Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Alexandre Piedagnel

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 239-243).




ALEXANDRE PIEDAGNEL


1831




Alexandre Piedagnel, né à Cherbourg, le 27 décembre 1831, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur, en 1862, pour son courageux dévouement pendant une violente épidémie de fièvre jaune, qui sévit à bord du Tonnerre, dans le golfe du Mexique. Il était alors l’officier d’administration de ce bâtiment de l’État. Un peu plus tard, ayant renoncé à la marine pour raison de santé, il se fixa à Paris, où il devint l’ami et le secrétaire de J. Janin. — Nous avons de lui trois volumes de poésies : Avril (1877), Hier (1882), et En route (1885). Voici les titres de ses principaux ouvrages en prose : Les Ambulances de Paris pendant le siège, Jules Janin, J. F. Millet, Souvenirs de Barbizon, Jadis, etc.

« M. Piedagnel, écrit M. François Coppée, est un poète idyllique de beaucoup de talent ; son Avril est plein de poésie, de jeunesse et de grâce. » M. Sully Prudhomme dit, de son côté : « J’ai lu l’excellent recueil de poésies : En route, avec le plus vif plaisir, car j’y ai trouvé, dans son expression achevée, tout le talent pur et solide de l’auteur. Les traits descriptifs sont rendus sobres par leur justesse même, et l’harmonie du vers ajoute à la précision du mot pour caractériser les sentiments les plus fins. M. Piedagnel rime toujours avec une richesse et une aisance remarquables »

Les œuvres poétiques d’Alexandre Piedagnel ont été éditées par MM. Liseux, Motteroz et Fischbacher.

A. L.





L’ŒILLET




Le voilà sur ma table, à côté du papier
Qu’hier soir j’ai noirci. Sans parfum, il m’enivre ;
Il est fané pourtant : c’est dans un très vieux livre
Que je l’ai découvert chez un pauvre fripier,

Pas même bouquiniste ! Un vendeur de guenilles
Possédait ce Tibulle où l’œillet a dormi,
Plus d’un siècle peut-être ? Et pour quel tendre ami
L’a-t-on soustrait jadis aux hideuses chenilles ?

L’enfant qui l’a cueilli dans le parterre ancien,
Où mainte odeur suave embaumait les allées,
Près du myrte, des lis, du thym, des giroflées,
Sans doute a rencontré le doux magicien ?

L’Amour rôdait, joyeux ! — Elle était svelte et blonde,
Le front pur des seize ans, un franc regard vainqueur ;
Avec la fleur de pourpre elle a donné son cœur :
Celui qui l’a reçu se croyait roi du monde !

Que d’aveux, de baisers, de gais chuchotements ;
Que de projets éclos sous l’ombreuse tonnelle ;
Comme on chantait à deux l’agreste villanelle,
Apprise au premier jour des éternels serments !

Rien ne peut te primer, ô divine jeunesse :
À toi le ferme espoir, la séduisante ardeur ;
À toi l’illusion — qu’on appelle Bonheur,
Et dont le souvenir rayonne et nous caresse.


Le galant d’autrefois, chargé d’ans, s’est couché
Pour toujours, et ses os sont réduits en poussière.
Sa bien-aimée aussi dort sous l’étroite pierre…
De leur printemps il reste un œillet desséché.




À SÉVILLE



Les toldos ne sont plus soulevés doucement
Par Rosine ou Suzanne écoutant une aubade ;
Almaviva, goutteux, est devenu maussade ;
Figaro prend du ventre et s’endort fréquemment.

Chérubin, retraité, parle de ses blessures ;
Fanchette a des enfants d’un quatrième époux ;
Bartholo qui radote, hélas ! n’est plus jaloux.
Marceline, toujours, rêve de procédures.

Basile, encor très droit, sec, jaune, obséquieux,
Ment, tout comme autrefois, avec un aplomb rare ;
Le pesant Brid’oison, de paroles avare,
Dit bonjour et bonsoir, d’un ton sentencieux.

Les sots ne changent point. C’est la beauté qui passe ;
C’est l’amour qui s’enfuit avec les gais printemps.
Adieu, frêles trésors qu’emportent les autans ;
Adieu le vif esprit, la jeunesse et la grâce !




FONTARABIE


La rue étroite monte, et, de chaque côté,
Se dressent les maisons, hautes, vieilles et sombres
L’hirondelle voltige au-dessus des décombres
Où fleurit la joubarbe en pleine liberté.

De fiers blasons sculptés décorent ces demeures,
Nous racontant l’éclat des fêtes d’autrefois :
Sérénades, soupers, cavalcades, tournois,
Entremêlés d’amours qui faisaient fuir les heures !

Jadis, richesse et gloire. — Et, maintenant, nul bruit.
À midi, deux passants : une duègne qui tousse,
Sur le seuil de l’église ; et puis, suçant son pouce,
Un enfant demi-nu qu’un chien maigre poursuit.




PRIMEURS


Au flâneur, le long du marché,
Mai, qui sourit, fait des surprises :
Par hasard, m’étant approché,
J’ai vu les premières cerises !

Ces beaux fruits ronds, brillants, charnus,
Sur des lits épais de fougère,
Pour nous tenter sont revenus
Avec la fraise bocagère.


Dès ce soir, les petits enfants,
Aux lèvres pures et vermeilles,
Après leur dîner, triomphants,
Se mettront des pendants d’oreilles.

Plus tard, dépouillant les buissons
Et barbouillés du jus des mûres,
Ils iront jaser, gais pinsons,
À l’ombre des vertes ramures.

Mais mon cœur se serre. — Pourquoi ?
— Je songe à ma lointaine enfance,
Aux rires de si bon aloi,
Pleins de naïve insouciance…

En ce temps, ma mère à son cou
Me prenait (ô douceurs exquises !)
Et, très fier d’un bouquet d’un sou,
J’avais les premières cerises !