leur travail, qui les écorchez vifs, les volez, les tourmentez, les maltraitez et les poussez sur les barques et transports, hiver comme été, par tous les temps ? Et vous-mêmes, vous restez assis à la même place comme des idoles et s’il vous arrive de vouloir transporter d’un endroit dans un autre votre corps divinisé, ce n’est que dans une litière, aussi moelleusement assis que dans votre chambre. Et les pauvres serfs peinent et se rouent pour vous, jour et nuit, vous leur volez leur sang, leurs forces et leur travail, vous dépouillez leurs étables et leurs garde-mangers, afin que la valetaille qui vous entoure soit habillée de drap hollandais ou flamand, et que leur aspect bien nourri flatte l’œil, tandis que les pauvres serfs n’ont pas un simple sarrau de bonne qualité pour couvrir leur nudité !

Grâce à leur sueur, vos sacs s’emplissent de pièces d’or et d’argent de toutes sortes et vous thésaurisez, vous cherchez dans vos coffres une place où vous pourriez déposer vos fonds, tandis que les misérables n’ont pas même un liard pour s’acheter du sel.

  1. Il s’agit ici des hiérarques grecs, qui visitaient alors le pays et qui, par leurs ordonnances, mécontentèrent les évêques orthodoxes, les décidant ainsi à se jeter dans le parti de l’union.