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Anthologie des poètes du Midi : morceaux choisis/Jean Aicard

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes du Midi : morceaux choisis, Texte établi par Raoul Davray & Henry RigalSociété d’éditions littéraires et artistiques (p. 7-13).

JEAN AICARD

M. Jean Aicard est né, le 4 février 1848, à Toulon. Il débuta dans la littérature, encore enfant. Il n’avait pas achevé ses études classiques, commencées au lycée de Mâcon et finies au lycée de Nîmes, lorsqu’à dix-neuf ans il publia les Jeunes Croyances. Dès ce moment, il ne se passe point d’année qu’en librairie ou qu’au théâtre il ne soumette quelque œuvre nouvelle à l’appréciation du public. Nous insisterons particulièrement sur ses volumes de vers. Les Réflexions et Apaisements paraissent en 1871, mais son premier grand succès est avec les Poèmes de Provence, publiés en partie pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes. « Paysages et tableaux de mœurs, c’est, disait M. André Lefèvre, la vie telle qu’elle s’agite au bord du Rhône et de la Méditerranée. Le volume se termine par une série de petites pièces qui semblent tirées de l’anthologie grecque. Jamais les cigales, depuis Théocrite, ne reçurent plus délicat hommage. » L’Académie française couronna cet ouvrage en 1874. Un an après, paraissait la Chanson de l’enfant, et M. André Lemoyne écrivait : « Une nouvelle poésie vient de naître arrivant aux plus grands effets par les moyens les plus simples. » L’Académie française couronna également cet ouvrage.

Miette et Noré, épopée rustique provençale que l’on a pu mettre en parallèle avec Hermann et Dorothée de Goethe, en 1881, valut au poète le prix Vitel et bientôt après la Légion d’honneur. L’année suivante, l’Académie, qui avait mis au concours l’éloge de Lamartine, fut obligée de couronner encore Jean Aicard.

En 1885, paraît Dieu dans l’homme, œuvre de penseur abordant avec une audace sûre d’elle-même les plus hauts problèmes métaphysiques, et en trouvant la solution dans les élans d’une âme profondément religieuse et enivrée d’idéal. En 1886, il publia l’Éternel Cantique et, avant la fin de cette même année, le Livre des Petits, si naïf et si touchant et dont la popularité est grande dans le Midi. En 1887, M. Jean Aicard fait éditer le Livre d’heures de l’amour ; en 1888, Au Bord du désert. Don Juan, paru en 1889, doit être considéré plutôt comme un poème que comme une pièce de théâtre. C’est une œuvre touffue, inégale, mais d’une verve entraînante, satirique et lyrique.

Dans le roman, M. Jean Aicard débuta par le Roi de Camargue et suivirent bientôt le Pavé d’amour, Fleur d’abîme, Melita, l’Ibis bleu, Diamant noir, Notre Dame d’amour, Tata, l’Âme d’un enfant. Dans tous ces ouvrages, Jean Aicard, fidèle à son pays natal, fait intervenir les paysages de la Provence.

M. Jean Aicard débute au théâtre par un petit acte en vers très fantaisiste, intitulé Au clair de la lune, représenté à Marseille tout à fait au début de sa vie littéraire. Vint ensuite William Davenant, représenté par la Comédie française à Londres, en 1879. Smilis, quatre actes en prose à la Comédie française en 1880, n’eut pas beaucoup de succès. Il a fait une traduction de l’Othello de Shakespeare qui fut joué par la Comédie française. Le Père Lebonnard fut d’abord joué par Antoine et puis par la Comédie française : on sait l’immense succès de cette pièce. Au mois d’août 1883, Mme Sarah Bernhardt créait, au Théâtre antique d’Orange, la Légende du cœur, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, le théâtre de la Porte-Saint-Martin donne les premières représentations du Manteau du Roi.

Ces deux dernières pièces, avec une qui sera jouée prochainement, la Milésienne, formeront les trois parties d’une série que M. Jean Aicard se propose de consacrer à la Provence sous ce titre la Provence légendaire.

M. Charles Simond parle en ces termes du poète. « Il est, dans notre littérature contemporaine, un des rares écrivains de mérite dont on ne peut, comme homme et comme auteur, dire que du bien. Sa poésie a un accent naturel. Quelque page que vous lisiez de lui, jamais vous n’y rencontrerez l’effort, la recherche ; jamais vous n’y découvrirez, le labeur, la contrainte… Jules Levallois a eu raison de dire qu’il y a en lui « un fonds de tendre humanité » et c’est cette tendresse, cette pitié qui donne une marque si personnelle à toutes ses œuvres. J’ajoute que sa poésie a certainement plus d’envergure que celle d’Autran, son compatriote, et son rythme, plus de variété que celui de Laprade. »

Ajoutons que M. Jean Aicard s’est présenté plusieurs fois déjà à l’Académie française et qu’il fut malheureux, mais qu’il pourrait bien, un jour ou l’autre, faire son entrée dans l’illustre compagnie.

H. R.

BIBLIOGRAPHIE

Les œuvres. — Poésies : les Jeunes Croyances, 1867. — Rébellions et Apaisements, 1871. — Poèmes de Provence, 1874. — La Chanson de l’enfant, 1875. — Miette et Noré, 1880. — Dieu dans l’homme, 1885. — le Livre d’heures de l’amour, 1887. — Maternité, 1893. — Jésus, 1896.

Roman : Don Juan, 1889. — Le Roi de la Camargue, 1891. — L’Iris bleu, 1893. — Fleur d’abîme, 1894. — Diamant noir, 1895. — L’Âme de l’Enfant, 1899. — Maurin des Maures, 1908.

Théâtre : Pygmalion, 1872 — Mascarille, 1873. — Othello, 1883. — Smilis, pièce en 4 actes, Comédie-Française, 1883. — Le Père Lebonard, 4 actes. Théâtre Libre, 1889. — La Légende du Cœur, drame en 5 actes, en vers, Théâtre antique d’Orange, août 1903 et Théâtre Sarah-Bernhardt, septembre 1903. — Le Manteau du Roi, pièce en 4 actes et 5 tableaux, en vers, musique de scène de M. Massenet, Porte Saint-Martin, 22 octobre 1907.

Divers : La Vénus de Milo, 1874. — Visite en Hollande, 1878.

En préparation.La Milésienne, pièce en vers. — Benjamine, pièce en prose.


À mon grand-père Jacques.

Mon regret sans souffrance évoquera ton ombre,
O père de mon père ; ô vieil homme indulgent,
Que je revois, rasé de frais, cheveux d’argent,
Assis dans le foyer, sous le haut manteau sombre.


A soixante-dix ans, vieux pilote surpris,
Tu vis que ton bateau naviguait vers sa perte,
Et droit, et souriant, et de vieillesse verte,
Tu sombras, ruiné jusqu’au dernier débris.

Hier bourgeois visité dans ta maison de ville,
Sans asile aujourd’hui, tu cherchas dans les bois,
Dans les grands bois de pin, dont tu compris la voix,
Un désert, où cacher ta pauvreté tranquille.

Seul ? non, une faiblesse était là, ton soutien,
Ta fille au pâle front, qui maintenait ta force...
Le chêne liège vieux, bois dur et tendre écorce,
Porte un cœur étoile, père, comme le tien !

Tu trouvas en ruine un logis à couleuvres,
Et charpentier, maçon, terrassier et couvreur,
Sans maître et sans manœuvre, et pourtant sans erreur,
Tu refis la maison, vieil enfant de tes œuvres !

Le « campas » fait jardin, bien planté, bien enclos,
Ce travail le paya pour le temps de ta vie,
Et de par ta misère à l’abri de l’envie,
Tu travaillas vingt ans, — jusqu’au dernier repos.

Tu n’as plus rien connu des villes, sur ta roche ;
Robinson, tu voyais la mer, — de ta maison.
Mais des vaisseaux dorés, errant sur l’horizon,
Tu saluais l’adieu sans souhaiter l’approche.

Les saisons circulaient, les jours qui font les mois,
Les grands froids, les grands chauds ; toi, selon la journée,
Assis au grand soleil ou dans la cheminée,
Tu lisais du français et tu parlais patois.

Conteur, tout en tressant des paniers et des claies,
Tu faisais aux enfants de longs, de gais récits,
Et moi-même, en vacance, à tes côtés assis,
J’oubliais, pour ta voix, l’école dans les haies.


Ton fils dont je suis fils, était mort loin de toi.
Dans ce vaste Paris que n’aiment pas les mères…
Tu souriais pourtant à mes jeunes chimères,
Homme de peu, d’étude et de beaucoup de foi.

Tu toléras, ami d’une douceur parfaite,
Mon caprice d’enfant d’abord, l’autre plus tard,
Et je te vois sourire à mes vers, beau vieillard,
Dont le fils était mort, un peu d’être poète !

Oui, lorsqu’au lieu d’amour la Muse en moi parla,
Un sourire attristé vint éclairer ta bouche ;
Et tu disais, avec le ton simple et qui touche,
« Il n’y a rien à dire !… Où prend-il tout cela ? »

… Grand’père, tout cela, quelle qu’en soit la gloire,
Je l’ai pris à toi-même, à ta simplicité,
Au vieux air que tu m’as, le soir, cent fois chanté,
Au ton dont tu disais ta plus naïve histoire.

Je l’ai pris dans tes bras, dans ton cœur, dans ta main,
Dans l’oubli des cités où sont les choses laides,
Dans la vieille maison, seule au fond des pinèdes,
Et dont je ne veux pas oublier le chemin.

Tu fis mon œuvre simple, et ma voix attendrie,
Et je rapporte à toi ce qui vient de toi seul…
… C’est à vous que je parle, ossements de l’Aïeul,
Poussière de la mort, terre de la patrie !

(Le dieu dans l’homme)

La Cigale.

Je suis le noble insecte insouciant qui chante,
Au solstice d’été, dès l’aurore éclatante,
Dans les pins odorants, mon chant toujours pareil
Comme le cours égal des ans et du soleil.

De l’été rayonnant et chaud je suis le Verbe,
Et quand, las d’entasser la gerbe sur la gerbe,
Les moissonneurs, couchés sous l’ombrage attiédi,
Dorment en haletant des ardeurs de midi,
Alors, plus que jamais, je dis, joyeuse et libre,
La strophe à double écho dont tout mon être vibre,
Et tandis que plus rien ne bouge aux alentours,
Je palpite et je fais résonner mes tambours :
La lumière triomphe, et, dans la plaine entière,
On n’entend que mon cri, gaîté de la lumière.

Comme le papillon, je puise au cœur des fleurs
L’eau pure qu’y laissa tomber la nuit en pleurs.
Je suis par le soleil tout puissant animée.
Socrate m’écoutait ; Virgile m’a nommée.
Je suis l’insecte aimé du poète et des dieux ;
L’ardent soleil se mire aux globes de mes yeux ;
Mon ventre roux, poudreux comme un beau fruit, ressemble
À quelque fin clavier d’argent et d’or, qui tremble ;
Mes quatre ailes aux nerfs délicats laissent voir,
Transparentes, le clair duvet de mon dos noir,
Et, comme l’astre au front inspiré du poète,
Trois rubis enchâssés reluisent sur ma tête.

(Poèmes de Provence.)

L’Adieu.

Adieu. J’ai dit adieu. Le meilleur de moi-même,
Avec un long soupir, hors de moi s’est enfui :
Tu m’as pris tout mon cœur, voyageuse que j’aime.
Et je suis resté là, plein de vide et d’ennui.

Je suis je ne sais où, car mon âme voyage ;
Elle est je ne sais où : sais-je par où tu vas ?
On m’a dit : « Vous restez tout seul, ayez courage ! »
Mais je suis plus que seul : je ne me reste pas.


Ah ! comment tout entier ne t’ai-je pas suivie ?
Quel devoir me retient ! Qu’ai-je à faire et pourquoi ?
N’as-tu pas emporté la raison de ma vie,
Et n’est-ce pas mourir que d’être absent de soi ?

Adieu. Je te l’ai dit ce mot profond, si triste,
Et des pleurs tout à coup m’en reviennent aux yeux.
Car à tous les départs je sais qu’un spectre assiste,
Que la mort est partout où se font des adieux !

Adieu. Toutes les fois qu’il frappe notre oreille,
Ce mot cruel, qu’on dit tout bas et sanglotant,
On craint que le malheur qui dormait ne s’éveille !
On sait qu’il vaudrait mieux se taire en se quittant.

Adieu. Ce mot nous dit : « Téméraires, tout passe ! »
Nous n’avions entre nous que notre volonté ;
Puisque nous y mettons le temps avec l’espace,
Dieu qui s’indigne y peut mettre l’éternité !

C’est une mort d’un temps, l’absence, et c’est un crime !
Sachons bien que c’est mal, et que nous tentons Dieu,
Quand l’âme, s’absentant de l’être qu’elle anime,
Avec un être aimé s’en va dans un adieu.

(L’Éternel Cantique.)