Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/L’abbé de Francheville

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 207-227).

L’ABBÉ DE FRANCHEVILLE


(1627-169..)


D’origine écossaise, la maison de Francheville s’établit en Bretagne au XVe siècle, lorsque Pierre de Francheville vint accompagner la princesse Ysabeau, fille du roi Hamon, fiancée du duc François Ier. La nouvelle duchesse l’attacha à sa personne en qualité d’échanson. Plus tard, François II lui octroya des lettres de naturalisé et de confirmation de noblesse avec l’écu d’argent au chevron d’azur chargé de six billettes d’or percées ; son mariage avec la fille du sire de Trélan, capitaine de la presqu’île et château de Rhuys, le fixa définitivement dans le pays de Vannes, et la branche aînée de ses descendants habite encore le castel de Truscat, au-dessous de Sarzeau, où, depuis quatre cents ans, sa réputation de bienfaisance et de vertu est devenue proverbiale.

La famille de Francheville a fourni un grand nombre de conseillers, avocats généraux et présidents au parlement de Rennes, un procureur général à la Chambre des Comptes de Nantes, un évêque de Périgueux et cette sainte fille, du nom de Catherine, qui fonda à Vannes, vers le milieu du règne de Louis XIV, l’Ordre de la Retraite. De nos jours, un poète a fait résonner de nouveau, sous sa lyre, les ombrages de Truscat, et l’Association bretonne se souvient encore des éminents services que lui rendit M. Jules de Francheville.

La Biographie bretonne a consacré deux bons articles à la fondatrice de la Retraite et à l’évêque de Périgueux ; mais elle a passé sous silence l’abbé-poète, rival de Jean de Montigny, et nous ne sachions pas qu’aucun biographe ait jamais songé à retenir le nom de l’abbé de Francheville, que les échos des ruelles redirent pourtant bien des fois, à l’époque où le libraire Sercy publiait ses recueils poétiques. Interrogeons ces échos.

Estienne de Francheville, fils de Pierre l’Écossais, fut seigneur de Trémigon et de Truscat, et se maria, (nous apprend une curieuse généalogie conservée au Cabinet des Titres), avec Catherine Sébille, fille du capitaine du château de l’Hermine, à Vannes. Il eut trois fils, d’où sortirent les trois branches de Truscat, de Guébriac et de la Rivière : la première existe seule aujourd’hui : les deux autres tombèrent en quenouille à la fin du XVIIe siècle. La fondatrice de la Retraite et l’évêque de Périgueux sont issus de la première ; notre abbé-poète est sorti de la seconde, et voici sa filiation, qui n’a été qu’imparfaitement rapportée dans le Nobiliaire de Saint-Allais.

Guillaume, second fils d’Étienne, fut procureur général à la Chambre des Comptes de Bretagne, ainsi que son fils Jean, qui devint ensuite conseiller au parlement. Ce Jean, grand-père de notre abbé, avait une sœur nommée Françoise, qui épousa Philippe de Montigny, sieur de Beauregard, grand-père de l’abbé de Montigny, le poète académicien. L’abbé de Francheville et l’abbé de Montigny étaient donc cousins au second degré.

Les deux fils de Jean de Francheville ne furent point magistrats : l’aîné, Jean II, père du futur poète, devint maître d’hôtel et écuyer de la petite écurie du roi Louis XIII ; le cadet, Pierre, fut abbé de Saint-Jacut. Ce fut la branche aînée des Francheville de Truscat qui continua la tradition des anciens de la branche cadette, en fournissant au parlement de Bretagne des conseillers et des avocats généraux, et au pays de Vannes les titulaires de plusieurs magistratures. C’est ainsi que Daniel, cousin de Jean, et procureur du roi à la sénéchaussée de Rhuys, fut père de Claude, sénéchal et lieutenant-général au présidial de Vannes, et grand-père de Daniel II, qui fut avocat général au parlement avant de devenir évêque de Périgueux.

Ces détails ne sont pas inutiles pour rendre intelligible la bizarre destinée de l’abbé de Francheville. Son père, Jean, le maître d’hôtel de Louis XIII, eut deux fils de son mariage avec Charlotte du Han. L’aîné, Eustache, héritier de bonne noblesse, fut, dès le berceau, voué à la carrière des armes, et, tout jeune, capitaine de cavalerie. Il devait trouver la mort sous les murs de Paris, pendant les guerres de la Fronde, en 1651. Le cadet, Louis-Hercules (nom prétentieux qui me fait supposer que son parrain dut être un Rohan), naquit vers l’année 1627, deux ans avant la mort de Malherbe. C’est notre poète.

Les cadets de famille étaient alors destinés à l’Église : on était à la cour ; on se crut obligé de suivre la règle, et le petit collet compta un soldat de plus. Les vocations ainsi imposées ne sont pas toujours couronnées de succès. L’abbé de Francheville devait en être un exemple remarquable. À l’âge de vingt-cinq ans, nous le trouvons encore simple tonsuré, courant les ruelles et les sociétés précieuses, en compagnie de son cousin, l’abbé de Montigny.

C’était immédiatement après la Fronde. On respirait enfin, sans plus craindre la guerre civile, et, dans ce calme réparateur, se développait à l’aise une véritable efflorescence littéraire. Les cercles et les ruelles raffolaient de poésie ; les samedis de Sapho succédaient aux réunions de l’hôtel de Rambouillet ; le Cyrus et la Clélie enflammaient tous les enthousiasmes ; Chapelain publiait sa Pucelle ; on se battait pour des bouts-rimés, et l’on dissertait sur la carte de Tendre.

Montigny avait rompu des lances en faveur de Chapelain ; il était bien posé dans les salons des précieuses ; il y introduisit l’abbé de Francheville, qui donna tête baissée dans la mêlée galante. J’ai dit, dans la Bretagne à l’Académie française au XVIIe siècle, comment le petit collet n’excluait pas alors le commerce du monde ; — comment Godeau laissa publier des lettres à Bélinde, avant de devenir un austère évêque, tout en conservant des relations d’amitié avec l’hôtel de Rambouillet ; — comment l’abbé Cotin rimait à la fois des madrigaux à Iris et des poésies chrétiennes, au sortir de sermons prêchés avec grand succès, en dépit des épigrammes de Boileau ; — comment l’abbé Fléchier, du même âge à très peu près que les abbés de Montigny et de Francheville, s’adonnait aux poésies mythologiques avant d’aborder les travaux plus sévères qui le conduisirent à l’évêché de Nîmes ; — comment, enfin, le savant Huet et un grand nombre de futurs prélats de ce temps, fort différents des légers abbés de cour du XVIIIe siècle, souvent aussi corrompus que les roués de la Régence, considéraient qu’un commerce platonique avec les femmes et la société des ruelles faisaient partie de « l’honnêteté et de la bienséance, » et ne portaient pas atteinte à la dignité du costume ecclésiastique. Il ne faut pas juger des mœurs de cette époque par la pruderie souvent fausse de; ôntra[illisible] on le parlait alors le langage de l’Astrée, en tout bien tout honneur ; « même chez un jeune abbé, ce n’était là, » remarque M. Sainte-Beuve à propos de Fléchier, « qu’une contenance admise, pour ne pas dire requise, dans un monde d’élite : l’attitude et la marque d’un esprit comme il faut. » À cet âge et dans ce mode de société, il fallait être, au moins en paroles, partisan et sectateur du bel amour raffiné, de l’amour respectueux à la Scudéry ; « de l’amour, non pas tel qu’on le fait dans le petit monde, mais de celui qui durerait des siècles avant de rien entreprendre ni entamer. »

J’insistais sur ce platonisme, à propos de l’abbé de Montigny. Je ne puis malheureusement pas l’affirmer de la même façon pour son cousin. Montigny ne prit pas seulement la tonsure et le petit collet ; il entra réellement dans les ordres, devint aumônier de la reine-mère et, plus tard, évêque de Léon ; il peut donc avantageusement soutenir la comparaison avec Godeau et Fléchier ; l’abbé de Francheville, au contraire, ne se sentant point la vocation ecclésiastique, jugea prudent de se contenter de l’habit, sans jamais se lier dans les ordres sacrés ; il fut abbé, il est vrai, mais abbé à la manière de Mathieu de Montreuil, son intime ami, à la manière de Marigny, de Ménage et de tant d’autres ; abbé de nom, vêtu de noir et touchant les bénéfices, mais non pas abbé de fait : abbé, sans exercice du saint ministère. Aussi le verrons-nous bientôt jeter alertement le petit collet, et, sans plus de façons, se marier à soixante ans, sans exciter le moindre scandale.

Cela nous donne plus de liberté pour juger ses poésies, toutes d’allure fort cavalière. On ne les a jamais réunies en volume, mais on en trouve un grand nombre dans le tome III du Recueil de Serçy, qui parut en 1657. L’abbé de Francheville s’y trouve en compagnie de Benserade, de Montreuil, de Sarrasin, de l’abbé de Laffemas et de son cousin de Montigny, masqué sous l’anagramme d’Ingitnom. Pour lui, pas de fausse honte : il n’a rien à cacher et signe franchement ses œuvres de son nom tout entier. Cela se compose de stances, de madrigaux et d’épigrammes. Ces dernières sont fort vives ; l’abbé dit crûment ce qu’il pense, témoin les quatre suivantes :

I

Ô dieux ! Uranie, est-ce vous,
Maigre, défaite, inanimée ?
Le Ciel, qui vous a tant aimée,
A-t-il sitôt changé ses grâces en courroux ?
Vous étiez autrefois des belles, des mieux faites ;
Ah ! que n’en estes-vous toujours !
Ou pour le repos de nos jours,
Que n’avez-vous toujours esté ce que vous estes !

II

Cet homme qui parle tant
Et qui cherche en vain l’art de plaire,
Seroit bien plus divertissant,
S’il trouvoit celuy de se taire.

III

Paul, dont vous sçavez l’indigence,
Fait mal des vers, et bien les vend ;
Il en tire de bel argent
Pour fournir à sa subsistance :
Après cela, maintiendrez-vous
Encor que les poètes sont fous ?

IV

Eh ! bien, je vous ay dit que vous estiez un sot :
Que voulez-vous que je vous dise ?

En cela vous devez estimer ma franchise ;
Un chacun le sçait bien et ne vous en dit mot.

Cela respire peu la charité chrétienne : on ne pense guère à l’abbé et l’on dirait, au contraire, d’un jeune cavalier qui manie fort agréablement la cravache. Que sera-ce donc, si nous citons les stances suivantes, adressées à une belle qui ne voulait céder son cœur qu’au prix de dix mille livres sonnantes ? Je n’hésite pas à la citer presque tout entière, car elle est caractéristique et nous révèle des traits de mœurs assez inattendus :

Stances

Comment diable, après quatre mois
Que je soupire sous vos loix,
Et que je brusle pour vos charmes,
Il faut qu’à moy, pauvre indigent,
Outre des soupirs et des larmes,
Il couste encore de l’argent ?

Vous ne vous payez point de cœurs ;
En vain on vous parle de pleurs,
De feux, d’amour et l’esclavage,
Car enfin sur tous ces bijoux,
Si l’on vouloit les mettre en gage,
Vous ne presteriez pas deux sous.

J’advois adverty mes désirs,
Que par des vers et des soupirs
Ils pouvoient trouver une voye
Pour devant vous se présenter ;
Et de fait, en cette monnoye,
J’aurois de quoy vous contenter.


Mais vous estes bien au-dessus
Des amusemens superflus :
Vous allez tout droit au solide,
Et croyez, malgré vos appas,
Qu’un homme dont la bourse est vide
Sans doute ne vous aime pas.

Vous n’estes point dupe en douceurs,
On a beau vous dire : Je meurs,
Beaux yeux, du mal que vous me faites ;
Vous n’avez jamais sceu, pourtant,
Quand on vous a dit ces fleurettes,
Les prendre pour argent comptant.

Quand devant vous un triste amant
Plaint sa misère et son tourment,
Hélas ! le pauvret a beau dire,
Vous croyez qu’il est indigent,
Et que le mal dont il soupire
Est celuy d’être sans argent.

Me demander dix mille francs !
Un faiseur de vers en mille ans
Pourroit-il gagner telles sommes ?
Aujourd’huy qu’on ne donne pas,
Tant est fin le siècle où nous sommes,
Pour une ode quatre ducats.

Ô ! combien d’odes il faudroit,
Combien, soit à tort, soit à droit,
Il faudroit fabriquer de stances,
Avant que tel prix fût compté !
Mais, avec bien moins de dépenses,
Je donne l’immortalité.

Laissez là ces dix mille francs,
Je feray vivre dix mille ans

Cette action pleine de gloire :
En recommandant vostre nom
Aux doctes filles de mémoire,
Elles croiseront vostre renom.

Mais que fais-je ? je presche aux sourds,
Vous vous mocquez de ces discours ;
Vous aimeriez mieux, ou je meurs,
Tant vostre esprit est de travers,
Faire grand’chère pour une heure,
Que vivre mille ans en mes vers.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Je veux rengainer mes douceurs,
Ce n’est pas à pauvres rimeurs
D’aimer une telle personne ;
Je ne vous dis point ce que j’ay :
Mais, ma foy, quand mon cœur se donne,
Tout mon vaillant est engagé.

Des madrigaux, après cela, paraîtront bien fades bien fades, en effet, car voici les plus piquants :

I

Iris, mes yeux mourans, mes pas foibles et lents,
Ma mine languissante et mon visage blême,
Tout cela, belle Iris, est l’effet violent
D’une semaine de Carême.

II

Quand je vous dis que je vous aime,
Et que mon tourment est extrême,
Vous dites que cela n’est rien ;
Pour me venger je voudrois bien
Que vous en eussiez un de mesme.

III
Adieu à Mme  la P. D. T.

Olympe, je vais disparestre.
Mais pourquoy me demander tant,
Éloigné de vos yeux, si je seroy constant ?
Ah ! je n’auroy garde de l’estre,
S’il faut mourir en vous quittant.

Je préfère à ces préciosités galantes, pour lesquelles l’esprit vif et caustique de l’abbé de Francheville avait peu de disposition naturelle et dont il laissait la spécialité à son cousin de Montigny et surtout à son ami l’abbé de Montreuil, un simple quatrain « sur le portrait de M. le maréchal de Rantzau, dont chacun a connu la difformité » :

Si le pinceau pouvoit aussi
Représenter l’esprit et la vaillance,
Il n’est point de portrait en France
Qui fût si beau que celuy-cy.

Je terminerai par une petite pièce que j’ai hésité quelque temps à insérer à cette place : on la croirait inspirée par l’école réaliste de nos jours, si les disciples de Saint-Amand n’avaient pas commis bien d’autres méfaits de ce genre ; mais nous faisons ici de l’histoire, et ces détails ne doivent pas lui échapper :

Épitaphe du chien de M. de Francheville.

Cy gist un chien nommé Barbeau,
Bien morigéné, bien honneste ;

C’est dommage qu’il estoit beste,
Car il estoit coquet et beau.
Chiens passans, pour luy faire feste,
Vous qui ne pleurez point, pissez sur son tombeau !

Inutile d’insister, n’est-ce pas ? Il y aurait cependant là matière à disserter sur la qualité du goût littéraire au grand siècle : car enfin de telles pièces ne sont pas rares dans ces Recueils choisis, où le caprice de l’auteur ne règne pas en seul maître, où l’éditeur trie et sépare ce qu’il sait devoir compromettre le succès de sa publication ; or celle-ci n’est point la plus pimentée. Personne ne s’en choquait alors. Ces sortes de plaisanteries étaient acceptées par tout le monde : on riait, on était désarmé ; devant le bel esprit de cette époque, une gauloiserie bien amenée ne fut jamais un cas pendable, et l’abbé de Francheville avait trouvé le sel gaulois dans l’héritage de l’une de ses aïeules.

On ne s’étonnera point, après tout cela, de voir figurer dans la Pompe funèbre de Scarron, à la suite du convoi funèbre, « les galants abbés du Buisson, Baraly, d’Ingitmon et Francheville. » Que devint ensuite notre poète ?… Il nous serait bien difficile de le dire, au moins pour une période d’une vingtaine d’années. Tout ce que nous savons, c’est qu’il la passa tantôt dans la capitale, tantôt à Rennes ou dans les environs. Une heureuse fortune, telle qu’il n’en arrive pas toujours aux chercheurs, me permet cependant de le suivre à la trace, jusqu’en 1669, dans la correspondance de Chapelain dont M. Tamizey de Larroque va bientôt publier le second volume. Cet obligeant érudit a bien voulu m’en communiquer les épreuves en faveur de la Société des Bibliophiles bretons, et j’y ai découvert de véritables richesses d’histoire littéraire absolument inédites.

J’y apprends tout d’abord que l’abbé de Francheville, très reconnaissant envers Chapelain, adressa une ode pompeuse à l’auteur de la Pucelle pour ses étrennes de 1660. Chapelain lui écrivait, tout ému, le 14 janvier : « Cette belle ode dont vous m’avez surpris et honnoré est l’une des plus riches bagues de ma couronne et le plus grand ornement dont mon petit nom se puisse parer à l’avenir… »

Voilà, certes, un éloge fort inattendu. On pourrait croire qu’il n’y a là qu’un premier mouvement, un cri du cœur de vieillard reconnaissant. Non pas, car sept semaines après, le 6 mars, Chapelain adressait une nouvelle épître à notre abbé au sujet de son ode « forte et brillante, » ajoutant : « Quelque Ménardière vous pourra reprocher qu’au moins avés-vous péché dans l’addresse, » et répétera le mot d’Horace : Ubi plura nitent in carmine.

Une correspondance très suivie s’engagea bientôt entre le vieux poète et Louis de Francheville. Le 16 octobre 1660, Chapelain, entretenant complaisamment son jeune disciple d’une maladie qui le retenait à la chambre, l’accusait de trop le vanter. « Craignez, lui disait-il, « qu’on ne vous reproche de voir moins clair dans ce sujet qu’en toutes autres choses, et de vous estre souffert éblouir par une estoille qui n’est au plus que de la sixiesme grandeur et qui est beaucoup plus nébuleuse qu’éclatant. Regardés-moi plustost du costé de la probité et de la constance que du costé de l’esprit et du mérite… »

Cette correspondance, fort honorable des deux parts, dura jusqu’en 1669, et, dans ses lettres à d’autres personnages, Chapelain vanta plusieurs fois, pendant cet intervalle, la « délicatesse de la critique » et la « beauté de l’esprit » de l’abbé de Francheville. Je n’ai pas le loisir de donner ici tous ces extraits, mais j’en choisirai trois, qui nous apportent de précieux renseignements biographiques. Le 16 mars 1665, Chapelain écrivait à l’abbé, retiré momentanément à Saint-Jacut[1] : « Je passeray à l’occupation que vous vous estes donnée dans vostre solitude bretonne et à la satisfaction que vous avez de vos entretiens avec la Mère Nature, cette ouvrière divine qui fournit si souvent de nouveaux spectacles à nos yeux et de si rares matières d’exercice pour en déceler les mystères. Je suis fort partial de la politique et de l’histoire, mais la physique non pédantesque l’emporte infiniment dans mon estime ; et n’attendés point que je vous gronde de l’affection que vous me montrés pour sa beauté… »

Puis voici, le 22 mars 1696, une importante nouvelle : « Vous sçaurés que ce cher M. du Chastelet a laissé échapper de son cabinet huit ou neuf cents vers en églogues, élégies et quelques autres poésies, qu’il dit qu’un de ses familiers a fait imprimer à son insçeu. Vous en croirés ce qu’il vous plaira. Il m’en a promis un exemplaire, et Dieu sçait s’il ne vous en envoiera pas plus d’un. C’est toujours le plus délibéré et le meilleur gentilhomme du monde… »

Il s’agit ici de Paul II Hay du Chastelet, l’auteur de la Politique de France, et le fils de l’académicien breton. Je ne sache pas que personne l’ait jamais signalé comme poète, et voilà un nouveau chapitre à ajouter à l’Anthologie bretonne. Malheureusement, il m’a été jusqu’ici impossible de rencontrer ce volume de poésies et j’en livre le secret à tous les bibliophiles de notre province, pour qu’on puisse quelque jour le reconnaître au passage.

Je terminerai ces extraits par un fragment d’une lettre de Chapelain, dans lequel l’infortuné poète, bafoué par Linière, par La Mesnardière et par Boileau, trace à l’abbé de Francheville un portrait touchant et vrai de sa propre personne. « J’oppose, lui écrivait-il, vostre seule amitié et vostre raison seule à toute la malignité et l’extravagance de cette canaille qui s’est conjurée contre ma médiocrité, et que ma petite fortune irrite, ronge et désespère. Si j’avois besoin de consolation de ce costé-là, je la trouverois entière dans vostre tendre partialité et dans le favorable jugement que vous faittes de ce peu, je n’oserois dire de vertu, que j’ay essayé d’acquérir par une sérieuse application aux exercices que les gens de bien considèrent comme honnestes et louables, sans que ni l’ambition ni l’avarice y ayent jamais eu part, ni y soyent jamais entrées comme motifs de mes desseins et de mes actions. »

L’abbé de Montigny mourut en 1671, et Chapelain en 1674. Que devint l’abbé de Francheville pendant les quinze ans qui suivirent ? Continua-t-il à admirer la Mère Nature dans sa solitude bretonne, ou à charmer les ruelles de ses madrigaux et de ses épigrammes ? Il nous est impossible de le dire, car nous perdons absolument sa trace, dans tous les mémoires du temps, jusqu’au moment où il abandonna pour toujours la carrière ecclésiastique.

Ici, l’abbé de Francheville nous ménage une singulière surprise. Changement de décor à vue : — À l’âge de soixante ans, vers l’année 1687, il quitte le petit collet, se marie, prend le nom de M. de Guébriac, et revient définitivement en Bretagne, pour y terminer ses jours. C’est Mme de Sévigné qui nous apprend ces détails. Elle nous fait même de la vieillesse de l’ancien abbé un si charmant portrait que j’aurais mauvaise grâce à ne pas lui laisser la parole. Elle écrivait, des Rochers, à Mme de Grignan, le mercredi 28 septembre 1689 :

« Nous avons ici un abbé de Francheville qui a bien de l’esprit, agréable, naturel, savant sans orgueil ; Montreuil le connaît. Il a passé sa vie à Paris ; il vous a vue deux fois, vous êtes demeurée dans son cerveau comme une divinité ; il est grand cartésien ; c’est le maître de Mlle Descartes ; elle lui a montré votre lettre, il l’a admirée et votre esprit tout lumineux ; le sien me plait et me divertit infiniment : il y a longtemps que je ne m’étois trouvée en si bonne compagnie. Il appelle mon fils Nate Deâ, et il me trouve aussi une espèce de divinité, non de la plebe degli Dei[2] ; pour moi, je ne me crois qu’une divinité de campagne. Mais, voulant rassurer M. de Grignan, qui peut craindre que je ne l’épouse, je l’avertis qu’une autre veuve, jeune, riche, d’un bon nom, l’a épousé depuis deux ans, touchée de son esprit et de son mérite, ayant refusé des présidens à mortier, c’est tout dire ; et lui, après avoir été recherché de cette veuve, comme il devoit la rechercher, a enfin cédé à l’âge de soixante ans, et a quitté son abbaye, pour n’avoir plus d’autre emploi que d’être un philosophe chrétien et cartésien, et le plus honnête homme de cette province. Il est toujours à son château, et sa femme, jeune et bien faite, ne croit rien de bon que d’y être avec lui. Il est venu voir mon fils et moi ; et, si nous sommes fort aises de causer avec lui, nous croyons qu’il est ravi de causer avec nous. Cet homme ne vous déplairoit pas : il s’appelle présentement M. de Guébriac ; il est venu de quatorze lieues d’ici nous faire une visite ; l’idée qu’il a de vous me fait plaisir : je ne pourrois guère m’accommoder d’un mérite qui n’auroit aucune connaissance du vôtre[3]. »

J’ai longtemps cherché, sans succès, le nom de cette jeune et riche veuve, qui refusa des présidents à mortier, pour épouser enfin l’abbé de Francheville. Le Cabinet des titres et Saint-Allais m’ont livré la clef de l’énigme. Il s’agit de Jeanne-Françoise de Marbœuf, fille, petite-fille et sœur de trois présidents au parlement de Bretagne, et veuve de Jean-François-Marie du Han, comte du Han, conseiller au même parlement. Elle était donc cousine par alliance de l’abbé, dont la mère était du Han, et le connaissait de longue date. Mais elle n’était pas aussi jeune que veut bien le dire l’aimable marquise, car elle avait épousé son premier mari, le 9 juin 1661 : nous devons donc lui supposer, au moment de son second mariage, en 1687, environ 45 ans ; ce qui n’établit pas trop de disproportion entre les deux époux.

Mais continuons à dépouiller la chronique de Mme de Sévigné. Deux mois après la lettre précédente, elle écrivait encore à Mme de Grignan :

« Aux Rochers, dimanche 13 novembre 1689… J’ai reçu une grande lettre de mon nouvel ami Guébriac loup-garou ; je vous l’aurois envoyée, parce que son style, qui est naturel, seroit assez aimable, sans qu’il me loue trop : de bonne foi, ma modestie n’a pu s’en accommoder ; il est si étonné d’avoir trouvé une femme qui a quelques qualités, quelques principes, et qui a eu dans sa jeunesse quelques agrémens, qu’il semble qu’il ait passé une vie toujours agitée de passions dans un coupe-gorge où il n’y avoit ni foi ni loi, et où l’amour régnoit seul, dénué de toutes sortes de vertus : cela nous fait dire des choses plaisantes. Il me prie de lui donner ma protection auprès de vous, pour vous supplier, en M. Descartes, de vouloir véritablement l’instruire en cette Cour d’amour dont il a entendu parler et qu’il a prise pour une fable[4] ! Il est homme de cabinet et curieux : il veut savoir cette vérité de la gouvernante de Provence, et, si l’on venoit se plaindre à cette cour, si l’on rendoit des sentences, si c’étaient les femmes qui jugeoient ; vous avez de beaux esprits à Arles, et un M. le Prieur de Saint-Jean à Aix, n’est-ce pas ? qui vous dira la vérité de ce fait. Guébriac a trouvé cette feuille pour préface à un livre de François Barberin, qui en parle ; je l’envoie à Pauline ; elle entendra peut-être cette prose comme le Pastor fido. Voilà une bagatelle dont vous donnerez le soin à quelqu’un, sans vous en inquiéter. Si vous étiez à Aix, Montreuil feroit cette affaire pour son ancien ami, dont l’esprit est très différent du sien ; mais enfin, vous ferez, sans vous peiner, tout ce que vous voudrez[5]. »

Mme de Grignan envoya le mémoire demandé sur la Cour d’amour, et Mme de Sévigné, qui montrait déjà ses lettres à Guébriac[6], écrivait à sa fille :

« Du mercredi 4 janvier 1690… La voilà revenue cette lettre du 17 : elle étoit allée faire un petit tour à Rennes ; elle remplit le vide qui me faisoit perdre le fil de la conversation ; j’aurois perdu aussi la plus belle instruction du monde sur cette Cour d’amour, dont mon nouvel ami eût été au désespoir. Sa curiosité sera pleinement satisfaite : il avoit reçu sur ce sujet mille autres rogatons qui ne valoient rien. Ah ! que cet Adhémar est joli ! mais aussi qu’il est aimé ! Sa maîtresse devroit être bien affligée de le voir expirer en baisant sa main… Je trouve toute cette relation fort jolie ; c’est un petit morceau de l’ancienne galanterie, mêlé avec la poésie et le bel esprit, que je trouve digne de curiosité[7]… »

L’ancien abbé de Francheville fut absolument du même avis :

« Du dimanche 15 janvier… J’ai envoyé le billet de Bigorre à Guébriac qui vous rend mille grâces : il est fort satisfait de votre Cour d’amour[8]… »

On lui témoigna reconnaissance de cette satisfaction en lui communiquant des vers de la charmante vice-reine de Provence :

Du mercredi 25 janvier 1690… Vous m’avez jeté fort à propos vos vers à la tête, pour m’amuser et m’empêcher de voir la petitesse de votre lettre. Je trouve ces vers fort jolis, fort galans sur un sujet nouveau ; mon fils est tout à fait de cet avis. Nous en enverrons une copie à notre ami Guébriac qui en sera charmé : il l’a été de votre Cour d’Amour[9]… »

Là s’arrête la correspondance de Mme de Sévigné au sujet de son nouvel ami. Ce qu’il devint ensuite m’échappe absolument : il se contenta sans doute de rester le plus honnête homme de sa province. Le Cabinet des titres m’apprend cependant qu’il eut une fille ; mais la généalogie des Francheville s’arrête à la fin du XVIIe siècle, et les descendants de la branche aînée n’ont pu me renseigner exactement sur les derniers rameaux des branches latérales.

Je ne sais pas davantage où ni quand mourut M. de Guébriac. Cela pourrait nous intéresser, s’il avait continué à cultiver la muse, mais il l’avait délaissée pour Descartes, puisque l’aimable marquise ne dit pas un mot de ses poésies.

Ces petites pièces, alertes et sans prétention, ne furent sans doute que des péchés de jeunesse. Peut-être, en 1689, M. de Guébriac lui-même ne s’en souvenait-il déjà plus. Qu’il nous pardonne, du fond de sa tombe, de les avoir tirées de l’oubli, et de regretter sincèrement qu’il n’ait pas cherché, en se livrant plus complètement à l’épigramme, à donner un successeur à Maynard et à Gombauld.

René Kerviler.

Saint-Nazaire, septembre 1883.

  1. Il y avait succédé, comme abbé de Saint-Jacut, à son oncle Pierre.
  2. Citation de l’Aminte du Tasse. Il me paraît inutile d’ajouter que la précédente est de Virgile.
  3. Sévigné, édit. Grouvelle, X, 132-133.
  4. Ceci nous reporte au XIe siècle, au temps des trouvères.
  5. Sévigné, X, 215-216.
  6. « Du mercredi 30 novembre 1689… Quand je montre vos lettres à mon fils et sa femme nous en sentons la beauté. Mon ami Guébriac tomba, l’autre jour, sur l’endroit de la Montbrun : il en fut bien étonné ; c’étoit une peinture vive et bien plaisante… (Ibid., p. 243.)
  7. Ibid., p. 298.
  8. Sévigné, X, p. 335.
  9. Ibid., p. 353.