Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Jean de Montigny

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 201-206).

JEAN DE MONTIGNY

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


(1636–1671)


Dans ses notes sur les poésies du marquis de Montplaisir, Lefebvre de Saint-Marc nous fait part de son intention de publier, « quand l’occasion s’en présentera, » une édition des œuvres complètes de cet abbé de Montigny, « mort en 1671, évêque de Léon, à l’âge de 35 ans. » Le savant bibliographe, qui n’a malheureusement pas donné suite à son projet, ajoute, en forme de conclusion : « C’étoit un très bel esprit, aimant l’étude, aiant du goût, et capable d’écrire aussi bien en prose qu’en vers. » Il faut croire que les fragments qui ont échappé à l’injure du temps justifient singulièrement cette opinion ; car, quoiqu’il faille les chercher, souvent les deviner, dans des recueils aujourd’hui rares, ils ont réuni les suffrages des juges anciens et modernes, ils ont ajouté à l’intérêt qu’inspire cette jeune et séduisante figure. Jean de Montigny a eu, près de lui et près de nous, des biographes émus : Mme de Sévigné, cette commère exquise, — le mot est de Paul de Saint-Victor — a fait trêve à ses caquets sur les États de Bretagne, pour narrer, au sérieux, la mort prématurée du « pauvre Léon ; » sur cette tombe sitôt ouverte, l’abbé d’Olivet a jeté quelques fleurs académiques ; enfin, M. René Kerviler, dans un travail qui unit la précision à l’élégance, a fixé définitivement les traits de l’évêque breton[1].

Si elle fut courte, la carrière de Jean de Montigny fut exceptionnellement brillante. Il naquit en 1636, à Rennes, selon toutes probabilités. Fils et frère d’avocats généraux au parlement de Bretagne, il était encore, par son mérite personnel, désigné aux grandeurs. Il fut, pendant plusieurs années, aumônier de la reine Marie-Thérèse ; au mois de janvier 1670, il fut élu à l’Académie française, en remplacement de Gilles Boileau, et à l’exclusion de Charles Perrault ; il y prononça un discours fort remarqué ; peu de temps après, il était appelé à l’évêché de Saint-Pol-de-Léon. Le 4 août 1671, la session des États de Bretagne s’ouvrait à Vitré ; Jean de Montigny y signalait, par son zèle monarchique, sa récente promotion à l’épiscopat. La clôture des États était proclamée le 5 septembre ; le 28 du même mois, le pauvre évêque, « après avoir été ballotté cinq ou six fois de la mort à la vie, » mourait d’un transport au cerveau, que Mme de Sévigné attribue à l’excès du travail : « c’est ce qui l’a tué, il s’est épuisé. »

Dans le cours d’une vie aussi agitée, et si brusquement interrompue, Jean de Montigny trouva le temps de cultiver les lettres. Disciple et ami de Chapelain, il publia, en 1656, une Lettre à Éraste (Linière), pour répondre à son libelle contre la Pucelle ; à cette spirituelle et mordante satire il faudrait joindre une Oraison funèbre d’Anne d’Autriche, qui fut imprimée à Rennes, en 1666, et le discours de réception à l’Académie ; quelques lettres ou relations des voyages de la cour, éparses dans les recueils du temps, compléteraient le bagage littéraire de Montigny — son bagage en prose, du moins, car il écrivit aussi en vers, et semble avoir eu pour la poésie une prédilection marquée. Plusieurs pièces du Recueil de Serçy sont signées : l’abbé d’Ingitmon (transparent anagramme) ; voici l’une des plus courtes et des mieux troussées :

Le monde est d’humeur médisante,
On dit déjà je ne sçai quoy
De vous, Philis, avecque moy ;
Par charité, mignonne, empeschons qu’il ne mente.

Cela est joli, mais un peu leste pour un abbé ; passons vite. Un poème de longue haleine, inséré dans les poésies de Montplaisir et ailleurs, nous révèle, chez Jean de Montigny, de sérieuses qualités de composition et de style.

Quoiqu’il y ait peu ou point de rapport entre le Séjour des Ennuis, de René de Bruc, et le Palais des Plaisirs, de Montigny, le second de ces poèmes passe pour une réplique au premier. C’est une allégorie, composée en 1667, à la suite de la campagne de Louis XIV en Flandre, et qui échappe heureusement à la froideur, écueil presque inséparable du genre. Le roi s’est endormi dans son palais : comme à Hercule, placé entre le Vice et la Vertu, un songe lui offre les images de la Gloire et du Plaisir, l’invitant, l’une à de nouveaux exploits, l’autre à goûter les charmes du repos. En s’éveillant, Louis rend une sentence digne de Salomon : tenant la balance égale entre ses deux conseillers, il décide qu’il donnera désormais

Le printems à la Gloire et l’hiver aux Plaisirs.

Ce petit poème abonde en vers heureusement venus, amples et majestueux, et qu’on dirait coulés d’un seul jet. En voici quelques exemples :

Ils (les songes) remplissoient la nuit des merveilles du jour…
La Gloire aux ailes d’or veilloit seule en l’armée…
C’est la vertu des rois d’être avares du tems…
Le Plaisir nonchalant, étendu sur des roses…

Voici une pensée un peu banale, que Montigny a comme rajeunie par la vigueur de l’expression :

C’est la valeur suprême,
Quand on a tout vaincu, de se vaincre soi-même.
Plus le combat est grand, plus le triomphe est doux.

Mais il y a, dans le Palais des Plaisirs, autre chose que de beaux vers isolés. M. Kerviler a cité, presque en entier, les deux remarquables discours de la Gloire et du Plaisir. Voici un passage descriptif, où le talent de l’auteur se déploie à l’aise :

Sur la cime du mont est un palais antique,
Où le roïal se mêle avecque le rustique.
Mille détours y font un dédale charmant,
Certain désordre heureux en forme l’agrément,
Il plaît par ses défauts : en vain l’Art en murmure ;
Et rien n’y charme tant que ce qu’on y censure.
Là les plaisirs en foule abordent tous les jours,
Ils en ont déserté les plus superbes cours :
Rome à peine retient quelques scènes comiques ;
L’Empire se retranche à des fêtes bachiques ;
Et le Tage orgueilleux, qui fut si triomphant,
Voit son prince réduit à des jouets d’enfant.
La chasse, les festins, les jeux, les ris, la danse,
Comme au centre attirés, y suivent l’abondance ;
Les Sens en font l’essai, l’Esprit en fait le choix,
Et la Vertu banit ceux qui choquent ses loix.
On comteroit plustôt les brillantes étoiles,
Ces fleurs d’or, dont la nuit sème ses riches voiles,
D’un cœur tendre et jaloux les soins et les désirs,
Que le nombre infini de ces nouveaux plaisirs.

Ces vers harmonieux ne nous font pas seulement l’effet d’une musique gracieuse : l’idée qui les soutient chatouille agréablement l’amour-propre national.

Les dernières années de Jean de Montigny durent lui laisser peu de loisir pour la poésie. Cependant M. Kerviler a retrouvé, dans les manuscrits de Conrart, conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal, un sonnet adressé au duc de Montausier, en 1668, quand celui-ci fut nommé gouverneur du Dauphiné. Je reproduis ce sonnet, dont l’accent est élevé et l’inspiration sincère :

Ta solide vertu fait pencher la balance.
L’enfant né pour régner est soumis à tes loix.
Plus ton roi consulta, plus on prise son choix ;
Il prouve ton mérite, et montre sa prudence.

Que sont les dignitez, quand le sort les dispense,
Qu’une charge aux sujets et qu’un reproche aux rois ?
Les vertus sous Louis décident des emplois,
Sa raison examine, et sa main récompense.

Ton esprit formera, par ses labeurs divers,
Un successeur au prince, un maître à l’univers,
À ses peuples clément, à luy-même sévère.

Travaille sur le plan que Julie[2] a tracé
Elle instruisit le fils sur Yexemple du père,
C’est à toi d’achever ce qu’elle a commencé.

Quand, après avoir lu ce beau sonnet, on veut apprécier d’ensemble le noble écrivain qui l’a composé, on est tenté de lui appliquer ce que Montaigne a dit d’Étienne de la Boétie : « C’estoit vrayment une âme pleine et qui montroit un beau visage à tous sens, une âme à la vieille marque, et qui eust produit de grands effects, si la fortune l’eust voulu. »

Olivier de Gourcuff
  1. La Bretagne à l’Académie française au XVIIe siècle. Paris, Palmé, 1877, 8.o (Couronné par l’Académie.)
  2. Mlle de Rambouillet, duchesse de Montausier, gouvernante des Enfants de France.