Anthologie des matinées poétiques/Les matinées poétiques

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Texte établi par Louis Payen (tome 1p. 9-11).

LES
MATINÉES POÉTIQUES


Lorsque le chevalier Bertrand d’Allamanon, après de rudes combats, pénètre dans le Palais de Tripoli, Mélissinde, la princesse lointaine, qui l’aperçoit, blessé, sanglant, lui crie :

« Messire ! Ah ! Qu’avez-vous à me dire ?

— Des vers ! » répond le troubadour provençal.

Ce sont des vers, aussi, que l’on va réciter devant vous. Et votre empressement à les venir entendre prouve qu’il y a chez nous un public prêt à s’intéresser à autre chose qu’à des danses cafres ou à des musiques de Peaux-Rouges.

À dire vrai, ce n’est pas la première fois que les habitués de la Comédie Française se sont réunis dans cette salle pour écouter des récitations poétiques. Au cours de la grande guerre, nous avons intentionnellement multiplié ces matinées. Des poètes y pleuraient nos deuils ; d’autres y chantaient nos espoirs.

Mais à ces séances données un peu au hasard et sans dessein suivi, la Comédie a pensé qu’on pouvait faire succéder des séances régulières, établies sur un plan médité, et pareilles à celles dont jadis, à l’Odéon, Catulle Mendès et Gustave Kahn furent les instigateurs applaudis.

Nous avons, à cet effet, trouvé autour de nous des concours ardents, et celui notamment de M. le député Rameil, rapporteur du budget des Beaux-Arts, qui, le premier, parla de ce projet.

Un comité a été constitué, unissant fraternellement les représentants des écoles les plus diverses, — car il ne nous appartenait pas de faire un choix entre des tendances littéraires opposées.

C’est ce comité (où à côté de vétérans illustres siègent de jeunes maîtres en plein épanouissement de gloire) qui a assumé la tâche délicate de composer et d’ordonner les programmes.

Son but est de faire passer sous vos yeux le cortège de nos poètes, des plus anciens aux plus récents auteurs, et des plus célèbres d’entre eux à ceux qui sont restés, parfois injustement, à demi ensevelis dans l’ombre.

Ces poètes, ils sont légion. La France, trop dédaigneuse de ses gloires, ne les connaît pas tous. Parmi tant de noms qui devraient être fameux, peu sont familiers au public. Parmi tant de morceaux achevés, ce ne sont que des fragments, parfois un hémistiche ou un seul vers, qui ont surnagé dans la mémoire des hommes oublieux. Nous sommes une grande nation lyrique : et je ne sais quelle étrange pudeur nous empêche de l’avouer. La sève poétique française a nourri des arbres magnifiques, dont la réunion forme une forêt immense, aux essences rares et variées. Dans cette forêt, nous n’admirons, comme les voyageurs pressés, que deux ou trois chênes célèbres, formidables il est vrai, mais à côté desquels croissent pourtant des hêtres vigoureux, des ormes aux vastes ramures, et dont les racines plongent aussi dans le sol de notre vieille terre.

C’est pour les faire mieux connaître, ces beaux arbres, produits de notre sol, ces bons poètes, fils de France, que nous avons institué ces samedis poétiques.

Au lendemain de la plus tragique aventure que l’humanité ait connue, au lendemain des jours où la France, cuirassée et casquée, l’arme au poing, était réduite à. ne montrer au monde que sa face de Gorgone irritée, il est bon qu’elle montre à nouveau, victorieuse et apaisée, son clair visage de vierge souriante. Ce sont nos vieux poètes qui de leurs mains, malhabiles encore, ont modelé sa figure ; ce sont leurs successeurs qui en ont assoupli les lignes et adouci les traits. Ensemble, ils ont sculpté le marbre, et donné à ce pays sa physionomie propre : grave et sereine, accueillante et pensive, une tête aussi belle que celle de la Pallas Athénienne ou de la Minerve Romaine, — et qu’on va dévoiler devant vous,

À tous ces artisans, apprentis, compagnons et maîtres, qui travaillèrent en commun, je ne souhaiterai pas la bienvenue : les poètes sont chez eux à la Comédie Française.

Mais ce serait une grande joie dans cette maison, où l’on a parfois découvert quelque dramaturge inconnu, si nous avions la bonne fortune de mettre en lumière, dans l’une de nos séances, un poète ignoré qui aurait trouvé une expression nouvelle pour fleurir les lèvres de la belle statue,

Émile FABRE.