Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/L’Énéide travestie

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Jean Kotlarevsky :

L’Énéide travestie.

L’Énéide travestie eut un tel succès parmi « les amateurs de la langue petite-russienne », lors de son apparition en 1798 à Pétersbourg, qu’elle fit époque et l’on se prit à la considérer comme la première œuvre de la nouvelle littérature ukrainienne. Cependant, quoique elle ait eu une grande influence sur les écrivains postérieurs, elle appartient encore, tant par sa date que par son style pseudoclassique, aux « plaisanteries » du xviiie siècle. Il n’en est pas de même de Natalka de Poltava, l’autre œuvre remarquable de Kotlarevsky, qui tient une place d’honneur dans la nouvelle littérature romantique.

L’Enfer.

Énée descendant aux Enfers
Se trouva transporté dans un autre monde.
Là tout pâlit et se décolore,
Plus de lune, point d’étoiles,
Seulement de grandes ténèbres.
On y entend des cris plaintifs,
Car les tourments des pécheurs n’y sont pas petits.
Énée et la Sibylle regardaient
Les tourments qu’on leur faisait souffrir
Et le genre de peine qu’on infligeait à un chacun…

Là, dans l’enfer, la poix bouillait
Et mijotait dans des marmites,

La résine, le soufre, le naphte bouillonnaient,
Échauffés par un feu d’enfer.
Tous les pécheurs étaient assis dans la poix,
Rôtissaient au feu et se cuisaient,
Comme ils l’avaient mérité sur terre.
Il n’est pas possible de reproduire avec la plume,
Ni de dire avec des mots
Toutes les merveilles qu’on y voyait.

On y tourmentait les seigneurs
Et on les grillait sur toutes les tranches,
Parce qu’ils n’avait accordé aucun répit aux gens
Et les avaient traités comme des bêtes ;
Pour ce motif ils devaient charrier le bois,
Faucher les joncs dans les marais,
Et les porter pour allumer le feu.
Des démons étaient là pour les surveiller,
Les faisant marcher avec une verge de fer,
Si par hasard l’un d’eux s’arrêtait.

À tous les gros bonnets sans distinction,
Seigneurs grands et petits et serviteurs,
On distribuait à l’enfer de bonnes volées,
À chacun selon mérite, comme à des chats.
Il y avait là tous les maîtres de corporations,
Les conseillers et les bourgmestres,
Les juges, leurs suppléants et les greffiers,
Ceux qui n’avaient pas rendu légalement la justice,
Mais s’étaient contentés de prévariquer
Et de ramasser les épingles.

Ceux qui n’avaient pas su tenir leurs femmes
En main et leur avaient lâché la bride,
Les laissant aller aux noces,
Pour prendre part à la farandole,
Où elles s’amusaient jusqu’à minuit
À rôtir le balai,
Ils étaient là assis en chapeaux
Ornés de magnifiques cornes,
Les yeux continuellement fermés,
Dans des chaudrons de soufre bouillant.

Et tous les philosophes raisonneurs,
Qui avaient appris au monde à ergoter ;

Les moines, les popes, les archipopes,
Pour qu’ils apprissent à s’occuper de leurs ouailles,
Au lieu de courir après les écus,
Et d’aller se balader avec leurs femmes,
Et qu’ils ne s’occupent que de leur église,

Les prêtres catholiques, pour qu’ils ne brament pas comme des cerfs en rut

Et les sages, pour qu’ils ne cherchent pas à dépendre les étoiles,
Tous étaient là dans le feu, tout au fond.

Les pères, qui n’avaient pas su élever leurs enfants,
Mais qui, leur caressant la tête,
N’avaient su que les louer,
Mijotaient dans des marmites de naphte.
Leurs fils, grâce à eux, étaient devenus des vauriens,
S’étaient dévergondés, n’avaient rien fait de bon,
Puis ils avaient battu leur père
Et désiré de toutes leurs forces
Que le vieillard mourût le plus tôt possible,
Afin d’avoir accès au coffre-fort.

Il y avait de tout : des idolâtres et des chrétiens,
Des seigneurs et des moujiks,
La noblesse et les bourgeois,
Des jeunes, et des vieux.
Il y avait des pauvres et des riches,
Des droits et des cagneux,
Des gens qui y voyaient et des aveugles,
Des employés d’état et des militaires,
Les serfs du fisc et ceux des seigneurs,
Il y avait des popes et des laïques.

Aïe ! Aïe ! Puisqu’il ne faut jamais cacher la vérité
Et que le mensonge engendre encore de plus grands maux —
Il y avait là aussi les poètes ennuyeux.
Les écrivassiers de vers licencieux ;
Ils y souffraient de grands tourments :
On leur avait lié les mains,
Comme s’ils étaient prisonniers des Tartares.
Ainsi, ça peut donc arriver à notre confrère,
Qui écrit sans faire attention ;
Il est si difficile de mettre un frein à sa plume.