Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Nicolas Dadier

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 1-12).

NICOLAS DADIER

(1553-1628)


e que nous savons de la vie de Nicolas Dadier se réduit aux faits suivants : il naquit à Campénéac, près Ploërmel, en 1553 ; il entra dans l’ordre des Carmes que le Père Jean de la Croix avait tout récemment réformé, il se fit recevoir docteur en théologie, fut prieur à diverses reprises de plusieurs couvents de son ordre, notamment à Ploërmel et à Tours ; il mourut aux Carmes de Ploërmel, en 1628, à l’âge de 75 ans. Il est à croire qu’il écrivit plusieurs ouvrages de théologie, et prit part aux luttes scolastiques de son temps ; mais les deux seuls livres qui nous sont parvenus sous son nom n’ont pas ce caractère. Le premier, que M. de Kerdanet mentionne, mais qui, inconnu aux autres bibliographes, pourrait bien rejoindre, dans la catégorie des livres bretons supposés, la Parure des Dames de René-Timothée de Lespine, serait une Brève description de l’Armorique (1631, in-4o), espèce de statistique des principales villes de Bretagne ; le second, dont l’existence est, malgré sa rareté, dûment établie, est un poème d’un mysticisme fleuri, publié à Rennes, en 1613, chez Tite Haran, sous ce titre : la Vie de la Vierge Marie, ou la Parthenice Mariane. Ce n’est point une œuvre originale, mais une traduction, parfois fidèle, parfois très libre, d’un des sept poèmes que Battista, dit le Mantouan, poète latin du XVe siècle, composa en l’honneur des vierges saintes, et, en premier lieu, de la Vierge Marie. Ce compatriote de Virgile, qu’Erasme mettait à peine au-dessous du maître, donna aux sept poèmes dont il s’agit les titres de Parthenice prima, Parthenice secunda… (du grec παρθένος, jeune fille) ; c’est ce qui explique ce bizarre assemblage de mots — la Parthenice Mariane — que Dadier emprunta à un traducteur français des premières années du XVIe siècle (Lyon, 1523) et qu’il mit à la tête de sa propre paraphrase de l’ouvrage du Mantouan.

Dadier a mis son livre sous la protection d’un des plus grands seigneurs, d’un des hommes les plus remarquables de son temps et de son pays : c’est au très noble et vertueux seigneur, marquis de Rosmadec, baron de Molac, de la Hunaudaye et Montafillant, seigneur de Penhouet, gouverneur des ville et château de Dinan, qu’il a dédié sa Parthenice Mariane. Ce Sébastien de Rosmadec est le même qui fut aussi gouverneur de Quimper et qui — au rapport de Lobineau — « avoit conçu de vastes desseins pour une nouvelle histoire de Bretagne ; » son portrait et la généalogie succincte de sa maison se trouvent dans la Science Héroïque de Vulson publiée à Paris, en 1644, et d’Hozier, lui faisant hommage de son édition de l’Histoire de Bretagne, de Pierre le Baud, parlait de « l’estime extraordinaire qu’il faisoit de ses vertus et de ses talents. » Dadier avait donc bien choisi le protecteur à qui il dédiait son livre ; elles n’étaient pas vaines, sans doute, les louanges par lesquelles il remerciait le marquis de Rosmadec de témoigner une bienveillance éclairée aux couvents de son ordre ; et sa reconnaissance s’appuyait ingénieusement sur des souvenirs historiques, quand il ajoutait : « Un chacun a aussi cognoissance du regret qui penetra vostre âme, après avoir veu les lamentables ruines de vostre maison et monastère des Carmes, jadis l’honneur de la ville de Ploërmel, temple fondé, basti et dédié, il y a plus de trois cents ans, par les anciens ducs et princes souverains de ce pays. » — À la suite de la dédicace à Rosmadec, se lisent deux sonnets liminaires, signés des noms obscurs de G. Leheulle et F. G. Le Roy ; ces sonnets, où l’emphase de convention étouffe tout accent sincère, égalent Dadier aux plus grands poètes ; ils prouvent du moins que la réputation du carme breton s’était étendue ; le second, celui de Le Roy, se termine par ces vers :

Et comme un greffe enté sur une vive plante,
La nourrit, l’embellit, la rend plus florissante,

Et lui donne en saison un branchage ondoyant,
Ainsi, ô mon Dadier, de ta Muse la gloire,
S’unissant à Mantoue, au temple de Mémoire
Te prépare un laurier à jamais verdoyant.

Je ne me demanderai plus, en étudiant les vers de Dadier, où et quand notre poète n’a été qu’un simple traducteur ; les traductions poétiques de son époque ont toute la saveur d’œuvres originales. Seulement, comme les divisions du poème appartiennent au Mantouan, je ne m’astreindrai pas à les suivre minutieusement, et je me placerai au point de vue du style et de la langue, beaucoup plus qu’à celui de la composition.

Dès le début de son poème, racontant les réjouissances qui accueillent la naissance de la Vierge, Dadier ronsardise agréablement.

Au reste on couronna les portaux du logis
De rameaux verdoyans et de bouquets fleuris.
Par les rues aussi, les gaillardes chambrières
Espanchèrent l’honneur des herbes printanières,
Les voisins réjouis festoyèrent ce jour
Comme le Sabat mesme, et n’y eut quarrefour
Qui lors ne retentit du chant des gayes filles.

Est-ce qu’il ne se dégage pas de ces vers, comme du banc de violettes que Shakspeare fait respirer à son duc d’Illyrie, un frais et capiteux parfum ? Je mets en regard, comme opposition, ce fragment des Études de la Vierge :

Bref tout cela qu’ont eu de fier, d’avantureux,
De lascif, de cruel, les femmes du vieil aage,

La Vierge le sçavoit, et condamnoit, très sage,
Ce qui pouvoit blesser les vertueuses mœurs,
Imitoit, en lisant, l’avette cueille-fleurs ;
Elle brodoit tantost quelque robe de laine,
Tantost elle filoit la soye Tyrienne,
Ou bien elle ourdissoit une toile de lin,
Pour en faire au grand prestre un neigeux surpelin.

Cette époque de transition, où des souvenirs de Rome paeïnne se mêlent confusément aux épanchements d’un christianisme naissant, est peinte avec un charme naïf. C’est avec un redoublement d’allégresse et comme un débordement de gaieté, que Dadier retrace les fêtes du mariage de la Vierge, et les élans joyeux du vieux Joachim.

Et mesme quelquefois, oubliant la foiblesse
Et le morne chagrin de sa blanche vieillesse,
Il prononce hardiment des mots facétieux,
Et s’esclate d’un ris modeste et gracieux,
Puis ses gens sollicite, et hastif leur commande
De couvrir, pour souper, les tables de viande,
Ordonne d’apprester les chambres et le lict,
Et d’espandre par tout le spacieux logis
Toutes sortes de fleurs et d’herbes odorantes ;
Outre, il fait revestir les poultres traversantes
De lyerres espais, les porteaux d’oliviers,
Et les huis virginaux de verdoians lauriers,
Fait semer sous les pieds les œillets et les roses
Et maintes autres fleurs nouvellement décloses
Qu’Anne pour cet usage avoit expressément
En son mignard jardin nourries chèrement.

Il faut nous arracher aux molles séductions de cette poésie, pour donner une attention plus soutenue à l’épisode que Dadier a le plus amoureusement décrit, la Nativité de Jésus ; à force de candeur et de grâces, le carme breton n’a pas fléchi sous un tel sujet. Voici d’abord, dans la nuit inhospitalière, Marie et Joseph en quête d’un logement :

Jà dedans le forbourg il estoit parvenu,
Et le peuple infini de tous costez venu
Combloit toute la ville, et les hostelleries
Estoient d’hostes nouveaux espaissement remplies :
Si que tous les logis d’un bruit estourdissant
Et d’un confus murmure alloient retentissant…
Le peuple, à grands monceaux, durant la nuict obscure,
Soubs les porches ouverts se couchoit sur la dure,
Et le vague[1] estranger ne trouvoit plus de lieu
Pour se mettre à couvert…

Repoussés de porte en porte, ils se réfugient sous un pauvre hangar ; Joseph accommode le gîte de son mieux.

Puis de dessus le dos de l’asne paresseux
Promptement il apporte un souper disetteux,
Un vase, un peu de pain, des figues savoureuses,
Des noix, des raisins secs, des gousses doucereuses,
Quelque peu de fourmage, et quelque peu de fruict.

Bientôt le patriarche se couche,

Se couvre d’un drap chaud, s’endort profondément,
Et la grotte mugit de son haut ronflement.

Cependant Marie a enfanté (j’omets à regret tout un passage d’une crudité naïve), elle s’extasie devant le divin bambino, et, tandis que la crèche s’illumine,

Elle se sent légère, et disposte et joyeuse,
Lève son petit Dieu, l’enveloppe, soigneuse,
De blancs drapeaux de linge, et, fauste de berceau,
Dans la crêche le met, sur un petit faisceau
De foin sec ramassé sous les fumantes bouches
De leurs deux animaux qui n’estoient point farouches,
Ains, soufflant un tiède air sur le divin enfant,
Pitoyables alloient ses membres réchauffant.

On ne saurait trop louer Dadier d’avoir conservé à cette scène une simplicité, une familiarité, qui la font paraître plus sublime ; comme l’Évangile même, comme les peintres primitifs, il arrive, par les moyens les plus humbles, à une douce et saine émotion.

Je passe sur les autres faits de la vie de la Vierge, car il me paraît surtout intéressant de citer les vers où Dadier parle de l’ordre des Carmes, le sien, de sa priorité et de sa suprématie sur les autres ordres religieux. Par un ingénieux détour, il fait dire au vieux Siméon, saluant la venue de Marie au temple, le jour de la Purification :

 … Le Carme sur son faiste
Un ample et digne honneur longtemps y a t’appreste,
Et dans ses autres coys te nourrit saintement
Des fils qui, revestus d’un blanc habillement,
Tesmoignent la candeur de ton âme très pure…
Iceux par grand amour d’un éternel bien
Le sacré nom du mont joindront avec le tien.

Une saison viendra que les troupes fidelles,
En mémoire de toy, d’hosties solennelles
À ce jour couvriront tes autels parfumez,
Et devots porteront des cierges allumez
Cheminans d’un long ordre, et d’une alleure grave ;
Et le prestre, vestu d’un manteau riche et brave,
Entonnera mes vers d’un accent gracieux,
Et devot, remplira le temple spacieux
Des odeurs de l’encens dont la vapeur montée
Par les postes de l’air bien loin sera portée…

Dans une description du mont Carmel, sorte de hors-d’œuvre qu’il intercale dans son poème, Dadier reprend ce thème de la glorification de son ordre, « Mont saint par excellence, s’écrie-t-il, qui, comme une vigne féconde, »

De ses heureux rameaux a remply tout le monde :
Le silence éternel des Chartreux vient de là,
De là plusieurs brebis sainct Benoist appela ;
De là les mendians qui le bourgeois d’Assise
Tiennent pour leur autheur, ont la manière apprise
De se chausser de bois, et d’un cordon chanvreux
Durement resserrer leur habit plantureux ;
De là vindrent aussi les hermites austères
Qui jadis habitoient les déserts solitaires ;
Et ce lieu sainct encor l’origine donna
À ces doctes trescheurs que d’Espagne amena
Le grand sainct Dominic…

Jusque dans cette énumération, dans ce défilé de moines, des traits images, des expressions neuves et hardies font songer à la brillante et sonore école de Ronsard. Dadier est un vrai disciple, un peu attardé, du chef de la Pléiade ; il a les défauts de goût et de mesure de Ronsard, il appelle les anges, bourgeois du Paradis, les hommes, des terre-nez, le soleil, le perruqué Titan ; mais il retrouve, par maintes échappées, la grâce et le charme. Veut-il peindre une âme en peine, il la compare à un oiseau :

Comme la tourterelle, après que par la mort
Chétive, elle a perdu son bien aymé consort,
Vole parmy les champs, seulette et vagabonde,
Des ruisseaux cristallins n’osant plus boire l’onde
De crainte qu’y ayant le pourtraict aperceu
De son deffunt amant, son dueil ne soit accreu
Et tousiours va gémir ses lamentables pertes
Dessus les rameaux secs, non sur les branches vertes.

S’agit-il d’exprimer la consolation de la Vierge devant son fils ressuscité, Dadier évoque les fleurs qu’une pluie bienfaisante a rafraîchies, revivifiées.

Comme quand de Phœbus les chaleurs violentes
De la plaineront flestry les herbes verdoyantes,
Si quelque vent nouveau fait du Ciel tost après
Tomber l’humide pluye au giron de Cérès,
Soudain la vigueur rentre en l’herbe printanière,
Et les champs sont remis en leur beauté première,
Les narcisses fleuris vont leurs testes haussans,
Le Delphique laurier donne un ris brandissant,
Et par les vagues champs les Napées mignardes
Réveillent le plaisir de leurs danses gaillardes.

Un seul vers, sobre et précis, donnera l’idée de l’intervention d’un sage dans une réunion tumultueuse :

Comme l’eau répandue éteint la chaulx fumeuse…

Elle est représentée au vif, d’ailleurs, cette tapageuse assemblée :

Un murmure confus, une sourde cririe
Va bruiant çà et là par chaque galerie ;
Partout on s’entrepresse et de pieds et de mains
Et de poitrine encor, comme quand les Romains
Estoient tous amassez au théâtre publique,
Pour voir le passe-temps de quelque jeu tragique.

L’harmonie imitative a été cherchée et rendue dans les deux vers suivants ; on dirait qu’ils s’enlèvent à grand-peine et d’un souffle haletant, comme ceux que La Fontaine a mis au début de sa fable, le Coche et la Mouche :

Car comme un charriot plus d’ahan va souffrant,
Dessous la pesanteur de quelque fardeau grand…

Des vers détachés, de courts fragments d’une aussi heureuse venue, ne sont pas rares dans la Parthenice Mariane ; j’aurais pu multiplier les exemples ; mais il est plus malaisé d’y trouver un morceau de quelque étendue, d’un ton soutenu, digne enfin d’une Anthologie ; je me suis arrêté à ce tableau de la nature, se parant de toutes ses séductions pour, saluer la Vierge, qui va visiter sa cousine Élisabeth :

 … La terre verdoyante
De joye tressaillit sous sa pudique plante,
Et retinst longuement dessus son dos pressé
De ses pieds diligens le vestige trassé.
Toute la région admira de sa face
La pudeur, la beauté, la nonpareille grâce ;

Les campagnes rioient, les Nymphes forestières
Peignirent le printemps de leurs vertes crinières,
La terre fleurit toute, et les champs amoureux
Semoient la violette et les lys odoreux ;
Des ruisseaux fontainiers l’onde clairement pure
Çà et là se rouloit avec un doux murmure ;
Les couteaux d’Assyrie alloient leur dos haussant,
Et l’orgueilleux Thabor son coupeau fléchissant
Par humble reverence ; et Carmel de sa cime
Sa dame apercevant, courba son chef sublime ;
Un gracieux zephir replioit doucement
Les pins et les ciprès alternativement ;
Voletant à l’entour de la face pourprée
Et du col et du sein de la Vierge sacrée,
Cérès montroit son dos de richesses couvert
Et le ciel balayé rioit d’un front ouvert.

Je laisse à de plus savants, à des critiques de profession, le soin de censurer ces vers, assurément peu classiques ; j’aime, quant à moi, leur charme sans apprêt et leur simplicité gracieuse, heureux d’avoir retrouvé une fois de plus, en Bretagne, les vestiges de cette école de Ronsard, que je n’étudie jamais — comme Montaigne, Terence — « sans y treuver quelque beaulté et grâce nouvelle. »

Cette notice était terminée, quand M. le baron de Wismes a bien voulu me communiquer un rarissime volume breton : Les Devis du catholique et du politique…, de Frère Le Bossu. (Nantes, Nicolas des Marestz et François Faverye, 1589.) En tête du troisième devis, est un sonnet adressé à M. nostre Maistre Le Bossu (sic), par F.-N.Dadier, carme. Ce sonnet, qui est, sans aucun doute, l’œuvre de l’auteur de la Parthenice Mariane, est écrit avec vigueur et fermeté. Le voici :

T’oyant, mon Le Bossu, d’une attentive oreille,
Dans le Temple prescher nos fidelles Nantois,
J’admire ta doctrine et ta diserte voix,
Et ton zèle, et ta grâce à nulle autre pareille.

Mais ton sacré livret me ravit de merveille,
Dont le discours a tant d’efficace et de poids,
Pour nous faire abhorrer un tas de meschans Rois,
Qu’il faut que nuict et jour à te lire je veille.

Vous qui oubliez Dieu et perdez vostre foy,
En suivans le party d’un infidelle Roy,
Lisez ce beau livret, malheureux Politiques,

Et quittant vostre fausse et vaine opinion,
Embrassez, je vous pry, nostre saincte Union,
Sans plus ainsy vous perdre avec les hérétiques.

Cette pièce nous peint Dadier ligueur résolu ; mais je veux croire qu’il ne le fut jamais que sur le papier, et qu’il fit franchement sa paix avec l’infidelle Roy.

Olivier de Gourcuff.
  1. Du latin vagus, errant.