Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Natalka de Poltava
SECONDE RENAISSANCE.
Natalka de Poltava.
Opérette en deux actes.
(Représentée pour la première fois en 1819.)
Natalie, jeune fille ukrainienne.
Horpyna Terpylo, sa mère.
Pétro, amoureux de Natalie.
Nicolas, parent éloigné des Terpylo.
Tétervakovsky, huissier, prétendant à la main de Natalie.
Makohonenko, conseiller municipal.
ACTE I
Natalie est amoureuse de Pétro, pupille du vieux Terpylo, et qui a été élevé chez son tuteur depuis son jeune âge. Après s’être enrichi, Terpylo, ayant fait la connaissance de gens au-dessus de sa condition, s’était mis à faire la noce et à dissiper son bien. Il avait chassé Pétro de chez lui, puis était mort dans la misère, laissant sa femme et sa fille sans un morceau de pain. Le bon sens et la beauté de Natalie lui attirent toute sorte de prétendants et sa mère serait heureuse de la marier, afin de la sortir de sa triste position. Cependant Natalie ne pense qu’à Pétro et ne veut pas consentir à en prendre un autre. Il se présente un nouveau prétendant riche, l’huissier Tétervakovsky, qui demande au conseiller municipal Makohonenko de lui servir d’intermédiaire. (Sc. I., II. et III.)
Scène IV
Te voilà de nouveau triste, Natalie ? Qu’as tu encore sur le cœur ?
Notre malheur ne peut pas me sortir de la tête.
Qu’y faire ? Voilà déjà trois ans que notre pauvreté nous a forcées de vendre notre ferme de Mazourivka. Nous avons quitté Poltava pour venir vivre ici. C’est à cela que nous a menées ton pauvre père.
Maman… Il était destiné dès le berceau à vivre riche jusque dans ses vieux jours et à mourir pauvre. C’était écrit ; il n’est pas coupable.
Il aurait mieux valu que je meure, moi — je n’aurais pas eu tant à souffrir et surtout par ton entêtement.
Vous souffrez de mon entêtement, maman ?
Je le crois bien ! Combien de gens très acceptables ont demandé ta main, des gens sensés, aisés, honorables, et tu les a tous refusés. Qu’espères-tu donc ?
J’ai mis mon espoir en Dieu. J’aimerais mieux rester vieille fille que d’épouser des prétendants comme ceux qui ont demandé ma main. Il n’y a pas à dire : ce sont de jolies gens !
Et pourquoi pas ? Le chantre de Taktaoulivka n’est-il pas un homme ? Il est instruit, sensé et n’est pas sans le sou. Et le greffier du canton, et le sous-secrétaire Skorobrechenko[1], n’est-ce pas des gens ? Qui espères-tu épouser — quelque gros propriétaire ou quelque joli monsieur de la préfecture ? Le meilleur serait que tu épouses le chantre, tu serais casée. D’abord tu serais femme de chantre et plus tard de pope.
Qu’il soit même archipope, Dieu le garde ! Mais s’ils étaient les plus sensés, les plus riches et les plus savants du canton, qu’est-ce que cela me ferait, s’ils ne disent rien à mon cœur, s’ils ne me plaisent pas. Quant à leurs savanteries, ils peuvent aller s’en vanter !
Je sais pourquoi ils ne te plaisent pas. Tu es entichée de ton Pétro. Tout ça, c’est des bêtises à quoi tu penses : voilà déjà quatre ans qu’on n’en a pas la moindre nouvelle.
Eh bien, quoi ? Lui non plus ne sait pas si nous sommes vivantes. Et s’il est en vie, il ne nous oublie pas, mais il a peur de revenir.
Tu te rappelles que dans ses derniers temps ton pauvre père n’aimait pas Pétro et qu’en mourant il n’a pas donné sa bénédiction à votre mariage et vous n’aurez pas non plus la mienne.
Ô mère, mère, le cœur ne raisonne pas :
Quand il aime une fois, c’est bien jusqu’à la mort.
Mieux vaut mourir que de vivre avec celui qu’on n’aime pas,
Dépérir de chagrin et pleurer tout le jour.
Pauvreté et richesse dépendent de Dieu ;
Les partager avec celui qu’on aime, quel heureux sort !
Ô mère, ne suis-je pas ta fille ?
Te plairait-il de me voir souffrir ?
N’as-tu pas pitié de mon chagrin ?
Celui qu’on aime, tu veux qu’on l’oublie.
Oh maman, maman, ne fais pas le malheur de ta fille. (Elle pleure.)
Nanine, ne perd pas la tête ! Tu es ma seule fille, mon sang, comment pourrais-je vouloir ton malheur ? Ma pauvreté et mon grand âge me forcent à te marier le plus vite possible. Ne pleure pas. Je ne suis pas ton ennemie. C’est vrai, Pétro est un brave garçon, mais où est-il ? Qu’il retourne, qu’il nous revienne. Ce n’est pas un paresseux, il aime le travail, avec lui tu ne manquerais jamais de pain… mais que faire ? Qui sait s’il ne s’est pas fourvoyé. Peut-être s’est-il marié et t’a-t-il oubliée ! Aujourd’hui ça arrive que l’on aime l’une et que l’on pense à une autre.
Pétro n’est pas comme ça : mon cœur me répond de lui et il me dit qu’il nous reviendra… S’il savait que nous sommes dans la misère, il volerait vers nous de l’autre bout du monde pour nous aider.
Ne crois pas trop ton cœur : souvent ce qu’il nous dit est trompeur. Regarde ce qui se passe dans le monde et juge Pétro en conséquence… Et il vaudrait bien mieux que tu m’écoutes et que tu m’obéisses. (Elle chante.)
Ah ! pourquoi donc ne serais-je pas tendre
En choisissant quelqu’un pour gendre ?
Ma chère enfant n’est-ce pas indiqué
Que de chercher un gendre aimé ?
Au loin Pétro a peut-être pris femme
Et ne pense plus à sa flamme.
Ma chère enfant…
Avec mes cheveux blancs sous le sort je succombe,
Si Pétro ne revient, je descends dans la tombe.
Ma chère enfant…
Tu resterais seule et sans aucun bien,
Puis-je te laisser sans soutien ?
Ma chère enfant…
Allons ! fais en sorte que je n’aie pas à attendre pour te voir mariée et que grâce à ton entêtement je ne meure pas avant l’heure : la misère, les pleurs et tes hésitations me mettront au tombeau. (Elle pleure.)
Ne pleurez-pas, maman ! Je me soumets à votre volonté et, à cause de vous, je prendrai le premier prétendant qui vous sera agréable. Je surmonterai mon chagrin, j’oublierai Pétro et ne pleurerai plus.
Nanine, ma fille ! Tu es tout pour moi en ce monde ! Je t’en supplie : tire-toi Pétro de la tête et tu seras heureuse… Mais on vient de passer devant la fenêtre… Quelqu’un viendrait-il ? (Elle sort.)
Natalie sèche ses larmes, elle est bien décidée d’obéir à sa mère. (Sc. V.) C’est le conseiller municipal Makohonenko qui vient faire une visite aux deux femmes. Celles-ci lui content leurs chagrins. Le bonhomme conseille à Natalie de se marier et lui reproche de faire la difficile. Mais la mère ayant communiqué la promesse faite par sa fille d’épouser le premier qui se présenterait, Makohonenko avoue qu’il est venu pour faire une démarche en faveur de l’huissier Tétervakovsky. Natalie se récrie : une pauvre fille ne doit pas épouser un homme riche de peur d’être traitée dans son ménage plus mal qu’une servante. Le nom de Pétro vient à la bouche de la mère ; le conseiller affirme qu’il ne faut plus penser à lui : il a mal tourné, il a oublié Natalie. Peut-être est-il déjà mort ou s’est-il engagé dans l’armée « chez les Moscovites ». Natalie se laisse convaincre ; cependant elle voudrait que l’on retardât les noces le plus possible, tandis que le conseiller presse les deux femmes d’arranger immédiatement les fiançailles. (Sc. VI.)
Natalie, restée seule, prie le bon Dieu de lui donner assez de force pour oublier Pétro. Malgré tout, elle espère encore. (Sc. VII.)
ACTE II
Au moment où Natalie, suivant l’ancienne coutume, attache en écharpe les essuie-mains traditionnels autour du corps de Tétervakovsky, comme gage des fiançailles, apparaît Pétro, qui a appris la chose par Nicolas, le vagabond, parent des Terpylo. Dans son désespoir il avait désiré voir encore une fois Natalie. Nicolas, voyant le chagrin de Pétro, a appelé Natalie, qui, sortant de la maison et apercevant son amoureux, ne veut plus entendre parler de l’huissier. (Sc. I-X.)
Scène XI
Qu’avez-vous à parler là si longtemps ?
De quoi — si j’ose m’exprimer ainsi — votre conversation traite-t-elle ?
Ah ! Mon Dieu !
Pourquoi vous effrayer, maman ? C’est Pétro,
Pétro ! Dieu trois fois saint ! D’où est-il sorti ? C’est un revenant…
Il n’y a pas de revenant qui tienne, c’est moi, Pétro, en chair et en os.
Qu’est-ce que ce Pétro ?
C’est probablement cet homme dont je vous ai parlé, l’amoureux de Natalie, ce vagabond, ce coquin.
Ah ! Ah ! Monsieur Pétro ? Ne serait-ce pas possible — si j’ose m’exprimer ainsi — qu’il s’en retourne par le même chemin qu’il est venu ? Car il semble, il paraît, il appert qu’il est de trop ici,
Pourquoi serait-il de trop ?
Évidemment de trop : on n’arrive pas comme un chien dans un jeu de quilles !
Je ne veux vous déranger en rien. Terminez de par Dieu ce que vous avez commencé.
Ça ne sera pas si facile de terminer ce qu’ils ont commencé.
Pouvez-vous nous en fournir un motif plausible ?
Par cette simple raison que si Pétro est revenu, je ne veux plus être votre femme.
Certes, madame. Mais, je vous prie, cette dation des essuie-mains n’est-elle pas le témoin — si j’ose m’exprimer ainsi — que vous m’avez épousé ?
Que je vous ai épousé, il s’en faut de beaucoup ! Les essuie-mains ne signifient rien.
Ne m’en veuilles pas, la vieille, si je dois sévir. Mais ta fille — si j’ose m’exprimer ainsi — porte le trouble dans l’ordre établi par la loi. Attendu que les essuie-mains et les mouchoirs de soie sont la preuve de son acquiescement volontaire et non forcé de devenir mon épouse, vous serez, dans ce cas, assignées devant le tribunal pour vous y entendre condamner à payer une amende et à accomplir une période de détention.
Parfaitement ! Parfaitement ! Qu’elles soient conduites sur le champ à la justice et qu’on leur mette les fers.
Mes petits pères, ayez pitié ! Ce n’est pas moi qui ne tiens pas ma parole. Faites ce que vous voudrez de Pétro, mais pour Natalie, vous pouvez, quant à moi, la mener pieds et poings liés à l’autel.
Ils ne feront pas ça. Pétro n’est point coupable, c’est moi qui ne veux pas me marier avec monsieur l’huissier : à cela rien au monde ne pourra m’y forcer… Et s’il en est ainsi, sachez que je me dédis de Pétro pour toujours et que je n’épouserai personne.
Je suis curieux de savoir ce qu’ils vont en dire.
Ne voilà-t-il pas une vraie Poltavienne ! J’aime ces façons-là !
Écoutez-moi, mes bons amis. Ma fille jusqu’à ce jour n’a jamais été si entêtée ni si audacieuse, mais (montrant Pétro) dès que ce vagabond est arrivé, la voilà devenue folle et elle se conduit comme vous voyez. Si vous n’enlevez pas cet homme d’ici, je ne réponds pas qu’elle m’obéisse.
Hors de notre village, brigand ! Et ne t’y laisse plus voir. Et si tu ne t’en vas pas de bon gré, nous t’enfermerons quelque part où l’on saura te dresser.
Faites silence un moment et écoutez-moi… Que Natalie et moi nous nous soyons aimés, tous les gens le savent et Dieu aussi, mais que je détourne Natalie d’épouser monsieur l’huissier, que j’endoctrine la fille de ne pas obéir à sa mère et que je sème la zizanie dans la famille — Dieu m’en garde ! Nanine, soumets-toi à ton sort : obéis à ta mère, aime bien monsieur l’huissier et oublie-moi à jamais.
Brave Pétro, malgré moi mon cœur prend son parti.
Pourquoi ne pas le dire, ça me fait pitié.
Comment cela finira-t-il ?
Toi, mon ami — si j’ose m’exprimer ainsi — de quel côté vas-tu te diriger ?
J’allais à Poltava et je dirigerai mes pas de façon à ne plus jamais retourner… Encore deux mots à Natalie… Nanine ! à cause de toi j’ai laissé Poltava et pour toi j’ai travaillé quatre ans dans des pays lointains. Toi et moi, nous avons grandi et nous avons été élevés ensemble chez ta mère ; personne ne pourra m’empêcher de te considérer comme ma sœur. Ce que j’ai gagné, c’est à toi. (Tirant de son sein une bourse avec de l’argent.) Tiens, prends, pour que monsieur l’huissier ne te reproche pas de t’avoir tirée de la misère et de t’avoir achetée. Adieu ! Honore notre mère, aime ton mari et pour moi, fais-moi dire une messe.
Pétro ! Mon malheur n’est pas de cette sorte que je puisse m’en racheter avec de l’argent (Montrant son cœur.) Il est là. Je n’ai pas besoin de ton argent. Il ne me servirait à rien — nos ennemis ne se réjouiront pas de notre malheur. Ma vie n’est pas loin de finir. (Elle appuie sa tête sur l’épaule de Pétro.)
Pétro !
Maman ! Quelle perte nous faisons !
Et toi, qu’est-ce que ça te dit ?
Un homme comme Pétro, je n’en ai pas vu depuis que je suis né.
J’ai mûrement réfléchi et j’ai trouvé qu’un acte magnanime éveille en nous les plus nobles passions. Moi, huissier, je reconnais que dès ma naissance j’avais la bosse des bonnes actions, mais, pris par mes devoirs et occupé d’ailleurs par d’autres soucis, je n’ai pu en commettre aucune. L’acte de Pétro si sincère et si dépourvu de malice m’amène à agir comme suit… (à Horpyna.) Femme courbée sous le poids des ans, béniriez vous une bonne action ?
Que votre volonté soit faite. Ce que vous ordonnerez sera bien. N’êtes-vous pas le lettré de notre canton ?
Brave Pétro et toi, valeureuse Natalie, approchez-vous. (Il les prend par la main et s’avançant vers la mère lui dit.) Bénis tes enfants pour qu’ils vivent heureux et en bonne santé. Quant à moi, je me dessaisis de Natalie et en fait la cession pleine, entière et héréditaire à Pétro, pour qu’il fasse son bonheur. (À tous.) Ainsi moi, huissier, en vertu des privilèges qui nous ont été donnés par la loi, déclare à tous présents et absents que lorsque deux hommes se battent, il ne faut pas qu’un troisième s’en mêle et il est également nécessaire de se rappeler qu’on ne peut se faire aimer de force.
Chère maman, bénis-nous.
Dieu vous a unis par un miracle, qu’il bénisse votre bonheur.
Voilà nos Poltaviens. Quand il s’agit d’une bonne action ils se disputent à qui la fera le premier.
Natalie est de la tête aux pieds une Poltavienne ! Pétro un Poltavien ; et l’huissier, à ce qu’il semble, n’est pas d’un autre gouvernement.
Nanie ! maintenant personne ne nous séparera. Dieu nous a aidés à surmonter la misère et les malheurs. Il nous aidera encore pour que par notre amour sincère et notre vie honnête nous devenions un exemple pour les autres et que nous acquerrions le renom de bons Poltaviens. Chante-nous, si tu ne l’as pas oubliée, ta chanson que j’aime tant.
Ce que l’on aime, on ne l’oublie jamais.
Je suis fille de Poltava
Et l’on m’appelle Natalka,
Simple, sans beauté régulière,
Bon cœur, c’est vrai, point du tout fière.
Autour de moi tournent les gars,
Pour moi ne se battent-ils pas ?
Mais c’est Pétro que je préfère,
Des autres je n’en ai que faire.
Mes compagnes pour s’amuser
Avec tous veulent plaisanter ;
Moi, sans mon Pétro je m’embête
Et ne connais aucune fête.
Avec Pétro je suis heureuse,
J’ai de la joie et suis rieuse ;
J’aime Pétro de tout mon cœur,
C’est lui mon unique seigneur.
- ↑ Un sobriquet : craqueur.