Anthologie des matinées poétiques/Notice

La bibliothèque libre.
Texte établi par Louis Payen (tome 1p. 11-13).

NOTICE

M, l’Administrateur de la Comédie Française a décidé d’offrir l’hospitalité aux poètes, morts et vivants. Qu’il en soit publiquement remercié.

Vivants ou morts, on les connaît trop peu. L’existence actuelle ne comporte ni le goût ni le loisir d’aller vers eux. L’homme moderne est trépidant ; chacun se hâte vers un but. La méditation est un luxe désuet et coûteux ; on ne rêve plus, on ne lit guère davantage, on relit moins encore ; les chefs-d’œuvre de notre littérature, manquant de nouveauté, sont relégués dans leur gloire ; on en rappelle le titre sans plus ; les poètes dont on redit le nom et ceux dont on ne parle pas sont, en dépit des apparences, confondus fraternellement dans le même dédain des foules, qui ne connaissent les vers ni des uns ni des autres.

Et puis, avouons-le : pour se détendre de la lutte quotidienne, les gens demandent à rire, et le poète lyrique n’est pas souvent un auteur gai. Mais comment donc le serait-il, puisqu’il s’inspire aux profondeurs mêmes de l’être et que, dans la pauvre humanité, la joie est en surface et la misère au fond ? C’est de l’âme qu’il faut couler dans la matière, pour que la matière ait une âme. Un chef-d’œuvre n’est jamais que la confession d’une existence ; un chef-d’œuvre n’est jamais que de la douleur condensée : Phèdre pousse le cri de Racine déchiré, Molière sanglote derrière le masque d’Alceste, Corneille solitaire s’exile en de perpétuels sacrifices de soi, Beaumarchais se venge dans Figaro ; et c’est Vigny lui-même qui saigne en Chatterton avant de râler dans la Mort du loup.

Mais ces existences et ces douleurs, ce sont les vôtres, en vérité ! C’est de vous qu’il parle, le poète, tandis qu’il se raconte à vous. Sa détresse est celle de l’époque où il vit. Il est le manomètre de l’inquiétude ambiante ; il est la voix qui sort d’un peuple. Il est le porte-parole des muets, celui qui chante ou crie pour eux, à leur place, en leur nom et dans un double but : d’abord pour que les muets de son temps trouvent en lui l’expression de ce qu’ils pensent et ne savent pas dire ; ensuite afin que, grâce à lui et par lui, ils laissent derrière eux la formule de ce qui fut l’âme collective.

Car il est un produit ; plus qu’il ne s’appartient à lui-même, il appartient à sa race et à sa génération. Ce qui réside en lui, c’est quelque chose de plus que lui ; c’est le total des hérédités dont il est fait, avec les aspirations qui résultent de ces hérédités. Il est du passé accumulé qui se tourne vers l’avenir ; il est le moteur actionné par ce qui fut en arrière de nous, et qui doit actionner à son tour ce qui est en avant de nous, ce qui sera et ce qui n’est pas encore. En sorte que la série des poètes issus d’un peuple donne l’âme de la race en ses phases successives. L’un derrière l’autre, ils marquent les stades séculaires d’une famille d’esprits en marche vers son but.

But ignoré, marche inlassable !

Aucune génération n’a jamais discerné le terme auquel doivent atteindre celles qui montent derrière elle. Mais la ligne est constante et la race homogène ! Les générations se suivent et se poussent, dissemblables en leur aspect, identiques en leur essence, mues par une même force qui est leur âme héréditaire.

La Comédie Française vous convie à entendre chanter l’âme totale de la France.

Edmond HARAUCOURT.