Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/La vieille chronique de Kiev

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LES ORIGINES.

La vieille chronique de Kiev.

L’extrait que nous reproduisons ici sur les guerres de Sviatoslav (960 à 972) est tiré de la partie la plus ancienne de la première chronique de Kiev, appelée chronique de Nestor. Cette partie intitulée « Povesti vremennych let » avait été écrite originairement entre 1030 et 1040 et reçut sa rédaction définitive au commencement du douzième siècle. Elle s’est inspirée des légendes et des épopées de l’époque.

Quand il eut grandi et qu’il eut atteint l’âge viril, le duc Sviatoslav assembla des guerriers nombreux et vaillants, car il était vaillant lui-même et léger comme un léopard et il se signala dans bien des guerres. Il n’emmenait jamais de transport avec lui, ni de chaudrons, et ne faisait pas bouillir la viande, mais il la coupait en minces lanières, que ce fût du cheval, du gibier ou du bœuf et il la mangeait après l’avoir rôtie sur la braise. Il n’avait pas de tente et dormait par terre sur une couverture, la tête sur sa selle. Ses soldats étaient comme lui.

Une fois Sviatoslav marcha sur Péréïaslav et les Bulgares s’enfermèrent dans la ville. Puis ils firent une sortie contre Sviatoslav et ce fut une grande bataille. Les Bulgares commencèrent par avoir le dessus. Alors Sviatoslav dit à ses soldats : « Il nous faudra mourir ici, frères et compagnons, agissons donc en hommes ! » Et, vers le soir, Sviatoslav eut le dessus et il prit la ville d’assaut.

Puis il envoya dire aux Grecs : « Je veux marcher contre vous et prendre votre ville comme j’ai pris celle-ci. » Et les Grecs répondirent : « Nous sommes trop faibles pour te faire résistance, prends plutôt un tribut de guerre pour toi et pour tes compagnons et dis nous combien vous êtes pour que nous payions d’après le nombre des têtes. » Mais les Grecs ne le disaient que pour tromper les Russes, parce qu’ils ont été faux de tout temps. Sviatoslav leur répondit : « Nous sommes deux dizaines de mille, » il ajouta une dizaine en plus, car les Russes n’étaient que dix mille. Alors les Grecs ne payèrent pas le tribut et expédièrent cent mille hommes contre Sviatoslav. Sviatoslav s’avança vers les Grecs et il y eut une rencontre. Les Russes eurent peur de la masse des soldats grecs, mais Sviatoslav leur dit : « Nous n’avons plus la possibilité de nous sauver, il faut rester bon gré mal gré. Ne déshonorons pas notre pays russe, laissons nos os ici. Morts, nous n’aurons pas de honte, en nous sauvant que nous en aurions. Je ne fuirai pas, moi. J’irai en avant et, une fois ma tête tombée, faites vous-mêmes ce que bon vous semblera. » Et les soldats dirent : « Où ta tête tombera, les nôtres tomberont aussi. » Et les Russes formèrent leurs lignes et il y eut une grande bataille ; Sviatoslav fut vainqueur et les Grecs se sauvèrent, Sviatoslav marcha donc contre leur ville en guerroyant contre les habitants et pillant les villes qui restent encore désertes depuis ce temps.

Alors l’empereur rassembla ses nobles et toute sa cour et dit : « Qu’allons nous faire, puisque nous ne pouvons lui résister ? » Et les nobles lui dirent : « Envoie lui des cadeaux pour l’éprouver et pour savoir s’il aime l’or et les riches étoffes. » On lui envoya donc de l’or et des étoffes et un sage auquel on dit : « Fais attention à son regard, à son visage et tâche de deviner sa nature. » Le sage prit les présents et alla chez Sviatoslav. Quand on lui dit que les Grecs étaient venus pour le saluer et lui apporter des présents, il dit : « Faites les entrer ! » Ceux-ci entrèrent et, l’ayant salué, ils étalèrent l’or et les riches étoffes devant lui. Mais Sviatoslav, sans même regarder, dit à ses pages : « Enlevez cela ! » Les messagers revinrent chez l’empereur et quand la cour fut rassemblée, ils dirent : « Nous avons été chez lui et nous lui avons présenté les cadeaux, mais il ne les a pas même regardés et a dit de les enlever. » Et quelqu’un dit : « Tente-le encore une fois et envoie-lui des armes. » On l’écouta et on envoya une épée et d’autres armes. On les apporta chez Sviatoslav qui tout de suite se mit à les louer, à faire des compliments à l’empereur. Les messagers revinrent chez l’empereur et lui racontèrent comment tout s’était passé. Les nobles dirent : « Ce doit être un homme sans pitié, puisqu’il ne tient pas aux richesses, mais qu’il préfère les armes ; consens à lui donner un tribut de guerre. » Sur quoi l’empereur lui envoya dire : « Ne marche pas contre la ville, mais demande le tribut que tu voudras. » Car il était sur le point de prendre Constantinople. On lui paya le tribut de guerre et il se fit même donner la part des morts, disant que leurs familles la receveraient. Il reçut bien des présents et s’enrevint à Péréïaslav couvert d’une grande gloire.