Anthologie des humoristes français contemporains/Le 101e régiment

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Anthologie des humoristes français contemporainsLibrairie Delagrave (p. 118-120).

LE 101e RÉGIMENT

Avez-vous remarqué un homme au nez rouge, au ruban comme son nez, boutonné jusqu’au cou, à la démarche roide, à l’œil vif, à la moustache en brosse ? Il suit le régiment. Nous l’avons retrouvé à la porte de la pension des officiers, nous l’avons vu dans la cour de la caserne, nous le retrouvons à la porte du quartier. Cet homme, c’est le dernier grognard.

Je vous ai dit que l’espèce se perdait ; il ne faut pas la regretter. Voici l’unique échantillon de l’officier grognard et mal élevé. Retraité depuis trois ans, il ne peut se passer du régiment dont il ne fait plus partie ; il est là à titre d’ornement. On le tolère, mais on ne l’aime pas, il ennuie ; sa seule excuse est d’avoir été brave.

L’origine des grognards se perd dans la nuit des temps.

Vous souvient-il du colonel Jephté, obligé de tuer sa fille parce que, dans la joie de la victoire, il avait juré sur sa croix d’honneur de démolir la première personne qui se présenterait devant lui ?

L’histoire romaine fourmille de grognards, l’histoire grecque en est pétrie.

L’histoire de France en a plus que sa part.

Le premier qu’on y rencontre est un sargent qui ne veut pas donner à Clovis le vase de Soissons, qu’il désire garder pour faire cuire des haricots.

On sait comment le monarque récompensa ce désintéressement.

Le dernier, c’est le capitaine Morel.

Lorsqu’il était au corps, les soldats disaient :

« Cet enragé de capitaine Morel, il n’est content que lorsqu’il est fâché. »

Pendant sa dernière année de service, le colonel, qui venait d’être nommé officier de la Légion d’honneur, donna un grand dîner auquel furent conviés les autorités de la ville et le corps des officiers. Comme il y avait des dames, il envoya chercher Morel.

« Capitaine, je donne à dîner lundi.

— Connu, colonel.

— Ayant pour vous une grande considération, je vous ai envoyé une lettre d’invitation.

— À moi comme aux autres, parbleu !

— Je vous ai, dis-je, envoyé une lettre d’invitation ; mais je viens vous prier de ne pas venir.

— Ah ! ah ! Et pour quelle raison, colonel, sans indiscrétion, me faites-vous subir cet affront ?

— Mon Dieu, capitaine, il n’y a point d’affront, puisque le refus viendra de vous ; mais des considérations que vous comprenez…

— Je ne comprends que la mienne ; enfin, faut voir.

— Sans doute. Eh bien, j’ai peur que votre manière de parler toute militaire n’effarouche ces dames.

— Mille tonnerres ! que la carcasse du diable m’étrangle des deux côtés si je comprends !

— Vous nous diriez ces choses-là à table. Vous savez que les bourgeoises sont un peu…

— Bégueules, quoi !

— Justement.

— Eh bien, colonel, c’est dit, je ne viendrai pas : je suis un teigneux, un galeux, un pestiféré ! c’est bon.

— Mais, capitaine…

— C’est bon ; après trente ans de service, onze campagnes, sept blessures, on me traite comme l’as de pique !

— Si vous vouliez me promettre de ne pas parler ?

— Pour ça, colonel, je vous le promets ; quand bien même vous le permettriez, je n’ouvrirais pas la bouche devant ces museaux-là.

— Me jurez-vous ?…

— Si je dis un mot, je veux bien cracher ma langue à vingt-cinq pieds au-dessus du niveau de la mer.

— J’aime mieux votre parole d’honneur.

— Vous l’avez, colonel, vous l’avez. »

Le jour du dîner venu, le capitaine, en grande tenue, se rend chez le colonel et salue tout le monde sans proférer une parole.

On s’habitue à tout. Bientôt personne ne fit plus attention au mutisme du capitaine, qui, du reste, mangeait comme un ogre, pour rendre son silence plus facile.

On était à table depuis trois heures. Le dessert allait succéder au troisième service. Le capitaine mangeait une bécasse rôtie. Le colonel s’applaudissait de n’avoir pas humilié son vieux frère d’armes.

Tout à coup un effroyable cri sortit du sein du capitaine.

Un plomb de chasse enfoui dans la chair de l’oiseau lui a brisé une molaire.

« S… n… de millions de diables ! s’écrie le grognard en montrant d’une main le plomb meurtrier, de l’autre la tête de la bécasse, voilà une sacrée drôlesse qui n’est pas morte de la rougeole ! »

(Le 101e Régiment ; Calmann-Lévy édit.)