Anthologie des poètes français contemporains/Prudhomme Sully

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 302-319).







Bibliographie. — Stances et Poèmes (Achille Faure, Paris, 1865) ; — Les Épreuves, Les Écuries d’Augias, Croquis italiens 1866-1872) ; — Le Premier Livre de Lucrèce, traduction avec une préface (1866) ; — Les Solitudes (1869) ; — Impressions de la guerre, Les Destins, La Révolte des fleurs (1872) ; — La France (1874) ; — Les Vaines Tendresses (1875) ; — La Justice (1878) ; — Le Prisme (1886) ; — Le Bonheur (1888) ; — L’Expression dans les beaux-arts (1890) ; — Réflexions sur l’art des vers (1892) ; — Les Solitudes (1894) ; — Œuvres de prose (1898) ; — Sonnet à Alfred de Vigny (1898) ; — Testament poétique (1901) ; — Psychologie du Libre Arbitre (1906).

Les œuvres de M. Sully Prudhomme ont été publiées par A. Lemerre.

M. Sully Prudhomme a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

M. René-François-Armand Prudhomme, dit Sully Prudhomme, est né à Paris en 1839. Après avoir fait d’excellentes études au Lycée Bonaparte, il fut reçu bachelier ès sciences en 1856. Il se préparait à l’École polytechnique, lorsque sa famille, croyant à un bel avenir pour lui dans l’industrie, le fit admettre dans les usines du Creusot ; mais bientôt après il revint à Paris, s’y fit recevoir, en 1857, bachelier ès lettres, prit ses inscriptions de droit et travailla dans une étude de notaire.

Il n’était pas plus fait pour vivre « dans le silence des casiers qu’au bruit des marteaux », et sa vraie voie ne tarda pas à se révéler. En 1865, les encouragements de ses amis le décidèrent à publier son premier volume de vers, intitulé Stances et Poèmes, que l’un d’eux signala à Sainte-Beuve en ces termes :

« Ou je me trompe fort et l’amitié m’égare, ou vous serez frappé de ce volume ; il révèle, si je ne m’abuse, un nouveau mouvement dans la poésie et comme le frémissement d’une aurore encore incertaine. »

C’est que, en effet, ce premier recueil mettait d’emblée son auteur hors de page, révélait un maître, un poète d’un charme rare et profond et à qui rien d’humain n’était étranger, une âme d’une grande puissance de tendresse que mille liens reliaient aux êtres et qui vivait de leur vie, souffrait de leurs souffrances :

J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil :
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles ;
Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil,
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles.

La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche ;
D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux,
Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Et l’auteur mettait dans un symbole plein de grâce et de mélancolie toute la secrète douleur qui assombrit les plus pures joies des grands artistes, impuissants, hélas ! à exprimer le meilleur d’eux-mêmes :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus,
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Comme autour des fleurs obsédées
Palpitent les papillons blancs,
Autour de mes chères idées
Se pressent de beaux vers tremblants ;

Aussitôt que ma main les touche,
Je les vois fuir et voltiger,
N’y laissant que le fard léger
De leur aile frêle et farouche…


A cette époque, la plupart des jeunes poètes qui bientôt devaient collaborer au Parnasse avaient commencé de se réunir, chaque jour, de quatre à six, passage Choiseul, chez l’éditeur Alphonse Lemerre. Ils y tenaient ces fameuses assises « parnassiennes » avant la lettre où s’effectua, assez tumultueusement, ce que Verlaine appela la « conjonction ». Esprit spéculatif, M. Sully Prudhomme, célèbre désormais, consacré par un long article de Sainte-Beuve, se tenait assez réservé devant la combativité et la turbulence de ses confrères, qu’il jugeait un peu trop préoccupés, nous dit M. Xavier de Ricard, du monde extérieur, des apparences et des problèmes de formes et de procédés. Son esprit mélancolique semblait toujours absorbé par les questions que lui posait « l’homme intérieur qui songeait en lui »•

Après avoir publié des poèmes dans la Revue fantaisiste de M. Catulle Mendès, M. Sully Prudhomme collabora également à Y Art, journal fondé, vers cette même époque, par l’auteur de Ciel, Rue et Foyer, et qui se transforma bientôt en une publication périodique en vers : Le Parnasse Contemporain.

À la différence de bien des Parnassiens « partis alors en exploration dans les vieux temples de l’Inde et d’ailleurs », M. Sully Prudhomme s’occupait surtout de l’homme moderne. Il avait, de plus, des curiosités, des inquiétudes scientifiques et philosophiques. Leconte de Lisle, qui avait la plus haute estime, la plus sincère admiration pour son talent, disait souvent : « Certes, Sully Prudhomme est un poète, mais il n’est pas de la maison ; » voulant dire par là qu’il n’était pas tout à fait du Parnasse. M. Sully Prudhomme appartenait bien cependant au grand mouvement parnassien par ce respect de l’art, ce mépris de l’exécution facile, cette « haine du débraillé poétique », cette « recherche de la beauté parfaite » qui, comme le dit fort justement M. Catulle Mendès, constituait le seul trait commun à tous les Parnassiens [1].

La publication du second Parnasse, préparée en 1869, fut, à cause de la guerre, ajournée à 1871, et les terribles événements de 1870 eurent leur douloureuse répercussion dans l’âme des poètes. Engagé dans la garde mobile pendant le siège de Paris, {{M.[Sully Prudhomme}} fit paraître dans la Revue des Deux-Mondes quelques pièces réunies plus tard sous le titre d’Impressions de la guerre, et, dans ses beaux sonnets de la France, prenant sa part du deuil immense qui frappait la patrie, il exhortait la nouvelle génération à « grandir sans reproche et sans peur ».

En 1872, M. Sully Prudhomme publiait son deuxième volume : Les Solitudes, Les Epreuves, Croquis italiens. « Ici, écrit M. André Lemoyne, non seulement l’auteur garde son titre sacré de poète, mais il devient en outre un merveilleux virtuose. Le doigté est précis et puissant. L’organiste parcourt en maître souverain toutes les notes de l’immense clavier. »

Depuis, se pénétrant de plus en plus profondément d’humaine tendresse, cet esprit hautain et pur, que tentent les sommets et les abîmes, n’a cessé de produire des œuvres telles que Les Vaines Tendresses, La Justice, Le Bonheur, où sa poésie réussit à exprimer ce que jusqu’alors on avait pu croire inexprimable. Parti timidement du Vase brisé, il s’est élevé, en passant par l’Idéal et par l’Art, jusqu’aux sublimités de la Grande Ourse et du Zénith, « et maintenant il plane avec de lumineuses palpitations d’aîles, éveillant l’idée d’un alcyon qui aurait une envergure d’aigle. 0 belle œuvre où abondent les chefs-d’œuvre ! O belle vie toute vouée à la vertu de l’idée et du labeur ! Une vénération environne ce noble homme, illustre à l’écart [2] ; et comme les poètes, les philosophes aiment son rêve qui sent, pense, invente et croit ! a (Catulle Mendes.)

Et s’il nous laisse des inquiétudes de cœur et de raison, c’est que, — poète essentiellement humain et subtil métaphysicien, — par toute son œuvre complexe et variée, par sa philosophie enseignant la résignation douloureuse, par son scepticisme de croyant, par son athéisme religieux, M. Sully Prudhomme est bien l’homme de son temps. Il en exprime toutes les angoisses. Pour lui, « de tous les vivants de la terre, le plus parfait, L’homme, ne se sent que trop souvent seul et abandonné », sa solitude l’épouvante…

Et sous l’Infini qui l’accable,
Prosterné désespérément,
ll songe au silence alarmant
De l’univers inexplicable ;
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus troublé d’un savoir plus ample,
Dans la cendre du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.

Le lecteur, quel qu’il soit, trouvera dans ce rêveur sublime ot attristé un tendre ami et un consolateur austère.

L’ART DES VERS


Le but de la versification n’est pas seulement de satisfaire l’oreille ; l’objet propre de cet art est de la satisfaire le plus qu’il est possible par le langage, grâce à une phonétique toute spéciale, éminemment distincte de celle de la prose.

Les règles essentielles de cette phonétique sont des lois toutes physiologiques, des lois de la nature qui s’imposent à la parole dans le progrès séculaire de ses tentatives pour se rendre le plus musicale possible au moyen du rythme définissable, mais sans le secours de la gamme qui la transforme en ce qu’on nomme le chant.

L’art des vers n’est pas toujours consacré à l’expression de la poésie. D’admirables vers sont adaptés aux sujets les plus divers. L’inspiration poétique est rare et très spéciale.

L’homme, institué par la nature et sacré par les conquêtes de son intelligence et de son bras roi de sa planète, après avoir si longtemps courbé son front sur la glèbe, le redresse. Debout, parvenu aux confins extrêmes de la vie terrestre et de quelque autre vie supérieure, il emploie spontanément son génie méditatif à concevoir cette vie. Hélas ! il n’y réussit pas, mais du moins il l’imagine et la rêve. Ce rêve par lequel il y aspire est proprement l’essence de la poésie et sa raison d’être. Elle a pour mission de susciter et de favoriser l’aspiration au moyen d’un verbe qui fait d’elle un art. C’est un verbe musical, qui soutient la pensée, dans ses tentatives d’ascension, sur les ailes de la mesure et du rythme, mais en excluant la note, pour ne point s’identifier au chant, où l’expression émotionnelle détrône le jugement.

LE VASE BRISÉ


Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine.
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute.
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde.
Il est brisé, n’y touchez pas.


LES YEUX


Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours,
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n’est pas possible !

Ils se sont tournés quelque part,
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.


MON CIEL


J’aime d’un ciel de mai la fraîcheur et la grâce ;
Mais, quand sur l’infini mon cœur a médité,
Je ne peux pas longtemps affronter de l’espace
La grandeur, le silence et l’immobilité.

Pascal sombre et pieux me rend pusillanime,
Il me donne la peur, et me laisse effaré,
Quand il porte au zénith et lâche dans l’abîme
L’homme superbe et vain, misérable et sacré.

Comme le nouveau-né, dont le regard novice
Dans l’ombre du néant paraît encor nager,
Par un avide instinct s’attache à sa nourrice
Et fuit dans sa poitrine un visage étranger ;

Comme le moribond sur ce qui l’environne
Porte des yeux troublés par la funèbre nuit,
Et, dans l’éternité suspendu, se cramponne
A l’heure, à la minute, à l’instant qui s’enfuit ;

Ainsi, devant le ciel où j’épelle un mystère,
Jouet de l’ignorance et du pressentiment,
J’appuie, épouvanté, mes mains contre la terre ;
Ma bouche avec amour la presse aveuglément.

Tremblant, je me resserre en mon étroite place,
Je ne veux respirer qu’en mon humble milieu ;

Il ne m’appartient pas de voir le ciel en face,
La profondeur du ciel est un regard de Dieu,

Non de ce Dieu vivant qui parle dans la Bible,
Mais d’un Dieu qui jamais n’a frappé ni béni,
Et dont la majesté dédaigneuse et paisible
Écrase en souriant l’homme pauvre et fini.

Garde au faîte sacré ta solitude altière,
O Maître indifférent dans la force endormi ;
Moi, je suis homme, il faut que je souffre et j’espère ;
J’ai besoin de pleurer sur le front d’un ami.

A moi l’ombre des bois où le rayon scintille,
A toi du jour d’en haut l’immense égalité ;
A moi le nid bruyant de ma douce famille,
A toi l’exil jaloux dans ta froide unité.

Tu peux être éternel, il est bon que je meure,
L’évanouissement est frère de l’amour ;
J’ai laissé quelque part mes dieux et ma demeure,
Le charme de la mort est celui du retour.

Mais ce n’est pas vers toi que la mort nous ramène ;
Tes puissants bras sont faits pour ceindre l’univers ;
Ils sont trop étendus pour une étreinte humaine,
Nul n’a senti ton cœur battre en tes flancs déserts.

Non, le paradis vrai ressemble à la patrie :
Mon père en m’embrassant m’y viendra recevoir.
J’y foulerai la terre, et ma maison chérie
Réunira tous ceux qui m’ont dit : « Au revoir. »

En moi je sentirai les passions renaître
Et la chaude amitié qui ne trahit jamais,
Et tu m’y souriras la première peut-être,
O toi qui sans m’aimer as su que je t’aimais.

Mais je n’y veux pas voir la nature amollie
Par la tiède fadeur d’un éternel printemps ;
J’y veux trouver l’automne et sa mélancolie,
Et l’hiver solennel, et les étés ardents.

Voilà mon paradis, je n’en conçois pas d’autre ;
Il est le plus humain s’il n’est pas le plus beau ;
Ascètes, purs esprits, je Tous laisse le vôtre,
Plus effrayant pour moi que la nuit du tombeau.


L’IDÉAL


La lune est grande, le ciel clair
Et plein d’astres, la terre est blême,
Et l’âme du monde est dans l’air.
Je rêve à l’étoile suprême,

A celle qu’on n’aperçoit pas,
Mais dont la lumière voyage
Et doit venir jusqu’ici-bas
Enchanter les yeux d’un autre âge.

Quand luira cette étoile, un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu’elle eut mon amour,
O derniers de la race humaine !


L’HABITUDE


L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison.
C’est une ancienne ménagère
Qui s’installe dans la maison.

Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s’occupe jamais d’elle,
Car elle a d’invisibles soins :

Elle conduit les pieds de l’homme,
Sait le chemin qu’il eût choisi,
Connaît son but sans qu’il le nomme,
Et lui dit tout bas : « Par ici. »

Travaillant pour nous en silence,
D’un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l’œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s’abandonne
A son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa face obscure
A gagnés insensiblement,
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement.


UN SONGE


Le laboureur m’a dit en songe : « Fais ton pain,
Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. »
Le tisserand m’a dit : « Fais tes habits toi-même. »
Et le maçon m’a dit : « Prends la truelle en main. »

Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l’implacable anathème,
Quand j’implorais du ciel une pitié suprême,
Je trouvais des lions debout dans mon chemin.

J’ouvris les yeux, doutant si l’aube était réelle :
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.

Je connus mon bonheur, et qu’au monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ;
Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.


LA GRANDE OURSE


La Grande Ourse, archipel de l’Océan sans bords,
Scintillait bien avant qu’elle fût regardée,
Bien avant qu’il errât des pâtres en Chaldée,
Et que l’âme anxieuse eût habité les corps ;

D’innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l’auront obsédée,
La Grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n’as pas l’air chrétien, le croyant s’en étonne,
O figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d’or plantés dans un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi : c’est toi qui la première
M’as fait examiner mes prières du soir.


LE DOUTE


La blanche Vérité dort au fond d’un grand puits.
Plus d’un fuit cet abîme ou n’y prend jamais garde ;
Moi, par un sombre amour, tout seul je m’y hasarde,
J’y descends à travers la plus noire des nuits ;

Et j’entraîne le câble aussi loin que je puis ;
Or, je l’ai déroulé jusqu’au bout : je regarde,
Et, les bras étendus, la prunelle hagarde,
J’oscille sans rien voir ni rencontrer d’appuis.

Elle est là cependant, je l’entends qui respire ;
Mais, pendule éternel que sa puissance attire,
Je passe et je repasse et tâte l’ombre en vain ;

Ne pourrai-je allonger cette corde flottante,
Ni remonter au jour dont la gaîté me tente ?
Et dois-je dans l’horreur me balancer sans fin ?


CORPS ET AMES


Heureuses les lèvres de chair !
Leurs baisers se peuvent répondre ;
Et les poitrines pleines d’air !
Leurs soupirs se peuvent confondre.

Heureux les cœurs, les cœurs de sang !
Leurs battements peuvent s’entendre ;
Et les bras ! ils peuvent se tendre,
Se posséder en s’enlaçant.

Heureux aussi les doigts ! ils touchent ;
Les yeux ! ils voient. Heureux les corps !

Ils ont la paix quand ils se couchent,
Et le néant quand ils sont morts.

Mais, oh ! bien à plaindre les âmes !
Elles ne se touchent jamais ;
Elles ressemblent à des flammes
Ardentes sous un verre épais.

De leurs prisons mal transparentes
Ces flammes ont beau s’appeler,
Elles se sentent bien parentes,
Mais ne peuvent pas se mêler.

On dit qu’elles sont immortelles ;
Ah ! mieux leur vaudrait vivre un jour,
Mais s’unir enfin !… dussent-elles
S’éteindre en épuisant l’amour.


PRIÈRE


Ah ! si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyers,
Quelquefois devant ma demeure
Vous passeriez.

Si vous saviez ce que fait naître
Dans l’Âme triste un pur regard,
Vous regarderiez ma fenêtre
Comme au hasard.

Si vous saviez quel baume apporte
Au cœur la présence d’un cœur,
Vous vous assoiriez sous ma porte
Comme une sœur.

Si vous saviez que je vous aime,
Surtout si vous saviez comment,
Vous entreriez peut-être même
Tout simplement.


LE TEMPS PERDU


Si peu d’œuvres pour tant de fatigue et d’ennui !
De stériles soucis notre journée est pleine :
Leur meute sans pitié nous chasse a perdre haleine,
Nous pousse, nous dévore, et l’heure utile a fui…

« Demain ! j’irai demain voir ce pauvre chez lui ;
Demain je reprendrai ce livre ouvert à peine ;
Demain je te dirai, mon âme, où je te mène ;
Demain je serai juste et fort… Pas aujourd’hui. »

Aujourd’hui, que de soins, de pas et de visites !
Oh ! l’implacable essaim des devoirs parasites
Qui pullulent autour de nos tasses de thé !

Ainsi chôment le cœur, la pensée et le livre,
Et, pendant qu’on se tue à différer de vivre,
Le vrai devoir dans l’ombre attend la volonté.


L’ÉTRANGER


Je me dis bien souvent : De quelle race es-tu ?
Ton cœur ne trouve rien qui l’enchaîne ou ravisse,
Ta pensée et tes sens, rien qui les assouvisse :
Il semble qu’un bonheur infini te soit dû.

Pourtant, quel paradis as-tu jamais perdu ?
A quelle auguste cause as-tu rendu service ?
Pour ne voir ici-bas que laideur et que vice,
Quelle est ta beauté propre et ta propre vertu ?

A mes vagues regrets d’un ciel que j’imagine,
A mes dégoûts divins, il faut une origine :
Vainement je la cherche en mon cœur de limon ;

Et, moi-même étonné des douleurs que j’exprime,
J’écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui m’a toujours caché sa patrie et son nom.


J’AI BON CŒUR, JE NE VEUX À NUL ÊTRE AUCUN MAL…


J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise, en somme,
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval.

Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal,
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,

Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la nature élu, je fleuris et m’endors
Comme l’enfant candide ët sanglant d’une ogresse.


(Extrait du poème la Justice.)


LE ZÉNITH


FRAGMENT


Aux victimes de l’ascension du ballon « le Zénith ».


I


Saturne, Jupiter, Vénus, n’ont plus de prêtres.
L’homme a donné les noms de tous ses anciens maîtres
A des astres qu’il pèse et qu’il a découverts,
Et des dieux le dernier dont le culte demeure,
A son tour menacé, tremble que tout à l’heure
Son nom ne serve plus qu’à nommer l’univers.

Les paradis s’en vont ; dans l’immuable espace
Le vrai monde élargi les pousse ou les dépasse ;
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussières
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.

Nous savons que le mur de la prison recule,
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;

Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abime où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés ;

Que l’homme, fier néant, n’est qu’un des parasites
D’une sphère oubliée entre les plus petites,
Parasite à son tour des crins d’or du soleil ;
Qu’à peine pesons-nous aux balances du gouffre,
Et que le plus haut cri de notre chair qui souffre
S’y perd comme un vain songe au fond d’un noir sommeil.

Eh bien ! quoique l’azur ait déçu nos sondages,
Nous lui rendons encore un vieux reste d’hommages ;
Nous n’espérons jamais sans y lever les yeux.
D’où nous vient ce penchant à redresser la tête,
Ce geste, cher à l’homme, inutile à la bête,
Involontaire appel de la pensée aux cieux ?

Est-ce de la foi morte un importun vestige ?
Est-ce un pli séculaire et que rien ne corrige,
Par la race hérité des pâtres d’Orient ?
Est-ce un natif instinct propre à l’humain génie ?
Ou n’est-ce qu’un hasard, la fortuite harmonie
D’un souriant désir et d’un bleu souriant ?

Cet accord est profond, quelle qu’en soit la cause :
Dès que l’humanité fut au soleil éclose,
Elle a comme un calice ouvert au ciel son cœur ;
Et, comme on voit planer un encens qui s’exhale,
Depuis lors, où bleuit la voûte colossale,
Plane son grand espoir, de sa raison vainqueur.

Et tant qu’on redira l’audace et l’infortune
Des premiers qu’a punis la divine rancune
Pour être allés ravir à ses sources le feu,
Les mortels frémiront d’épouvante et d’envie
A voir quelqu’un des leurs aventurer la vie
Jusqu’aux bornes de l’air, au pays de leur vœu ;

Comme s’ils sentaient là leur chaîne qui s’allège,
Et que ce fût encor un bonheur sacrilège,
Comme si Prométhée, après des milliers d’ans,

Pour nous encore aux dieux volant des étincelles,
Achevait aujourd’hui par l’osier des nacelles
L’attentat commencé par les rocs des Titans !


II


Élevez-vous, montez, sublimes Argonautes !
Au-dessus de la neige, à des blancheurs plus hautes,
Aussi loin que se creuse à l’atmosphère un lieu !
Oà monte le souci du front des astronomes,
Où monte le soupir du cœur des plus grands hommes,
Plus haut que nos saluts, plus loin que notre adieu !

Les câbles sont rompus ; tout à coup, seul et libre,
Le ballon qui poursuit son fuyant équilibre
S’engouffre, par l’espace aussitôt dévoré.
Dans un emportement qui ressemble à la joie,
Plus prompt que le faucon sur l’invisible proie,
Il s’élance, en glissant, vers son but ignoré.

Où vont ceux que ravit l’impétueuse allure
De cette étrange nef pendue à sa voilure,
Sans gouvernail ni proue, en une mer sans bord ?
Au gré de tous les vents, traînés à la dérive,
Ne songent-ils qu’à tendre où nul vivant n’arrive,
Navigateurs lancés pour n’atteindre aucun port ?
La foule ardente et fruste où survit Encelade
Dans leur ascension n’aime que l’escalade,
Les admire en tremblant et ne les comprend pas :
S’ils ne sont point partis pour mordre à l’ambroisie,
Et voir en son entier la nature éclaircie’,
Quel but, dit-elle, atteint ce formidable pas ?

« S’ils ne sont point partis pour la cime des choses
Pour y voir frissonner la première des causes,
Et ce frisson courir au dernier des effets,
Pour aller jusqu’à Dieu lire dans ses yeux mêmes
Le mot de la justice et du bonheur suprêmes,
Quels profits leur courage étrange aura-t-il faits ? »

Us répondent : « La cause et la fin sont dans l’ombre ;
Rien n’est sûr que le poids, la figure et le nombre ;
Nous allons conquérir un chiffre seulement ;

Ils sont loin, les songeurs de Milet et d’Élée
Qui, pour vaincre en un jour tout l’inconnu d’emblée,
Tentaient sur l’univers un fol embrassement !

« Nous ne nous flattons plus, comme ces vieux athlètes,
De forcer, sans flambeau, les ténèbres complètes,
Pour saisir à tâtons ce monstre corps à corps ;
Il nous suffit, à nous, devant le sphinx énorme,
D’éclairer prudemment de point en point sa forme,
Et d’en lier les traits par de justes raccords.

« Ils sont loin, les rêveurs subtils d’Alexandrie,
Et ceux qui reniaient la terre pour patrie !
Nous ne nous flattons plus de la fuir, aujourd’hui :
A quelque évasion que l’air pur nous invite,
L’air même est notre geôle, avec nous il gravite,
Il est terrestre encor, et tout l’azur c’est lui !

« Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase ;
L’astronomie atteint où ne ment plus l’azur :
Sous des plafonds fuyants chasseresse d’étoiles,
Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles,
Et suit de monde en monde un fil sublime et sûr.

« Montés pour redescendre avec la même charge,
Nos corps lourds n’auront pu que faire un pas plus large,
Un orbe un peu plus haut sur le sol en rampant,
Mais nous aurons du moins goûté la certitude,
Ce qu’en vain demandaient les pères de l’étude
A leurs fronts isolés qu’ils s’en allaient frappant.

« Et peut-être plus tard, si la pensée humaine
Touche au fond du mystère en tirant sur sa chaîne,
Le chiffre sans éclat qu’au ciel nous aurons lu,
Longtemps enseveli comme une valeur nulle,
Doit surgir glorieux dans l’unique formule
D’où le problème entier sortira résolu ! »

  1. Théophile Gautier disait de lui : « Ses moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu, une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. » Et nous lisons dans le Testament poétique : « Aujourd’hui, l’improvisation est impossible… La feuille où j’ai écrit le Vase brisé est couverte de ratures : c’est la sincérité même de ma tristesse qui m’obligeait à des corrections répétées pour en atteindre l’expression exacte. »
  2. Les distinctions honorifiques, hommages dus à son œuvre et à sa vie, n’ont point fait défaut à M. Sully Prudhomme. En 1877, l’Académie lui décernait le prix Vitet pour l’ensemble de ses ouvrages. Chevalier de la Légion d’honneur en 1878, il fut élu, en 1881, membre de l’Académie française.
    En 1902, le prix Nobel lui ayant été attribué, M. Sully Prudhomme a fondé un prix de poésie, le prix Sully Prudhomme, institué pour permettre, chaque année, la publication du premier recueil d’un poète, lequel est choisi, après concours, par la Société des gens de lettres.