Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Baudeville

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 13-22).

BAUDEVILLE

(dates inconnues)


Je ne connais que deux ouvrages dramatiques, en vers écrits au XVIIe siècle par des Bretons, la Zoanthropie, de François Auffray, et la Légende de saint Armel, de Messire Baudeville. Nous manquons absolument de détails biographiques sur ce dernier personnage : il était, savons-nous seulement, prêtre et maître d’école en la ville de Ploërmel ; il eut l’idée de mettre en vers français la vie merveilleuse du patron de cette ville, et, le 16 août 1600, fit réciter par ses élèves cette légende dramatisée. M. Ropartz a bien mérité des lettres bretonnes en faisant imprimer, pour la première fois, en 1855, l’œuvre de Baudeville, qui a été jouée en Bretagne jusqu’au début de la Révolution ; mais, quel que fût le soin qu’il a apporté à la revision, à la comparaison des manuscrits, il n’a pu se flatter de nous donner le texte même de Baudeville. Les copies que M. Ropartz a pris la peine de lire sont hérissées de fautes ; elles offrent les disparates les plus choquantes, un mélange d’archaïsme et de platitude moderne. Malgré les efforts, souvent heureux, de l’éditeur pour séparer le bon grain de l’ivraie, il est impossible de se prononcer sur la valeur littéraire de l’œuvre ; mais, au point de vue historique et à celui de la composition, cette œuvre reste intéressante. Nous nous trouvons parfois en présence d’un mystère du moyen âge, avec des apparitions d’anges et des échappées sur l’enfer ; parfois aussi, une scène pleine de vie et de réalisme, un contraste énergiquement indiqué, font songer au drame de Shakspeare. Les gueux, les matelots, les paysans, le bourreau et ses aides, les gens d’armes et les chevaliers forment une galerie curieuse, un tableau animé de la société française et bretonne, à la fin du XVIesiècle ; un passage que M. Ropartz a connu trop tard, et qui n’a pas pris place dans son livre, fait, avec un cynisme qui commente les excès de la Ligue, l’apologie du meurtre accompli par ordre divin. Toutes ces causes, et le caractère breton de l’œuvre, sa topographie, si je puis ainsi parler, m’ont engagé à en présenter une analyse succincte, accompagnée d’extraits qui la feront apprécier.

Après un prologue qui recommande à l’attention du public breton ce sujet d’intérêt tout local, nous voyons Armel, dans son manoir d’Angleterre, répandant ses bienfaits sur les pauvres du pays ; parmi ces mendiants, il y a de sinistres drôles, des gueux comme ceux que Callot excelle à crayonner : un fragment de dialogue entre trois de ces aimables compères à qui Armel vient de faire l’aumône, donnera l’idée de ces mœurs de bas étage que Baudeville se complaît à dépeindre :

premier gueux.

Allons boire d’abord chaque un coup d’eau-de-vie,
Ensuite au cabaret.

deuxième gueux.

Ensuite au cabaret. Combien t’a-t-il jeté ?
Avant que nous sortions, je veux qu’il soit compté.

troisième gueux.

Tu n’auras pour cela nul besoin de me battre,
Va, j’ai trente-trois sols.

deuxième gueux.

Va, j’ai trente-trois sols. Combien de deniers ?

troisième gueux.

Va, j’ai trente-trois sols. Combien de deniers ? Quatre.

premier gueux.

C’est, je crois, à chacun, onze sols, un denier.

deuxième gueux.

J’aurai le quatrième, ayant parlé premier.

premier gueux.

Tu pourrais bien plutôt avoir dessus l’oreille.
J’aurai mon tiers, ou bien je prendrai la bouteille.

deuxième gueux.

Par le ventre saint-gris ! non, tu ne l’auras pas.

premier gueux.

Je te ferai sentir la force de mon bras.

deuxième gueux.

Zeste !

premier gueux.

Zeste ! Tu veux savoir combien ma poigne pèse.

troisième gueux.

Assommez-vous, marauds ! bon jeu, dont je suis aise.

On devine le dénouement : le troisième larron emporte l’argent pendant que les deux autres se battent. — Cependant Armel, semblable à saint Fiacre qui quitta « la seigneurie d’Ybernie » pour se faire ermite en Beauce, se résout à abandonner parents et amis pour aller porter l’Évangile dans la Bretagne encore idolâtre. Il s’embarque avec deux fidèles disciples qui ont grand peur du mal de mer ; pendant la traversée, les matelots Tranchemarée et Tournevent entonnent une chanson de bord, assez semblable à celle que Shakspeare intercala dans la Tempête, pour plaire à la populace de Londres.

Approchez-vous, mesdames,
Ne craignez pas les eaux,
Pour éteindre vos flammes
Entrez dans vos vaisseaux.

Pour bien aimer
Faut être homme de mer.
Les matelots
Aiment au sein des flots

Une tempête furieuse, moins plaisamment décrite que celle de Pantagruel, est miraculeusement apaisée par l’intercession de saint Michel. Nous voici sur la côte bretonne, au port de Penohen ; puis à la cour du Duc, qui se renseigne sur les intentions d’Armel ; puis nous passons, avec une rapidité vertigineuse, à la cour du roi de France, Childebert, qui dépêche son messager Verdelet pour lui amener un sage et pieux conseiller sur qui il puisse se reposer de ses affaires spirituelles et temporelles.

La quatrième journée est des plus touffues et des plus curieuses ; la scène représente, d’un côté, une petite chapelle où entrent Armel et ses disciples, de l’autre, un temple païen et une villa romaine. Un entretien fort vif s’engage entre deux couples d’amoureux qui sortent du temple.

Nous sommes en humeur de prendre du plaisir,

dit l’un des galants, et l’autre reproche à ses compagnes « d’avoir un peu trop de sérosité. » Armel, qui survient avec ses disciples, fait un petit cours de morale, assez mal accueilli par la demoiselle Pégasis qui lui répond :

Bon pour en faire accroire à de petits garçons,
Qui se laisseraient prendre en guise de poissons ;

Pour moi, je veux danser, attendant l’aventure
Que prédit, dites-vous, votre saincte Ecriture ;
Nous nous divertirons, malgré vous et vos dents.
Allez vous promener avec vos deux pédants.

Le pauvre saint bat en retraite, poursuivi par des quolibets de foire : Adieu, Gaultier ! Adieu, Gilles ! Adieu, Guillaume ! Quand il est parti, les plaisanteries continuent, plus salées encore ; on danse, on boit, on rit.

Hippocrate, à mon sens, n’étoit qu’un assassin,
Vive le seul Bacchus, c’est le vrai médecin !
Je vous jure, et, ma foi, vous n’avez qu’à me croire,
Qu’un pot de vin vaut mieux qu’un tonneau d’eau de Loire.

Mais un châtiment terrible frappe bientôt ces débauchés : atteints de la lèpre, méconnaissables, ils se traînent aux pieds d’Armel, qui leur fait abjurer leurs erreurs, les baptise et les guérit ; animés du saint zèle de Polyeucte, les néophytes ne veulent-ils pas maintenant briser les images de leurs anciens dieux.

Que je puisse raser le temple de Diane !
Il fait beau voir un temple à cette courtisane !

Le saint est obligé de jouer près d’eux le rôle modérateur de Néarque. Après cet épisode de haut goût, voici que paraît le courrier du roi de France, qui a mis la main sur le sage réclamé par son maître. Armel, que la voix publique a désigné, résiste et ne cède qu’à une seconde et plus pressante injonction. Devenu conseiller du roi de France, il le dissuade de lever de nouveaux impôts et se fait des ennemis acharnés de deux courtisans dont il démasque la cupidité ; nous trouvons, un peu après, ces deux maltôtiers complotant de l’empoisonner. — Pour faire diversion à ces idées sinistres, le naïf auteur met en scène un tors et un aveugle qui viennent d’être guéris de leurs infirmités par Armel ; le tors médite d’aller retrouver sa femme, mais l’aveugle l’engage à n’en rien faire :

Dis plutôt qu’on ne peut, sans être en rêverie,
S’affliger quand on vient à perdre une furie,
Qui n’est pas, le matin, plus tôt en cotillon,
Qu’elle commence à faire un triple carillon !

Cet intermède, plaisant écho des fabliaux du moyen âge, des contes du XVIe siècle, est suivi d’une apparition de l’ange Raphaël qui prescrit à Armel de retourner en Bretagne, pour délivrer les habitants d’un monstre qui ravage le pays ; par ce départ le saint évitera aussi les embûches qu’on lui prépare. Armel obéit et quitte la France, malgré les prières instantes du roi.

Les trivialités abondent dans la journée suivante ; le complot des deux maltôtiers a été éventé, ils sont saisis et condamnés au dernier supplice. Voici un échantillon de l’atticisme du valet du bourreau

maître Clément :

J’ai, ma foi, grand besoin d’une bonne pratique,
Je ne gagne plus rien, j’en suis tout fantastique,
Je m’en vais dérouiller un peu mes grands couteaux ;

et du même, cette apostrophe au peuple, en lui montrant la tête qu’il vient de trancher :

Adroitement, je l’ai, voyez-vous, tronçonnée.
J’en couperois, ma foi, cent dans une journée.

Ne croit-on pas entendre Jack Cade, dans Henri VI de Shakspeare, félicitant Dick, le boucher d’Ashford, de s’être comporté, à la bataille de Blackheath, « comme dans son abattoir ! » Baudeville a mis le comble à l’horreur en imaginant une querelle entre le bourreau et ses aides, qui se disputent les hardes des courtisans décapités.

Le drame ne fait qu’un bond en Bretagne. Aux Boschaux, près de Rennes, un serpent monstrueux est établi, il dévore bêtes et gens ; sous nos yeux, il engloutit un paysan, il décime une troupe de chevaliers qui l’attaque à grands coups de lances et de sabres de Damas, sous la conduite même du duc de Bretagne. Il faut noter au passage le type complaisamment tracé du chevalier lâche, qui court sus à la bête à son corps défendant allègue la maladie, et finit par dire :

Je me tiendrai toujours dedans l’arrière-garde,
Car je n’ai point envie encore de mourir.

C’est à Armel qu’il est réservé de triompher du monstre, « de la guivre, » qui, on le devine, symbolise le paganisme encore debout en Bretagne. Il s’y prend d’une façon bien simple, et qui supposait un grand fond de crédulité chez les auditeurs : il passe son étole au coup du serpent, et lui commande, avec des termes d’exorcisme, de se précipiter dans les eaux de la Seiche. Après cet exploit qui lui concilie la faveur populaire, Armel retourne à Penohen ; Guibourg, châtelain des environs, plein d’admiration pour le saint, veut que sa terre soit désormais, et pour toujours, appelée Plo-Armel. Cependant la nuit est venue, un ange vient annoncer à Armel que sa mort est proche ; le vertueux personnage expire entre les bras de Guibourg et de ses disciples, demandant qu’on l’enterre

Où les deux bœufs, traînant son corps, voudront rester.

J’ai cherché en vain, dans cette dernière scène, les deux vers, presque grotesques, cités par M. de Kerdanet[1] ; il est à croire qu’ils figuraient dans une copie fautive, et que M. Ropartz les aura supprimés.

Il y a, certes, de l’intérêt et de la variété dans le drame de Baudeville ; mais le style est presque partout lâche, diffus, sans relief ; j’ai cité, au cours de l’analyse, quelques vers d’une heureuse venue ; voici encore un fragment du discours d’Armel au roi de France, pour le dissuader de lever des impôts :

Sire, tous ces impôts, ces sortes de gabelles,
Sont des inventions diaboliques, cruelles ;
Gardez-vous de donner dans telle exaction…
Vos provinces ne sont du tout point soulevées,
Pourquoi donc les punir par de telles levées ?
Sire, bien loin de faire un coup si désastreux,
Songez à soulager plutôt les malheureux.
Ce n’est pas être roi, mais un simple régent,
Que d’amasser ainsi, sans besoin, de l’argent.
Pensez y bien : les Rois, au jour du jugement,
Rendront compte des biens ravis injustement.
Vous n’avez pas besoin, Sire, de ces gabelles,
Sinon pour engraisser des sangsues trop cruelles…

Malheureusement cette diction si nette, si précise, ne peut appartenir à l’époque de Baudeville, où la langue était à peine formée, où le théâtre français surtout bégayait ses premiers essais ; il y a eu, tout au moins, revision d’un copiste habile ; d’autre part, Baudeville peut être innocent de bien des platitudes qui sentent l’école de Malherbe et de Boileau.

L’œuvre a dû garder sa contexture ancienne : l’enchaînement des scènes, le merveilleux naïf, le mépris des trois unités, sont bien du XVIe siècle ; mais, à être si souvent transcrire, à subir tant de remaniements, la langue primitive s’en est allée ; c’est comme une monnaie qui a passé par bien des mains, et dont l’effigie est presque effacée.


Olivier de Gourcuff
  1. Saint Armel, dans les terreurs de l’agonie, donnant de la soupe aux pauvres :

    Ah ! donc, mes chers amis, vous voulez du potage ?
    Si n’en avez assez, en aurez davantage.